TS.

Deux petites lettres de rien du tout et le sol qui se dérobe sous ses pieds. Les questions les plus complexes, les plus profondes, pourquoi, pourquoi pourquoi pourquoi, et puis celles dont au fond il n'a rien à foutre, comment, comme si ça changeait quoique ce soit. On s'en fout qu'elle ait choisi la corde ou les médicaments, qu'elle redonné une chance à la lame ou qu'elle ait préféré se jeter du toit du monde. Il a du mal à croire qu'il ait pas immédiatement demandé si elle allait s'en sortir, mais quand il a vu le texto de Seven c'est comme si c'était une évidence, comme si elle pouvait survivre à n'importe quoi et que la seule question c'était quand elle allait sortir en bonne santé. Il sait pourtant qu'elle est pas infaillible, Anca, c'est même pas la première fois qu'elle essaie d'en finir. Pourquoi ?
Pourquoi c'est Seven qui l'a trouvée ?
C'est pas important mais c'est l'un des pourquoi qui le rongent depuis qu'il s'est mis en route pour l'hôpital. Rien à foutre du refus de Seven, évidemment qu'il veut être là, il pourrait rien faire d'autre de toute façon alors quitte à attendre en contemplant un mur autant attendre ici où il aura toutes les infos.
Quand il arrive dans la salle d'attente il remarque tout de suite Seven. Une part de lui a envie de le plaquer contre le mur et de lui faire cracher le morceau, parce qu'il sait qu'il lui a pas tout dit, et une autre voudrait que ça puisse être simple, qu'ils puissent juste être deux frères qui veillent sur leur sœur qui va mal. Mais rien n'est jamais simple avec cette famille, surtout pas avec Seven. Sans rien dire, il se laisse tomber deux sièges plus loin. Sans rien dire, jusqu'à ce qu'il craque parce que son regard n'arrête pas d'aller se perdre malgré lui sur les veines qui pulsent au poignet de son frère, reflet de sa propre nervosité. « Pas de nouveau ? » Il accroche son regard, c'est bien à toi que je parle. « Tu croyais quoi ? J'allais pas attendre sagement. »

La jambe qui bat un rythme imaginaire, les poings qui se serrent se desserrent comme ses mâchoires, l'envie de hurler qu'il ravale, la rage qu'il contient difficilement – des airs de bombe prête à exploser. Il est parti, le temps de récupérer son téléphone, le temps de ruminer toute cette haine qu'il utilise pour remplacer la tristesse la culpabilité la détresse. Il est revenu et rien n'a changé, toujours pas de nouvelles à lui donner, toujours pas de changement.

Son état est stable mais ça veut rien dire tant qu'elle est pas réveillée, ça l'apaisera pas tant qu'il saura pas qu'elle est là, qu'elle part pas.

Il attend.

Il se lève, se rassoit, tourne en rond et revient à sa place initiale. Il sort fumer, ne termine pas sa clope, rentre pour gueuler sur la nana de l'accueil et retourne dehors pour continuer à vider son paquet. Il voudrait autre chose, un truc plus fort, un truc pour apaiser ses neurones et effacer toutes ces émotions qu'il n'arrive pas à gérer. Mais il revoit la seringue le garrot le bleu au creux d'son coude, putain ça lui fout la gerbe.

Retour à la case départ, carcasse voûtée sur un siège, rétines agressées par les néons, poings crispés. Il voudrait cogner, il se retient. Il voudrait tout évacuer, il ne fait rien. Aucune attention portée à ce qui l'entoure, les yeux qui se lèvent régulièrement vers l'horloge, l'esprit qui ressasse encore et encore les dernières images qu'il a d'elle – Anca qui se brise Anca qui chiale Anca qui meurt entre ses doigts. Anca paisible, comme si elle était soulagée, comme si la seule chose qui pouvait la rendre heureuse c'était crever.

