i. canberra. c'est probablement là qu'elle a été la plus heureuse. L'innocence, ça n'a pas de prix. Ils étaient le portrait parfait, les Stowers, un couple amoureux fou avec deux magnifiques enfants, sages comme des images et aimants, tellement aimants. C'était presque irréel, comme une pub mensongère qui fait rêver le monde entier. Y'avait Molly, et son aîné de cinq ans, son modèle, son roi: Isaac. C'était clairement l'homme de sa vie, même avant leur père, pourtant plus qu'idéalisé par la gosse. Ils étaient inséparables, protecteur et protégée, professeur et élève. Elle a tout fait très vite: parler, marcher, elle a pris exemple et ça s'est fait comme par magie plus tôt que la moyenne. Ça a été comme ça pendant dix ans, la gamine collée aux basques de son grand-frère qui, même une fois en pleine crise d'adolescence, ne l'a jamais repoussée. Leur amour fraternel, c'était pas la seule relation privilégiée chez les Stowers, ils avaient tous un lien infiniment puissant, ils se sont jamais vraiment rendus compte que ça les isolait. Mais Molly, au final, en dehors de son cocon familial, c'était une gamine très seule, elle avait aucun ami, on la trouvait bizarre. A l'école, elle aurait aussi bien pu être muette, et parfaitement invisible. Mais, ça non plus, elle le remarquait pas. Elle était dans son petit monde, déjà, dans sa bulle. Pas étonnant qu'elle ait jamais su s'adapter parfaitement à la société.

   ii. trauma #1. à son plus grand malheur, c'est justement son frère qui a tout gâché. C'est le premier être à lui avoir piétiné le cœur, il faut croire que l'amour, peu importe la forme qu'il prend, est une foutue malédiction. Toujours collante, vaguement chiante bien qu'il n'en ait jamais rien dit, elle a suivi Isaac à plusieurs reprises lorsqu'il le lui défendait formellement. Et il y a eu cette fois, celle de trop. Elle a compris qui il était, le héros déchu, cauchemar qui l'éveillerait bientôt dans une envolée de cris terrorisés. Elle avait jamais vu que son côté tendre, l'aîné prenant son rôle à cœur, son côté parfait. Ce soir-là, elle l'a vu violent, à la limite du monstrueux. Elle l'a vu sanglant, effrayant, le regard de prédateur barbare, les poings déchaînés. Isaac dont les coups s'abattaient sans faiblir sur un parfait inconnu, l'autre déjà bien amoché et tenu par des amis, ceux-là même qui prenaient soin de Molly comme de leur propre cadette. Plus qu'une désillusion, ce fut le choc de sa vie, plus encore face aux justifications pas le moins du monde honteuses de son frère: une homophobie, profonde et fièrement revendiquée. Il a, ce soir-là, pour la première et unique fois, haussé le ton en s'adressant à elle. "Tu la fermes, Molly, t'en parles à personne ok ? Arrête de chialer putain, ils le méritaient." Tout le pays a appris le lendemain matin que l'un des garçons était décédé des suites de ses blessures, avant même son arrivée à l’hôpital. Les Stowers avaient disparu du continent trois jours plus tard. Et, Molly, le seul témoin, avait tout oublié.

