Il n’essaie pas d’oublier quoi que ce soit quand il boit, se défonce la gueule. Ce n’est pas un moyen de supporter quelque horreur le hantant. Pour oublier faudrait déjà croire qu’il soit capable non seulement de se souvenir mais en plus de traiter de choses qui le dépassent. Non, Anton, quand il se bourre la gueule, c’est juste pour sentir l’alcool dans ses veines, que ça lui monte à la tête, qu’il puisse traduire ça en violence ou en sexe, ou bien conjuguer les deux. Et s’il rentre bredouille tant pis il aura au moins remplacé son hémoglobine par de la vodka pour une partie de la soirée. La musique l’empêche d’entendre quoi que ce soit que sa compagne essaie de dire mais ça ne lui pose pas vraiment de problème, ça n’a pas l’air le moins du monde intéressant. Il fait semblant de rire pour qu’elle reste. Quoique. C’est faux. Il rit vraiment, c’est juste qu’ils ne rient pas des mêmes choses. Elle est pas trop moche mais encore avec la lumière tamisée elle pourrait juste être dégueulasse sous son maquillage. En tout cas elle a un corps qui ne ment pas lui, il le sent en passant ses sur la robe courte. La demoiselle essaie de lui glisser un truc à l’oreille, il ne comprend pas. Elle répète. Toujours pas. Alors elle le prend par la main et l’entraîne dehors, au coin de la rue, pour s’allumer une clope. Le serbe en profite pour faire la même chose, sans écouter ce que dit la brune – qui par ailleurs dit ‘ça fait du bien, on s’entendait pas à l’intérieur’. Plus vite il pourra la baiser sans avoir à supporter ses bavardages, mieux ce sera. Il regarde un peu autour de lui pour que son esprit échappe à la conversation. Dans la ruelle à côté un mec qui essaie de draguer une blonde, il a du mal à savoir à vue de pif si le gus en bonne voie. Par contre il voit très bien autre chose. La blondasse. C’est la salope de l’autre soir, qui s’est barrée avec son fric dès le matin. En deux trois gestes il fait comprendre à la brune qu’elle ne l’intéresse pas et se dirige d’un pas décidé – et non parfaitement droit – vers les deux tourtereaux. C’est à la nuque qu’il agrippe le mec, pour venir le piquer de sa lame contre le cou puis le jeter par terre. « Go far away. Now. » De toute façon ça n’a pas l’air d’être Rambo il n’y a guère de résistance de ce côté-là. Il fuit au signe de sang sur l’estafilade laissée sur son épiderme. A peine un regard pour la vermine au sol, le brun plaque la demoiselle contre le mur sans ménagement, approchant le couteau cette fois sans toucher la peau. « You fucking whore, where’s my money ? » Je crois que ce soir on va droit au but, que les films de mafia trop intelligents ne sont pas le produit recherché.

Au final peut-être qu’il n’attendait que ça. Peut-être bien qu’il court de soirée en soirée, de meuf en meuf, en gueulant trop fort à espérer que ça finisse par provoquer quelqu’un, qu’on vienne l’emmerder, essayer de l’arrêter ou de profiter de lui. Alors, alors il a une excuse. Alors il est justifié. Alors il est dans son plein droit. Il peut sortir les poings et les dents en se sentant comme un roi, en prétendant que ses os contre le cartilage des autres sont le marteau de la justice divine. Ouais, la putain de justice divine. Faut dire qu’il se sent investi d’une mission alors, que quand ses actes ne sont que réparation ou vengeance c’est de l’hydromel dans ses veines, la vodka semble se transformer en nectar des dieux. C’est grisant, ça déchaîne la bête, comble sa faim plus longtemps. Au final peut-être qu’il n’attendait que ça, qu’une blondasse se croit plus maline que lui – elle l’est sans doute ça vole pas haut chez lui – et décide de le couillonner. C’est ridicule toute cette rage, la plaie béante dans son égo. Il y a des années il avait vu Winifred faire le même coup à Bran et ça l’avait juste fait marrer, il l’avait laissée partir juste pour voir la gueule de son pote. Mais là c’est sa propre gueule et d’un coup la blague lui semble bien moins goûteuse. L’affront semble irréparable, il a des envies de meurtre, un besoin impératif de lui montrer à cette salope. De lui montrer qu’il est pas le genre de mec qu’on prend pour un con, que sa justice est un ouragan. Pourtant. Pourtant sa seule intention c’est de la faire flipper jusqu’à-ce qu’elle lui rende tout, parce que ce n’est pas dans ses habitudes de frapper les femmes libres. Il veut qu’elle ait envie de se mettre à genoux et de supplier Dieu de lui laisser sa vie. Alors le serbe sera parfaitement satisfait de sa soirée, conforté dans son égo, nourri de la peur et des suppliques. Le bonheur tient à peu de choses. D’ailleurs elle n’en mène pas large la blonde. Au début c’est juste l’abandon de son