« Pas de nouveau ? » Il sursaute. Sa tête qui se tourne vers la voix qu'il connaît trop bien, ses yeux qui accrochent ceux de Mihail, ses mâchoires qui se contractent un peu plus. « Tu croyais quoi ? J'allais pas attendre sagement. » Il aurait dû s'en douter. Il a quand même voulu croire qu'il écouterait, qu'il viendrait pas ou qu'il préviendrait, au moins. « C'est vrai, entre attendre chez toi ou ici ça fait une différence de dingue. » Le ton est dur, la voix éraillée. « Ils disent qu'elle est stable. » Elle est pas morte, c'est déjà ça. Il détourne les yeux, fixe le mur plutôt que son frère. « T'as prévenu les autres ? » Qu'il sache s'il doit détaler de suite, ou s'il a droit à un sursis.

« C'est vrai, entre attendre chez toi ou ici ça fait une différence de dingue. » Il lui lance un regard de biais et s'enfonce un peu plus dans son siège en se retenant de rétorquer. C'est pas le moment. Il a envie de l'étrangler. C'est pas le moment. Il serre les mâchoires. « lls disent qu'elle est stable. » Il hoche la tête, plus en réponse à un monologue intérieur qu'autre chose. Stable, c'est plutôt positif, ça veut dire pas en chute libre, ça veut dire qu'elle est en vie et qu'elle s'y raccroche pas seulement à un fil. Pas vrai ? « T'as prévenu les autres ? » Mihail jette un regard noir à une affiche placardée sur un pilier, elle lui a rien fait mais il a pas envie de regarder son frère. « C'est pas le moment de penser qu'à ta gueule. » Parce que c'est ce qu'il fait, pour changer. Il veut juste savoir si leurs frères et sœurs vont débarquer, voire même Lucian. Mihail ne sait même pas si leur père est au courant. Lui non plus n'a pas envie de le voir ici, pour tout dire. « J'ai dit à Rez que j'venais et que j'tiendrai tout le monde au courant. Ils vont pas venir. Ils savent que j'risque pas de me casser sans rien leur dire dès que je saurai qu'elle va s'en remettre. » La différence, elle est là. Il est un peu injuste parce que Seven aurait aussi pu ne rien dire du tout, mais y a cette impression dont Mihail n'arrive pas à se défaire, que Seven est au moins un peu responsable de ce qui s'est passé. C'est peut-être ça le plus injuste, qu'il lui en veuille d'avance, qu'il lui accorde même pas le bénéfice du doute. Il sait que ça craint, c'est comme ça qu'on traite les Popescu dès l'école maternelle quand on connaît leur réputation. Il ramène un pied vers lui et pose le menton sur son genou, les yeux qui suivent alternativement les médecins et infirmiers qui vont et viennent et l'aiguille des secondes qui a l'air de les narguer. Il a encore des questions plein la tête mais il a l'impression que même la plus anodine pourrait faire éclater Seven. Même ça fait combien de temps qu'elle est là. Il se mord la langue à chaque fois qu'il en sent une le démanger, mais au final l'aiguille des secondes fait à peine deux tours avant qu'il en laisse échapper une : « Tu l'as trouvée où au juste ? » Finalement c'est un retour à ce pourquoi toi auquel Seven n'a pas daigné répondre.

« C'est pas le moment de penser qu'à ta gueule. » Ses dents se serrent si fort qu'il a presque peur de les sentir péter sous la pression. Ses yeux continuent de mitrailler le mur en face de lui et il se retient de répondre, de gueuler, d'exploser. Parce qu'au fond, il sait que Mihail a raison. Il sait que c'est égoïste mais c'est une question de survie – il supportera jamais de tous les voir débarquer. « J'ai dit à Rez que j'venais et que j'tiendrai tout le monde au courant. Ils vont pas venir. Ils savent que j'risque pas de me casser sans rien leur dire dès que je saurai qu'elle va s'en remettre. » Le reproche est clair, ça touche en plein dans le mille et il se tend, un ricanement qui lui échappe. Il pourrait faire ça c'est vrai, mais il aurait aussi pu ne prévenir personne. Pourtant il l'a fait. « Tu veux p't'être une médaille ? » La colère qui siffle à travers chaque syllabe, qui se devine dans l'os de sa mâchoire qui se contracte à intervalles réguliers. Il voudrait lui dire d'aller se faire foutre, de fermer sa grande gueule plutôt que de venir le blâmer dans un moment pareil, même s'il le mérite sûrement – de toute façon il le fait déjà assez tout seul.

