1 ϟ J’ai connu l’Irlande que durant mes trois premières années de vie. Autant dire rien que je ne puisse me rappeler, si ce n’est des impressions fugaces. Les collines incroyablement vertes chauffées par le soleil. Des éclats de rire estompés entre mes géniteurs. Mes frangins ravis d’avoir su les convaincre de leur acheter une pauvre moto rouillée. Dommage que j’m’en souvienne pas vraiment ; parce que c’était l’époque la plus colorful de mon existence.  2 ϟ Je déteste les chats. Y a quelque chose dans leur façon de se mouvoir, dans ces yeux fendus qui vous regardent sans détours et cette manière de se faufiler en silence n’importe où. Quelque chose qui me hérisse l’échine. Des démons miniatures, voilà c’qu’ils sont. J’aime pas les félins et ils me le rendent bien.  3 ϟ J’ai plus les cheveux longs depuis des années : ma marque de fabrique c’est cette crinière coupée à l’arrache juste au-dessous des oreilles. En fait, ça date depuis le jour où JJ m’avait balancé qu’il adorait les cheveux longs d’une certaine connasse et qu’ils étaient bien plus beaux que les miens. Évidemment il devait s’envoyer en l’air avec. Je suis revenue le lendemain au bahut pour lui foutre mon tout nouveau scalpe entre les mains et l’ai ignoré pendant une semaine après. On laisse pas Nana dans un coin, j’suis assez claire là-dessus. 4 ϟ Mon père est pasteur. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a émigré aux Etats-Unis : si sa paroisse se vidait au fur et à mesure que ses habitants à Clifden, ici elle est tout le temps blindée d’abrutis venant quémander l’absolution. Moi j’ai jamais cru à ce ramassis de conneries mais je connais encore par cœur les versets qu’on nous faisait bouffer pendant nos cours privés de catéchisme. Merci papa :  tu t'es refait une position sociale et y a perdu ta femme. Good deal.5 ϟ On pense souvent que je survole tout et tout l’monde, mais c’est pas vrai. Avec mes grands yeux bleus j’observe et dissèque afin de cerner vos failles. Savoir où appuyer pour que ça fasse mal. J’enregistre, anticipe. Et ma meilleure couverture c’est cette apparente désinvolture mâtinée d’un je m’en foutisme chronique.6 ϟ Mes doigts jouent souvent avec un sachet froissé. Il est vide cette fois-ci. Plus pour longtemps. Ça fait belles lurettes qu’il y a plus vraiment de pause entre les prises, plus de véritables occasions pour s’envoyer une ligne foudroyante. Je sais plus faire autrement. Parfois je parviens à patienter, à presque me convaincre que c’est la dernière. Surtout quand mon stock est plein. C’est lorsqu’il ne reste plus une miette que ma résolution vacille. Se fracasse.
C’est ça qu’on appelle un engrenage. Une fois qu’on y a mis un doigt, la main, le bras, tout le corps y passe. Plus moyen de reculer, de revenir en arrière. Au début on y pense pas. Après, on réalise qu’on est prisonnier. 7 ϟ J’empile les lubies comme des trésors. Ça dure un bon moment, puis je les lâche. Ça m’fait passer le temps plus vite. Dormir dans le noir total, étudier les oiseaux marins, me prendre de passion pour le roller, essayer de parler russe… J’touche à tout sans que ça aboutisse. Mais au moins je peux me vanter de savoir cuisiner chinois ou connaître par cœur les huit sommets les plus hauts du monde.8 ϟ Le syndrome du Fightclub je l’ai pas vraiment contracté. Disons juste que j’ai une certaine propension à la savoir user de violence physique quand on me pousse à bout. J'sais pas si j’dois remercier mes frangins pour m’avoir appris à mettre une droite correcte dès mes cinq ans, ou alors les Kids pour l’environnement propice aux débordements qu’ils m’ont fourni.
Puis comptez pas sur moi pour le respect d’un quelconque code d’honneur : coups de griffes, morsures et doigts dans les orbites sont mon apanage.9 ϟ J’adore changer de couleur de cheveux. C’est un dada comme un autre, mais depuis gamine j’ai pris l’habitude de les teindre en fonction de mes humeurs. Ça rendait ma sœur dingue en voyant les (heureusement peu nombreux) carnages capillaires que je pouvais faire subir à ma crinière. 10 ϟ J’ai une voix de crécelle mais ça m’empêche pas de fredonner  dès que j’ai les mains occupées et l’esprit qui se fait la malle. Quand je cuisine. Ou fabrique un bracelet brésilien. Ou coupe de la poudre. Une sale manie qui rend dingue mon entourage à proximité immédiate et que j’ai dû perdre pour travailler au service. Le timbre d’une brebis à l’agonie, c’est pas vendeur.