compagnon qui semble l’offusquer mais apparemment elle se rend très vite compte qu’elle a des problèmes plus pressants. Comme un couteau sous la gorge par exemple. Quel romantisme, c’est la naissance d’un grand amour ça, il lui a apporté un papillon. « Mais.. J'vois pas de quoi tu parles ! » C’est donc là le chemin qu’elle veut emprunter ? Très bien, ça peut toujours être drôle un instant. On se lance donc dans le théâtre. Malheureusement pour elle Anton est entièrement certain qu’elle est coupable et même si elle ne l’était pas il ne la croirait sans doute pas. Il est relativement borné. « J'veux dire, t'es sûr que tu l'as pas perdu, ton fric ? Tu sais, ça aurait pu glisser de ta poche ou quelque chose comme ça.. » C’est pourtant assez rare que les billets prennent leurs petites jambes et décident d’aller faire une bonne petite balade hors du portefeuille pour s’étirer un peu et voir du paysage. Ou alors c’est que les scénaristes de Toy Story sont vraiment à court d’idée. A moins que ce ne soit un coup de Seth Rogen et James Franco… Les grands yeux bleus de la fille le regardent en battant des cils, feignant une détresse qui ne l’affecte pas le moins du monde. De toute façon il n’est pas sûr d’avoir compris le mot ‘glisser’ alors sa défense est mal partie à la petite. « Puis, pourquoi j'aurais fait ça ? Je suis une artiste, moi, je joue dans un groupe alors tu sais, voler, c'est pas mon truc. » Ah, les artistes. Y a rien de pire que les artistes, cette bande de branleurs qui se croient intelligents et spéciaux. Cela ne va pas en sa faveur. Il laisse échapper un rire acide, rapproche la pointe du couteau de sa peau, resserre ses doigts sur son épaule. « I’m not fucking stupid ! » Qu’il lui gueule, peu heureux de voir sous-estimer – de peu – ses capacités intellectuelles. Il faut savoir qu’il est con mais pas le prendre pour un con, la limite est subtile mais vitale si on tient à garder ses doigts voire potentiellement sa vie. « You give me my money now. Or I fuck you up ! » La clarté avant tout, avant la poésie des mots. Les qui pro quo sont quelque chose qu’il déteste par-dessus tout, il vaut mieux donc qu’il se fasse comprendre.

Il a toujours eu un faible pour ce genre de femmes le Serbe. Le genre qui mesure sa valeur au niveau de désir qu’elle peut susciter chez la gent masculine. Le genre qui n’a pas pour autre but dans la vie que d’être un objet de jeu quasiment inatteignable. Le genre qui se nourrit de la jalousie qu’elle suscite chez ses rivales. Le genre qui sait qu’elles ont tiré le gros lot le jour où Dieu a décidé qu’elles seraient belles et qui ont bien décidé de jouer cette carte jusqu’à-ce qu’elles aient raflé la mise. En tout cas c’est comme ça qu’il les voit toutes ces blondes ou ces brunes qui gravitent autour du sexe et de l’argent. Il importe peu qu’elles aient d’autres aspirations ou bien des passions, il ne voit d’elles que la façade qu’elles affichent, il a autre chose à faire que chercher plus loin que ça. Il a toujours eu un faible pour ce genre de beautés superficielles et si ça a tendance à lui réussir, parfois ça lui joue des tours parce que leur ambition est un facteur qu’il oublie toujours de prendre en compte. Alors les lendemains lui laissent en bouche un goût plus amer que la simple gueule de bois. Difficile de courir après des filles dont on a à peine appris le nom, dont le visage n’est qu’un souvenir embrumé. Difficile mais pas impossible, parce qu’il n’a pas oublié celle-ci. Pas qu’il ait bonne mémoire Anton, surtout quand il s’agit de ses conquêtes, mais on n’oublie pas une garce comme ça. Parce qu’aucune ne lui a jamais piqué autant d’argent. Et parce que la Géorgie n’est pas la Serbie, les femmes n’y sont pas aussi belles – les grandes villes doivent se garder les mannequins – alors on n’oublie pas une telle créature si facilement, on en garde le souvenir comme un trophée. Dommage pour elle, il est relativement ardu de ne pas la remarquer, dans une foule comme dans une allée sombre. Le pire pour lui dans tout ça, c’est de s’être fait avoir par une bombe, parce que plus elles sont belles, plus elles sont stupides, c’est comme ça que ça marche, et qu’elle doit être sacrément débile. Et pourtant. Pourtant elle s’est barrée avec la cagnotte, elle l’a roulé comme un putain de bleu, elle est partie en le laissant là en pauvre mec. Et il sait, il sait, qu’elle a dû en rire après. Il a toujours eu un faible pour ce genre de poisons le Serbe, et ce n’est certainement pas celle-ci qui va l’en vacciner mais peut-être qu’il peut la vacciner, elle, lui faire passer l’envie de recommencer. Déjà la peur semble s’être glissée dans ses articulations, fait vaciller ses mensonges. « Bon, écoute, pour être honnête.. Il reste plus grand chose. » C’est libérateur la vérité à ce qu’il paraît. Je me demande si elle se sent soulagée, purifiée par sa confession. « Il doit rester genre... 