Il se tait.

La rage qu'il contient, qu'il étouffe comme il l'a fait avec les sanglots quand il l'a trouvée, comme il l'a fait avec les larmes qu'il n'a pas laissé couler. Il reste sous contrôle mais c'est bancal, le moindre écart, la moindre étincelle, et ça risquerait d'être fatal. « Tu l'as trouvée où au juste ? » Et pourquoi Mihail est incapable de la fermer, et pourquoi il vient le faire chier avec ses questions, le faire chier tout court en se pointant quand il lui a explicitement dit de n'pas le faire ?

Silencieux, il passe une main sur son visage, inspire expire comme s'il avait du mal à respirer. « Chez moi. » Il finit par se tourner vers lui, prunelles plantées dans les siennes, traits durs et poing serrés. « Couchée sur mon lit avec une putain d'seringue à côté d'elle. Héroïne. Elle a voulu faire une overdose. » Autant en finir, lâcher toutes les informations pour ne pas avoir à subir les assauts répétés de Mihail. « Ça t'suffit ou tu veux continuer l'interrogatoire ? »

Il ne relève plus les piques de Seven, trop l'habitude d'en entendre de sa part et puis de faire les mêmes aussi. Ils ont pas inventé la maturité c'est sûr, mais au moins pour cette fois il arrive à ne pas entrer dans son jeu. Au-delà du fait que ce serait stérile, pour ne pas changer, là il sent que ça pourrait vite déraper. Alors ses yeux lancent des éclairs à l'affiche de prévention contre l'alcoolisme puis au soignant qui regarde d'un air désapprobateur son pied posé sur le fauteuil, à croire que c'est lui qui nettoie, à l'horloge, à tout et tout le monde sauf à Seven. Et puis : « Chez moi. Couchée sur mon lit avec une putain d'seringue à côté d'elle. Héroïne. Elle a voulu faire une overdose. » Machinalement il tourne la tête et y trouve le regard dur, quasi-provocateur de son frère. Il le soutient. Il peut pas empêcher sa bouche de s'ouvrir un peu sous le choc. Mais à quoi il s'attendait ? Si Seven l'a trouvée c'est pas par hasard. Ses lèvres forment un « pourquoi » qui s'étrangle et ne sort pas. « Ça t'suffit ou tu veux continuer l'interrogatoire ? » Sourcils froncés, ses yeux virent à l'orage.
« J'veux continuer ouais. » Mais il sait pas par où commencer. Il peut pas dissimuler l'accusation contenue dans son regard, il peut pas et il veut pas parce que Seven vient de lui donner confirmation de sa culpabilité. C'est chez lui qu'elle a trouvé l'héroïne, c'est sa faute. Non. Attends. Arrête Mihail. Si ça n'avait pas été ça, elle aurait trouvé un autre moyen. Une seconde de battement. Il réalise que c'est pire. « Tu lui as fait quoi ? Tu sais pourquoi elle a fait ça. » C'est pas une question. C'est évident. Elle aurait pu trouver un autre moyen et un endroit neutre, elle a choisi l'appartement de Seven. Et y a l'image que vient de lui décrire Seven qui emplit sa tête, Anca qui gît sur un lit au milieu d'un taudis qu'il n'a jamais vu, déjà morte dans son imagination. Il arrive pas à la chasser. Il arrive à peine à se rappeler qu'elle est en vie de l'autre côté de la porte à double-battant où continuent de se succéder médecins et infirmiers. Il sent monter une envie de vomir ou de pleurer, un peu des deux, il en sait rien, mais il ravale tout parce qu'il pleurerait jamais devant Seven, pas plus que devant Lucian. À la place il laisse l'acide lui brûler la gorge. « Qu'est-ce que t'as fait putain ? »

« J'veux continuer ouais. » Et Seven voudrait s'en aller, pourtant il reste là, le cul vissé à ce siège qu'il déteste dans ce hall qu'il déteste de cet hôpital qu'il déteste putain il déteste la ville entière, il déteste toute la Terre.

