Le cirque pour monde complet. Des bouquins récupérés, à moitié déchirés, à moitié entiers, déjà lus par des milliers : les frontières de mon imaginaire. Tout ça, c’était mon univers. Pourtant, j’en voulais pas beaucoup plus. Surtout quand j’avais douze ans. Parce que même si ma vie avait été un roman, j’savais que je ne serai même pas un personnage secondaire. Loin de là, loin de tous ces scénarios déterminés à l’avance pourtant tellement mieux. Plus grands, plus drôles, plus beaux, plus tragiques, plus romantiques. Tellement mieux que la réalité, même pendant ma période préférée. Ce moment de l'année, ouais c'est époque, j'hésitais plus à devenir cupidon qu’une vraie artiste de cirque. Mais comment devenir cupidon quand lui-même n'arrive pas à pécho ? Est-ce que Cupidon ne doit pas avoir un amoureux lui aussi avant de tirer ses flèches pour les autres ? Ou au moins être amoureux ? Je voulais résoudre ce mystère et pour ça j'avais besoin de Juan, digne héritier d’une lignée d'acrobates espagnols. Dans sa famille, ils ont tous un don : l’agilité de voltiger depuis le sol, de s’entasser les uns sur les autres et de tenir bon avec force. Les pros des pyramides humaines, ce sont eux. Et même si depuis mes airs, je le trouvais bien petit, tous ses efforts pour soutenir ses frères dans leurs constructions humaines… ça m'a toujours fait quelque chose. À treize ans, il avait déjà la force d'un lion, et le sourire trop grand. Alors ce soir-là quand je suis venue le déranger au milieu de ses frères, je ne voyais pas le danger et puis de toute façon c'est bien connu, il n'y a jamais rien à craindre des autres ou de la vie, parce que c'est comme dans les livres. Je me sentais juste bouillir comme dans un chaudron le cœur débordant de lave et le visage fiévreux. Je lui ai dit qu'il était beau, qu'il était fort. Il a souri et ses frères aussi. Il m'a répondu qu’il le savait déjà, alors je lui ai dit quelque chose dont il ne pouvait pas se douter. Que je l’aimais bien, peut-être un peu trop déjà. Son sourire c'est tordu, ses yeux sont devenus plus sombres que ceux de Jax. Sans savoir ce que c'était, je pouvais toucher le mépris qu'il dégageait. Surtout quand il a ri et que ses frères aussi. T’es qui pour dire ça ? T'es même pas d’chez nous, t'es même pas une vraie Kida, t'as rien à faire là. T'as pas le droit de ressentir tout ça. T'as pas le droit d'en parler. T'as pas droit de le montrer. Mais il s'est approché, sa main a glissé dans mes cheveux, il a légèrement tiré dessus pour mieux me dévisager, mieux me surplomber. C’est pas parce que tu fais des pirouettes en l'air que t'as tous les droits. T’es rien ici. Mais il a ajouté qu’il voulait bien faire semblant si je lui donnais un cadeau. Et je l’avais mon cadeau, alors bêtement je lui ai donné. Il l’a pris et il a ri encore plus fort. Avant de me lâcher de me pousser de me jeter. Comme si tout ceci n'était qu'une blague. Alors c'est ça les garçons ? Des pyromanes sans coeur trop rieurs ? Ce soir-là, mes larmes n’ont pas réussi à éteindre les doutes déjà crépitants. Ma place, mon rôle... Peut-être pour ça que j'me contente maintenant de ce jeu d'angelot qui décoche des flèches de travers. Peut-être parce que je n'ai plus qu'une aile.