5 dollars. » Cinq dollars ? Il aurait dû le savoir, ce genre de putes c’est des flambeuses, toujours à chercher de quoi rester belle, de quoi rester intéressante. Pas du genre à mettre ça dans un compte-épargne et penser à leur retraite. Pourtant elles devraient, parce qu’elles auront bien plus de mal à récolter des billets quand elles auront perdu leur beauté. Sa culpabilité est si mal feinte qu’il pourrait en rire. Mais il choisit de ne pas le faire. « Donc... Si tu veux, je te donne les 5 dollars et après, j'me tire. Puis, en échange de l'argent qui manque, j'dirais à personne que tu m'as menacé. Même que je promets que j'te piquerai plus jamais rien. Comme ça, on est quitte. » Il avait raison quelque part, elle est aussi conne que bonne. Il n’est pas du genre à se faire avoir par des compromis le tatoué, plus du genre à aller chercher sa revanche jusqu’en enfer. « You’re not gonna tell anyone anyway. » Si elle va vers les flics ils ne la croiront pas vu comment elle s’habille, d’autant qu’elle est coupable de vol. Si elle va vers qui que ce soit d’autre il a l’intime certitude de pouvoir gérer la menace sans trop de problème, que cela s’avère vrai ou non. « And you’re gonna pay me back. Everything. Find a way. » Pas l’intention de prendre cinq dollars et de s’en retourner la queue entre les jambes.

La grande question de la soirée, bien évidemment, sera de départager le gagnant de cette étrange danse, et si l’on parierait aisément sur celui qui tient le couteau, quand les cils battent rien n’est moins sûr. Dans cette allée, ce qui semble de loin être une embrassade s’avère être une lutte acharnée entre les plus bas instincts, le sang, la chair, la survie. « Tu sais, j'aimerais bien te les rendre mais … Si je t'ai volé ce fric, c'est parce que j'suis fauchée, alors j'vois pas comment j'pourrais te rembourser. » Les dettes ça finit toujours par se rembourser d’une façon ou d’une autre, même si c’est parfois l’hémoglobine et non l’argent qui coule. Elle était fauchée quand elle est allée glaner quelques billets chez le serbe, rien ne l’empêche d’en faire de même chez un autre pour le rembourser, puis peut-être se lancer dans une ronde infernale si elle n’apprend pas à mieux choisir ses partenaires. Ses doigts viennent chercher un peu de proximité sur son torse, comme si la lame ne lui suffisait pas. « C'est une erreur tout ça, d'accord ? J'regrette, vraiment. » Il a à peine deux neurones de connectés Anton mais il comprend parfaitement ce qu’elle essaie de faire, il en faut tout de même un peu plus pour arriver à le manipuler. Il n’est jamais complètement hermétique à ce genre d’approches certes mais il a un peu plus de volonté. Un pitbull une fois que c’est accroché ça ne lâche plus. Ses ongles manucurés sur le métal froid, ça lui donne comme une furieuse pulsion de peindre ses empreintes de la même couleur que son vernis en faisant glisser le couteau mais comme un animal bien dressé il se retient. Tous ceux du gang ils lui diraient que ça ne sert à rien, pas encore. Alors il se retient. « On va quand même pas se fâcher pour ça... Il y a des façons beaucoup plus agréables de passer la nuit, tu crois pas ? » C’est peu de le dire, surtout avec celle-ci si les réminiscences de leur nuit embrumée passée sont correctes. Il répond à son sourire par un autre, bien moins séducteur, bien moins rassurant. La pointe de l’arme repousse la main de la blonde pour revenir se plaquer sur sa gorge, pendant que ses lèvres à lui viennent caresser la peau du côté opposé. « I can fuck you again. » Encore et encore, parce qu’elle est dans cette ville la poupée la plus parfaite qu’il ait trouvée, parfaitement plastique et insipide, et qu’il adore l’arrière-goût de caoutchouc de ces princesses. D’une poigne agressive il prend son menton et la regarde droit dans les yeux. « But I still want money. » Au final il ne perd pas toujours le nord le tatoué, y a compas dans ses entrailles qui le pointera toujours vers l’oseille, qui met l’or au-dessus de la chair, qui le dirige vers là où ça brille. Il éloigne la lame mais garde sa prise sur elle, se retourne à moitié, pointe du doigt un mec pas loin en train de fumer une clope. « Get his money bag. » Ça s’appelle un portefeuille. Mais ça n’a guère d’importance, déjà il susurre à son oreille. « And don’t try anything. » Parce qu’elle sait qu’il n’est pas loin, parce qu’elle a compris que ce n’est pas un mec de plus qui l’arrêtera.