Il se tait et il attend, comme celui qui se sait déjà condamné sans avoir besoin d'entendre la sentence, pieds et poings liés à simplement attendre que le couperet tombe. « Tu lui as fait quoi ? Tu sais pourquoi elle a fait ça. » C'est douloureux, cet étau qui se referme autour de son cœur comme il le fait autour de sa gorge, l'air qui a du mal à passer, ses poumons qui commencent à s'atrophier. Il ne baisse pas les yeux, ne tourne pas la tête – il l'affronte, silencieux. « Qu'est-ce que t'as fait putain ? » Il sent les reproches et la rancœur, l'arrière-goût amer qui vient tapisser son palais alors que Mihail le condamne avant même d'entendre son plaidoyer.

Il le regarde, et il sait. Mihail veut un coupable. Et il peut pas lui livrer celui qui est vraiment à blâmer, celui qu'il s'est promis de buter. Il ne lui donnera pas JJ – il refuse de prononcer ce nom, il le laissera pas prendre plus de place qu'il ne l'a déjà fait. Y a personne qu'il puisse lui donner à accuser, qu'il puisse utiliser pour rejeter les fautes ailleurs que sur lui-même, pour plaider son innocence. Il n'a aucun nom à lui donner.

Aucun autre que le sien.

« J'l'ai laissée crever. » Pas sur son lit mais ce jour-là dans la ruelle, et toutes ces fois où il l'a blessée insultée abandonnée, toutes ces fois où il l'a achevée plutôt que de l'aider. « Mes problèmes sont retombés sur elle. Pas d'bol. » Ça lui fait mal de prendre un air si détaché, c'est cruel putain. Mais c'est fait exprès. C'est endosser le rôle du parfait coupable parce qu'après tout c'est ce qu'il est, parce que Mihail en a besoin et qu'il sait pas quoi faire d'autre que le pousser à le détester. « Fais gaffe, t'es p't'être le prochain. » Son regard est dur comme de la pierre, tellement sombre que ça suffit à camoufler la douleur qui irradie dans ses veines et noie son cerveau, prête à l'engloutir. Il provoque, il défie, il quémande la haine comme s'il ne restait que ça pour le purifier. Mihail a besoin d'un coupable, alors il se livre sur un plateau d'argent.