   iii. new york. elle y a été malheureuse. L'âme grise, le regard triste, dans le vague. Si cela n'avait tenu qu'à elle, Molly n'aurait jamais quitté son Australie natale, d'autant plus que, du haut de ses dix ans, elle ne comprenait strictement rien à ce qui se passait. Les Stowers n'ont pas décidé de partir vivre le rêve américain du jour au lendemain, ils ont juste fui, protégeant leur fils malgré sa dangerosité, malgré ses grandes idées destructrices et criminelles. Quoi de mieux pour ce faire qu'une pareille métropole, trop vaste et tournant bien trop vite pour qu'on leur prête la moindre attention. Accord tacite, personne n'en parlait, ça aurait rendu les choses trop réelles, alors ils auraient dû trouver une solution, et le fait est qu'il n'y en avait aucune. Aucune d'envisageable, parce que laisser la justice se charger du cas d'Isaac n'était même pas une option. C'était ça, leur lien, à la vie à la mort, dans l'illégalité et la cavale s'il le fallait. Molly, elle avait tout zappé, personne comprenait pourquoi, ils pensaient même qu'elle mentait afin de ne pas avoir à en discuter, mais ils n'allaient pas s'en plaindre.
  elle a fini par s'y faire, à la fameuse Grosse Pomme. Avec difficulté, mais elle avait pas le choix. Elle a plus jamais été la même, et ses proches ont semblé s'éloigner d'elle, comme s'ils avaient désormais leur propre dynamique, dont elle ne faisait pas partie. Ça a été le plus difficile à avaler, parce que plus elle grandissait, plus les souvenirs s'étiolaient, laissant finalement au bout de ses doigts quelques bribes qu'elle était parvenue à retenir. Et elle pouvait plus en créer d'autres, pas de la même intensité, elle avait plus qu'à se rabattre sur des moments qui sonnaient faux et creux. Elle s'est émancipée, à cette époque, la gamine paumée qui avait cru n'avoir besoin de personne d'autre que son clan. Il a bien fallu qu'elle trouve des oreilles pour l'écouter, des bras et des cœurs prêts à s'ouvrir pour l'accueillir. Elle s'est sociabilisée, pour la première fois de sa vie, à plus de douze ans, lasse de tout garder en elle. mais elle a jamais vraiment adopté New York, elle a toujours su qu'elle la quitterait un jour.

  iv. nightmares. ça a commencé quand elle a débarqué à New York, raison de plus pour ne pas apprécier ce changement, et ils ne l'ont plus quittée. Les cauchemars, ses nouveaux pires ennemis, à présent compagnons de route. Ils sont partout avec elle, tout le temps, elle a bien compris que tenter de fuir serait vain. Généralement cryptiques, surtout lorsqu'elle était enfant, des formes indistinctes, des atmosphères stressantes, parfois des visages qui n'ont rien à faire là. Autant dire que ça met ses nerfs à rude épreuve, parce qu'avec ses pertes de mémoire elle n'a aucune foutue idée de quoi croire, et encore moins les moyens de dissocier la réalité des produits de son imagination tordue.
 
  v. memories, where'd you go ? elle a fini par consulter, Molly, au sujet de ses soucis de mémoire. Parce que ça la turlupinait, elle avait besoin de savoir ce qui clochait chez elle, et peut-être qu'elle voulait se souvenir, être dans la confidence histoire de retrouver une véritable fusion avec sa famille. Ouverte d'esprit, elle s'est même essayée à l'hypnose, mais ça n'a réussi qu'à lui fourrer des images abominables dans le crâne, des choses auxquelles elle n'a pas pu croire. Les médecins qui l'ont suivie, dès ses seize ans, se sont tous mis d'accord pour parler de stress post-traumatique au bout de quelques années. A partir de ce diagnostic, ayant pris peur, elle n'était plus très sure de vouloir tout se remémorer, elle a donc cessé de consulter, et même d'en parler. Elle savait pertinemment que ce traumatisme ne pouvait que concerner sa famille, et elle avait encore envie de croire à leur perfection apparente, mensongère.

   vi. head full of lies. un soir, elle a craqué, c'est sorti de nulle part, elle a voulu tout savoir. A force de cauchemarder, à force de ruminer, ça l'a frappée: elle pouvait pas vivre le restant de ses jours dans l'ignorance la plus totale. Son père, sa mère, et surtout son frère, ont entrepris de lui servir un mensonge visiblement bien répété, une histoire qu'elle aurait aimée gober mais c'était trop pour elle, elle a pas supporté qu'on la traite comme une inconnue, indigne de savoir. Comme une faible qui n'aurait pas les épaules pour porter le secret familial. Mais elle s'est écrasée, elle a pas insisté. Dès lors, elle s'est mise à remarquer les messes basses, les conversations interrompues à son entrée dans la pièce, les regards furtifs à son égard. Elle a fait ses valises et elle a fui, seule cette fois. Faut pas croire que tourner le dos à sa famille ne lui a pas déchiré les tripes, elle avait beau leur en vouloir, et les quitter de son plein gré, ça lui a fait un mal de chien. Elle avait, durant tout son périple jusqu'à Savannah, le regard bordé de larmes et les traits sombres. Et ça lui est passé, elle pourrait pas l'expliquer, la réalisation l'a frappée un matin: ils ne lui manquaient plus. Elle est comme ça, Molly, elle s'adapte, elle vit avec le courant.

