Ses yeux clairs et sa peau hâlée, chevelure sombre et sourire mutin – c'est fou ce qu'elle lui ressemble. Plus il la regarde plus c'est elle qu'il voit, elle qui le hante le saigne et le tue. Leurs visages qui se superposent et les différences qui lui sautent aux yeux, elle n'a pas le même nez ni les mêmes sourcils, elle a les dents du bonheur et un grain de beauté sous l'œil gauche. Elle lui ressemble mais c'est pas elle.

C'est jamais elle.

« Sid ? Tu m'écoutes ? » Non. Il sait absolument pas de quoi elle lui parle depuis tout à l'heure et soudain il se sent un peu con, à baisser les yeux sur son entrée qu'il n'a pas touché. « Désolé je... » Il se racle la gorge, tente un sourire alors qu'il lève la tête vers elle à nouveau, hausse les épaules. « T'es belle. » Elle l'est encore plus quand elle lui rend son sourire et cale une mèche derrière son oreille. Elle est belle c'est vrai mais ça suffit pas, c'est pas de ça qu'il a besoin, c'est pas ça qu'il veut. Pas elle.

Pourtant il est là, il essaie d'y croire ; il a tout misé sur ce soir. Un mois qu'ils sont ensemble et il s'est promis que cette fois ça va marcher, cette fois il laissera rien venir tout gâcher. Il a fait ça bien, a réservé une table dans un bon restaurant, a troqué ses fringues de loubard contre un jean ajusté et une chemise bien taillée. Il a tout préparé pour que la soirée se passe bien, il a plus qu'à se concentrer sur elle plutôt qu'une autre, à y croire assez pour que ça finisse par fonctionner. Pourtant quand il aperçoit un couple s'asseoir à quelques rangées d'eux il peut pas s'empêcher de regarder, c'est instinctif c'est magnétique il y peut rien. C'est Mads. Quelques tables plus loin, accompagnée du type sur lequel elle a jeté son dévolu pour cette année. Il se fige, regard fixé sur elle alors qu'elle l'a même pas vu, ses poings qui se serrent alors qu'il sent son cœur se fissurer comme chaque fois qu'il la voit avec un autre. Il crève d'envie de traverser la salle, de se planter face à elle et de tout lui cracher – toute la douleur la peine le trop plein de sentiments, lui cracher combien il l'aime.

Il bouge pas, l'impression que son corps est trop lourd pour qu'il puisse se mettre en mouvement, les épaules affaissées et les mâchoires crispées. « Tu savais qu'elle viendrait ici ? » Le retour à la réalité est brutal et quand il la regarde à nouveau il est un peu confus, l'air désorienté. « Quoi ? » Elle soupire. « Mads. » Et ça fait mal d'entendre ce prénom, ça fait mal de la savoir si proche mais pourtant si loin, toujours trop loin. À croire qu'il n'arrivera jamais à l'atteindre, elle va trop vite pour qu'il puisse la rattraper. « Ben non, comment j'aurais pu savoir ? » Il aurait jamais choisi cet endroit, s'il avait su qu'elle serait là. Ça le perturbe autant que ça lui fait mal, parce que soudain il est bien trop concentré sur elle et il n'a plus rien à donner à celle qui l'accompagne, ses prunelles irrémédiablement attirées par Mads. Il sent la situation lui échapper et il est là, spectateur passif de ses efforts qui se réduisent à néant une fois de plus. « Écoute Sid, j't'aime beaucoup. Vraiment. Mais je vais pas rester là à faire office de pansement parce que t'es trop lâche pour te reprendre en main. » Il ouvre la bouche mais il sait pas quoi répondre, parce que c'est pas son intention, vraiment pas, pourtant il sait qu'elle a raison. C'est ce qu'elle est. C'est ce qu'elles sont chaque fois, mais on ne répare pas un cœur avec un pansement.

Elle se lève et il panique un peu, se lève à son tour sans savoir pourquoi. « Attends, j'suis désolé. » Il voit ses lèvres s'étirer mais ça lui noue la gorge et elle enfile son manteau, le poignarde d'un regard. « T'es toujours désolé mais tu fais rien pour changer quoi qu'ce soit. Arrête de t'apitoyer sur ton sort, bon sang. Et arrête de courir après quelqu'un qui s'en fout. Elle t'aime pas. » Ça lui coupe le souffle. Il a l'impression de se faire lyncher sur la place publique et il a même pas la force de riposter. « J'm'en vais. » Elle le contourne et il la rattrape de justesse, ses doigts enroulés autour de son poignet. « Non attends, s'te plaît... » « Non. » D'un coup sec elle se libère, et elle s'en va. Il sent les regards peser sur lui, la moitié de la salle qui assiste à ce fiasco, les œillades désolées les sourires moqueurs et les murmures pas si discrets que ça. Il est debout, à plus savoir s'il doit bomber le torse et ravaler sa douleur ou se barrer en courant. Incapable de faire un choix, à espérer qu'un miracle se produise et que la terre s'ouvre sous ses pieds pour ne plus avoir à les affronter. Tout le monde l'a vu se faire assassiner sauf celle qui compte, sauf celle qu'il voudrait avoir à ses côtés pour panser les plaies. Il voudrait devenir invisible pour leur échapper mais il n'y a qu'aux yeux d'une seule personne qu'il l'est déjà.

À l'autre bout de la salle, Mads ne le regarde même pas.