« J'l'ai laissée crever. » Mihail le regarde sans comprendre, un sourcil haussé et la bouche déformée par un rictus sceptique, l'air de dire prends-moi pour un con. Il sait pas si c'est une nouvelle forme d'automutilation de la part de son frère ou s'il pense que c'est le moment de faire dans les figures de style, mais ça prend pas. Elle est là Anca, à quelques mètres d'eux et en vie. Stable, il a dit, pas vrai ? « Mes problèmes sont retombés sur elle. Pas d'bol. Fais gaffe, t'es p't'être le prochain. » Mihail ne sait jamais quoi croire quand Seven fait ça, quand il prend l'air de se foutre de tout en balançant des énormités pareilles. Il n'a jamais envie de le croire, forcément, mais il ne lui facilite pas la tâche. Elle est pas feinte, la haine dans ses yeux, et il aime pas l'y voir quand c'est lui qu'il regarde, quand il parle de leur sœur qui vient d'essayer de se tuer. « Dis pas de connerie. » La menace, il s'en fout, il parle du j'l'ai laissée crever, il parle de ce qu'il ne dit pas mais qu'il a l'air de sous-entendre — j'm'en fous qu'elle crève, ou quelque chose comme ça. D'un autre côté, Seven est le gars qui a laissé Mihail prendre des coups à sa place, alors il a pas de mal à croire que le reste est vrai. Ses problèmes. Sa faute. On y revient. Mais même si Mihail est assez proche de toucher le fond pour avoir envie de s'en contenter, il n'est quand même pas assez stupide pour tout avaler sans se poser plus de questions. Il lui lance un dernier regard dégoûté et se renfonce dans son siège, les yeux dirigés sur ce foutu pilier central. « Tu m'fatigues. » Et puis au bout d'un moment, parce qu'il pense que ça vaut la peine de préciser : « T'as raison de t'en vouloir. » Il sait qu'il s'en fout pas, sinon ils ne seraient pas là, Mihail non plus parce que Seven ne l'aurait pas prévenu. Il sait aussi qu'Anca n'a pas choisi de faire ça chez lui gratuitement. Et en réalité ça le dégoûte de ne pas avoir la moindre idée de ce qui a pu se passer, parce qu'il a rien vu, parce qu'il était content de regarder ailleurs pendant qu'on faisait du mal à Anca et maintenant ils en sont là. Il l'a jamais méritée, pas plus que Seven.

« Dis pas de connerie. » Pourtant c'est tout ce qu'il peut faire, balancer des mensonges et utiliser son mépris pour donner le change, pour jouer celui qui n'en a rien à foutre alors qu'il a le cœur fissuré. C'est tout ce qu'il sait faire au fond et il est presque déçu de n'pas recevoir plus de réaction que ça, de n'pas obtenir la haine qu'il attend pour se laisser envelopper et étrangler la douleur qu'il n'arrive plus à supporter. « Tu m'fatigues. » Tout ce qu'il voit dans ses yeux c'est le dégoût et ça le frustre, c'est pas ce qu'il attend, ça lui fait l'même effet que si Mihail restait indifférent et il a envie de hurler, le secouer, le cogner pour le forcer à rendre les coups.

Il ne bouge pas, prunelles qui viennent se fixer sur le même pilier que celles de son frère.

« T'as raison de t'en vouloir. » C'est pas un coup physique mais il a l'impression que si, son souffle qui se coupe, sa trachée qui se resserre pour lui donner l'impression d'étouffer. Il tourne la tête vers lui à nouveau, poings serrés contre ses cuisses. « Toi aussi tu devrais. » Ça sort tout seul et maintenant qu'il a commencé il peut plus reculer, la rage qui flambe dans ses yeux, qui le fait articuler sur un ton pourtant trop calme. « Ça fait des mois qu'elle va pas bien et t'as vu que dalle. » Il se souvient des bleus sur sa peau puis de la fatigue dans ses yeux, il se souvient avoir trouvé qu'elle avait la gueule des mauvais jours – celle qu'elle avait quand elle a oublié comment sourire pour de vrai y a des années, quand elle a fini avec les poignets tranchés. Il se souvient avoir vu tout ça et puis avoir oublié quand il a dirigé sa fureur contre elle, sans se soucier des conséquences. C'est d'sa faute mais c'est plus facile d'accuser les autres. « Tu lui parles plus souvent que moi et t'as pas été foutu d'voir qu'elle avait décidé d'crever. Ça doit faire des jours qu'elle prépare son coup. » Il mettrait sa main à couper qu'elle a fait en sorte de tout organiser, qu'elle a bien rangé ses affaires pour causer le moins de dérangement possible quand il faudra trier, sûrement même qu'elle a laissé des mots. Et personne n'a rien vu. « Tu foutais quoi hein ? » C'est dégueulasse et il le sait, c'est se rejeter la faute comme deux clébards blessés, sales bêtes abandonnées parce qu'Anca a décidé de les quitter, parce que même eux n'étaient pas un argument assez convaincant pour la retenir. « T'étais pas là, alors tu fermes ta gueule. T'es pas mieux que moi. »