   vii. savannah. elle sait pas trop ce qu'elle est venue faire là, elle s'est simplement laissée porter par le vent, le destin si tant est qu'une telle chose existe véritablement. A la base, elle souhaitait pas s'éterniser, mais elle a trouvé l'endroit étrangement charmant. Elle y a vu et ressenti quelque chose, une impression d'être parvenue à destination. La destination de quoi, elle en a pas la moindre idée, mais c'est pas le plus important à ses yeux. Elle voulait seulement un chez elle, et peut-être qu'elle l'a trouvé. Mais Molly c'est le genre de fille qui part comme ça, sans rien dire, sans prévenir, parce qu'elle a entendu l'appel de l'aventure, le genre de cri qui parle à son cœur et que personne d'autre ne perçoit. Alors elle a beau se dire qu'il suffirait que quelqu'un, n'importe qui, lui donne une bonne raison de rester, elle n'est sûre de rien, trop inconstante pour promettre quoi que ce soit.

   viii. trauma #2. elle a beau ne pas s'en souvenir, elle a été, comme le disent les médecins, traumatisée plus d'une fois depuis sa première perte de mémoire. Elle le sent, au fond elle le sait, mais elle en a pas le moindre souvenir. Si elle en avait, ils lui feraient probablement froid dans le dos, peut-être même qu'elle quitterait Savannah, fuirait à nouveau. Parce que c'était Crash, cette fois-là, et les suivantes. C'était Crash, le gars pour lequel elle tombe à chaque fois, celui qui l'a agressée à plusieurs reprises parce qu'il se contrôle pas, et qu'elle se souvient pas. Elle a toujours été une proie un peu facile, parce que naïve, parce que frêle et insouciante, et il a fallu qu'elle mette les pieds à une rave, qu'elle tombe pile dans les bras du mauvais gars, puis presque involontairement dans ses draps.

   ix. oubli #2. après sa fuite, véritablement tétanisée, elle s'est réfugiée dans son appartement et elle a pas dit un mot jusqu'au lendemain. Et puis elle a oublié. Tout, jusqu'aux traits de son agresseur. Jusqu'à la soirée, ce que ses amies ont mis sur le compte de l'alcool en riant. Elle y a cru, Molly, ou peut-être s'en est-elle convaincue, jusqu'à ce que ça lui arrive de plus en plus fréquemment. Elle est pas complètement idiote, elle sait qu'il s'est passé un truc, voire beaucoup de trucs, mais une fois de plus elle doute de vouloir savoir exactement quoi.

   x. crash. c'est la contradiction. Auprès de lui, elle est aussi rayonnante que mal à l'aise, parfois carrément paniquée, mais elle peut malgré tout pas s'empêcher d'approcher. Et de se brûler les ailes, à chaque fois, avant d'oublier. Elle l'aime bien, Crash, il a un truc différent, alors elle tombe dans le panneau à répétition. Elle le sent, pourtant, de plus en plus, que son "truc différent" n'a peut-être rien de positif. Elle les sent, les souvenirs qui se débattent dans les tréfonds de sa mémoire pour revenir à la surface, sans doute la prévenir. Molly, elle continue à faire la sourde oreille, ça se passe tellement bien entre eux, elle voit pas ce qu'il pourrait avoir bien pu faire de mal. Et puis, elle l'imagine pas se donner tout ce mal pour retomber sur elle à chaque fois, elle peut pas croire qu'il soit lié à ses oublis. Au final, elle a bien trop confiance en un gars qu'elle connait à peine, et ce malgré le fait qu'elle se soit déjà trompée sur le compte de plus d'une personne - dont son propre frère.