Elle a du talent cette barbie, elle a de quoi mettre le monde à ses pieds. Lorsque ses pas la dirigent vers l’inconnu elle prend des airs de prédateur, la sauvagerie dans ses veines crève la peau malgré elle. Les yeux glacés du serbe la surveillent comme un objet précieux, soucieux de repérer toute potentielle entrave à son petit jeu. Il est un peu loin, ne saisit pas chaque mot mais comprend l’essentiel de la conversation rien qu’aux visages. Elle a les mains lestes la salope. Il ne l’a presque pas vue se saisir du portefeuille. Sa victime, elle, n’a absolument rien vu si ce n’est peut-être un bout de téton, absorbé dans le décolleté de la blonde. Si les places étaient inversées il y a fort à parier qu’Anton aurait eu les mêmes préoccupations et n’aurait pas senti s’envoler son argent, après tout elle avait bien réussi à le berner même si c’était avec d’autres outils. Quelques mots à peine et l’homme la fuit comme la peste. Quelle belle comédienne. Il est impressionné le serbe et particulièrement heureux d’assister au spectacle, étant cette fois du côté du commanditaire et non du pigeon. Quant à la voleuse, elle semble avoir oublié la menace, trop heureuse du tour qu’elle a joué. Contrairement aux attentes pour une fille de son type, son rire n’est pas absolument insupportable. « Vous êtes vraiment tous pareils, c'est pas possible. » Des mâles attirés par le moindre bout de chair dévoilé en appât, prêts à se damner pour se transpercer la bouche sur l’hameçon. Des animaux, régis par leurs plus basses pulsions. Ce n’est peut-être pas totalement faux, du moins ça ne l’est ni pour lui ni pour le malheureux qui vient de se faire léser de quelques dollars, mais certains hommes sont au-dessus de ça. Et surtout, dans le règne animal, le mâle finit toujours par dominer. Anton c’est une bête sauvage, un animal dangereux, il arrachera l’hameçon pour le planter dans la nuque de celui qui l’a piégé si la lubie l’en prend. Cette pensée doit bien traverser l’esprit de la jeune femme qui ravale sa joie prudemment. « Tiens, tu l'as ton fric, tu peux arrêter d'agiter ton truc sous mon nez maintenant. » Comme à un serf elle lui colle le portefeuille sur la poitrine. Alors il range son couteau oui, et attrape l’objet volé, mais se sert de l’autre main pour lui serrer violemment les doigts, les tordre un peu, y laisser des traces, lui apprendre le respect. Il finit par la relâcher comme si son contact le brûlait, reportant son attention sur les biftons. Il les sort un par un, lentement, en regardant l’insolente droit dans les yeux. « Two, seven, seventeen, twenty-seven. » Eh oui, il sait compter. Il enfourne les billets dans sa poche et lui lance le portefeuille vide, qu’elle en fasse ce qu’elle veut. Le brun secoue la tête avec un air faussement désolé. « Not enough. » Elle lui a piqué au moins quatre-vingts balles la Jézabel, il ne va pas la laisser s’en tirer avec si peu. Un sourire carnassier étire ses lèvres et il lui caresse la joue. « But good for tonight. » Un baiser volé dans le creux du cou pour lui rappeler qui a les armes. « I’ll be back, kurwa. » Pour hanter ses nuits, pour la satisfaction qu’il pourra soutirer de la maintenir au bout d’un fil, pour son fric, pour lui apprendre une leçon.