« Toi aussi tu devrais. »
Je sais je sais je sais. Je sais et j'm'en veux, qu'est-ce que tu crois ?
Il l'a cherché.
« Ça fait des mois qu'elle va pas bien et t'as vu que dalle. » Finalement il cède et rend son regard à son frère. Des mois ? Non, il n'a rien vu. Oui, ça craint. Mais ce qui lui fait serrer les dents c'est aussi d'entendre que Seven s'en était rendu compte, lui, et qu'il n'a rien dit, rien fait non plus, apparemment, sauf peut-être laisser les choses empirer. Si seulement il arrivait à se concentrer uniquement là-dessus il pourrait rester imperméable à ses mots, mais il y arrive pas. « Tu lui parles plus souvent que moi et t'as pas été foutu d'voir qu'elle avait décidé d'crever. Ça doit faire des jours qu'elle prépare son coup. Tu foutais quoi hein ? T'étais pas là, alors tu fermes ta gueule. T'es pas mieux que moi. » Je sais je sais je sais. Il se rend bien compte de tout ça maintenant que c'est trop tard pour y faire quoique ce soit mais ça fait des années qu'il peut plus dire à Seven t'as raison sans que ça suinte d'ironie et il a pas envie de lui offrir cette occasion de partager sa culpabilité. C'est pas juste, y a personne pour le rassurer lui. Parmi les rares personnes qui auraient pu, y a Anca et sa mère qui sont pas en état de le faire, y a Rez mais il a préféré inverser les rôles et la protéger quitte à lui mentir un peu — Anca va s'en remettre, oui c'est sûr, j'te jure —, y a Lena qu'il sait pas comment joindre et qui serait pas forcément d'un grand réconfort de toute façon et puis y a Tag qui s'effrite déjà bien assez. Personne, finalement.
Alors il continue à être con et il se lance dans des justifications sans même prendre la peine de faire semblant d'y croire. « J'l'ai quasi pas vue depuis un mois, j'vis pas collée à ses basques. » Non, juste à ses crochets. Putain. « Et j'ai la fac et deux jobs, voilà c'que je foutais. » Et c'est grâce à Anca qu'il va à la fac. Ça veut dire qu'il lui doit d'y aller, il lui doit de réussir, mais ça veut aussi dire qu'il pourrait s'intéresser un peu plus à sa vie en retour. Nan, il préfère son petit nombril et les vies plus ou moins fantasmées d'étrangers qui n'ont pas besoin de lui, sur internet. « Toi tu stockais de l'héro pendant ce temps-là, c'est cool, et t'as vu qu'elle allait mal mais t'as rien fait pour autant. T'as raison, j'suis pas mieux que toi. » Tu vois, t'as raison. Et comme prévu ça sent l'ironie à plein nez alors qu'au fond il le dit sincèrement.

« J'l'ai quasi pas vue depuis un mois, j'vis pas collé à ses basques. Et j'ai la fac et deux jobs, voilà c'que je foutais. » Mihail se sent obligé de se justifier et ça le fait ricaner, parce qu'il sait qu'il a visé juste, touché coulé il a atteint sa cible sans mal. Pourtant ça sert à rien, il arrive même pas à se sentir mieux en partageant sa culpabilité avec lui. La rage est toujours la même, la douleur aussi. « Toi tu stockais de l'héro pendant ce temps-là, c'est cool, et t'as vu qu'elle allait mal mais t'as rien fait pour autant. T'as raison, j'suis pas mieux que toi. » Le sourire qu'il affiche est laid, ses yeux fixés sur Mihail sont trop sombres. Il se penche dans sa direction, la voix basse mais vibrante de la colère qu'il continue à ravaler. « C'était pas à moi d'm'occuper d'elle. » Ou peut-être que si parce que c'est à cause de lui qu'elle est tombée aussi bas, c'est à cause de lui que toute sa vie a volé en éclats. Et elle avait pas à s'occuper de lui pourtant c'est ce qu'elle a fait tout ce temps, à venir nettoyer et lui laisser à manger, à lui amener des putains de baklavas alors qu'il n'a jamais rien donné en échange. Rien d'autre que des mâchoires qui claquent et des regards assassins.

Il continue de le toiser, cet air mauvais qui lui colle à la peau, celui qu'il offre toujours aux Popescu qu'il croise. Faut croire que même Anca dans un lit d'hôpital ne suffit pas à le radoucir. « C'est pas d'ma faute si elle est pas foutue de rendre les coups. » Ceux de la vie, ceux qui viennent quand le monde s'écroule et qu'elle finit sous les décombres. Il crache et il crache parce qu'il sait plus quoi faire, parce que sa haine se dirige vers elle au milieu de tout l'reste, parce que c'est tout ce qu'il a trouvé pour étouffer la tristesse qu'il est incapable de gérer. Il aurait voulu qu'elle vienne lui dire qu'elle le déteste plutôt que le lui faire comprendre en se suicidant chez lui, il aurait voulu qu'elle le tue à coups de mots ou de poings il s'en fout, tout ce qu'elle veut tant qu'elle reste là. N'importe quoi pourvu qu'elle le laisse pas.

« Vous êtes des putains d'faibles. » Et s'il balance ça, c'est peut-être parce qu'au fond il a l'impression que c'est lui, le plus faible des trois.

Il aime pas le sourire de Seven qui lui dit qu'il lui a donné ce qu'il voulait. Il se renfrogne, mais au lieu de se faire plus petit il libère ses jambes, croise les bras et se laisse glisser un peu dans son siège, dans l'attitude je-m'en-foutiste qui le caractérise — et qui ne trompera sûrement pas Seven, mais tant pis. « C'était pas à moi d'm'occuper d'elle. » Il hausse un sourcil. « Mais à moi oui ? » La logique, elle est où dans tout ça ? Personne ne s'occupe d'Anca, c'est elle qui gère tout le monde, tous ses cadets en tout cas. À force de la voir jouer les super héroïnes Mihail a fini par se laisser aveugler, faut croire qu'il avait aussi fini par oublier qu'elle avait déjà fait ça. Elle a déjà voulu crever. Et là ils ont rien vu venir. « C'est pas d'ma faute si elle est pas foutue de rendre les coups. » Nan, ça, c'est à cause de Lucian. Les doigts de Mihail se resserrent sur son blouson. Il a pas envie d'entrer son jeu, pas plus qu'il ne l'a déjà fait, mais ça lui reste en travers de la gorge. « Vous êtes des putains d'faibles. » Ça, il s'en fout, venant de Seven ça l'atteint pas, soit qu'il le pense pas bien placé pour parler, soit qu'il l'a trop entendu pour y prêter attention. Mais quels coups ? « Quels coups ? » Il résiste pas. Ça sert à rien pourtant, il a compris. Seven montrera les dents, Seven crachera sa haine, mais il laissera pas échapper l'important. Il soupire. « Tu sais quoi, laisse tomber. Si quelqu'un lui a fait du mal, t'as intérêt à lui faire payer. » C'est presque un je compte sur toi. « Mais toi, t'en prends plus à Anca. » Surtout pas maintenant. Et là c'est lui qui est mal placé pour dire ça puisqu'il lui en a voulu d'avoir voulu les lâcher la dernière fois, puisqu'il recommencera sûrement une fois qu'il saura qu'elle va s'en sortir... Nan, pas cette fois. Faut qu'il arrête d'être égoïste, faut qu'il arrête d'aussi con. Il veut pas creuser sa tombe avec la même détermination que Seven.
Merde. Il veut toujours pas penser ça de lui.
Il lui relance un regard en coin. Il cherche une trace du gosse qu'il a été, pas facile à vivre mais encore son frère, souvent même un modèle à suivre à ses yeux. Quand est-ce qu'il est devenu exactement le contraire de ça ?

« Mais à moi oui ? » Et il sait que c'est hypocrite pourtant y a son regard qui lui gueule que oui, comme si c'était de sa faute à lui. Lui et tous les autres, tous ceux qui l'ont prise pour acquise, qui ont profité encore et encore sans rien donner en retour. Lui-même compris, peut-être même plus que la moyenne.

« Quels coups ? » Il se tait, se contente de le fixer sans bouger. Il parlera pas, ça crève les yeux. « Tu sais quoi, laisse tomber. Si quelqu'un lui a fait du mal, t'as intérêt à lui faire payer. » Et il pourrait lui promettre qu'il le fera, comme il se l'est promis à lui-même. Cette fois il le tuera. « Mais toi, t'en prends plus à Anca. » Un ricanement lui échappe, encore, toujours, comme s'il savait faire que ça. Il secoue doucement la tête et se penche en avant, ses bras appuyés contre ses cuisses, échine courbée, épaules voûtées. Prunelles qui mitraillent le sol plutôt que son frère. « T'as toujours pas appris à fermer ta gueule, hein ? » Probablement qu'il n'apprendra jamais, de toute façon. « Tu veux rester là en attendant d'avoir des nouvelles ok, tu restes d'ton côté et moi du mien. » Il n'a plus envie d'écouter, ni de parler. Il aimerait juste que Mihail se tire mais il sait qu'il le fera pas, quoi qu'il fasse quoi qu'il dise ; il pourrait même le traîner jusqu'à la sortie de force que ça suffirait pas. « Mais continue pas à m'faire chier. » Avec ses questions, ses accusations, les nœuds de ses émotions que Seven absorbe comme une éponge et c'est trop putain, ça s'mélange aux siennes et il n'arrive plus à encaisser.

Il lève les yeux vers lui encore une fois et peut-être qu'on y lit un peu trop sa douleur, peut-être qu'il a de plus en plus de mal à afficher ce masque ridicule. Peut-être que les assauts de Mihail ont fini par fissurer son armure. « J't'ai dit c'que t'avais à savoir. Le reste, c'est entre elle et moi. »

« T'as toujours pas appris à fermer ta gueule, hein ? » Le regard que lui lance Mihail dit clairement « non, et j'y compte pas, » mais paradoxalement il la ferme quand même. « Tu veux rester là en attendant d'avoir des nouvelles ok, tu restes d'ton côté et moi du mien. Mais continue pas à m'faire chier. » Il hausse les épaules. C'est exactement ce que signifiait son abandon, juste avant, son laisse tomber. « Ça me va. » Au fond ça ne lui va pas mais ça ne changera rien au fait qu'il n'obtiendra plus rien de Seven. Rien de plus, comme il lui confirme juste après. Il a tout dit. Rien de plus, sauf peut-être le soupçon d'un truc qui se brise dans le regard de son aîné. Rien de plus, sauf ce dont il voulait s'assurer. Tu t'en fous pas, tu t'en fous pas, je le savais, je le sais. « Le reste, c'est entre elle et moi. » Une traînée d'acide lui brûle la gorge. Entre elle et lui et Mihail mis de côté, Mihail écarté sans plus de cérémonie. Mais c'est pas sur l'épaule de Seven qu'il va verser ses larmes d'éternel laissé pour compte. Ça brûle et ça lui arrache une grimace mais il ne dit plus rien. Pas de protestation, pas de d'accord non plus parce qu'il cherchera à savoir, d'une façon ou d'une autre. Faut bien qu'il sache à qui jeter la pierre. En attendant, il garde les bras croisés et les yeux fixés sur l'horloge. Tic. Tac. Quand est-ce que tu te réveilles, Anca ? J't'en voudrai pas cette fois. J'te protégerai s'il le faut. Tic. Tac. Il bat la cadence d'un doigt contre son bras. Il entend Seven faire la même chose du pied juste à côté. Tic. Tac. Ce sera pas une histoire de jamais deux sans trois, promis Anca.