Les ados. Y a un problème avec les ados. Oui, bien sûr, techniquement, à vingt-deux ans on n’est plus un ado mais jeune adulte c’est trop long et ça capture vachement moins bien le sentiment d’exaspération qui te traverse. Evidemment, il serait opportun de ne pas oublier que tu as été un adolescent absolument terrible de débilité et de darwinisme et qu’en tant que jeune adulte tu n’as pas toujours fait meilleure figure. Malgré toutes ces informations, un fait reste immuable. Tu as passé la barre de la trentaine, de facto, tu as le droit de te plaindre des jeunes. Revenons-en à nos moutons. Les ados. Y a un problème avec les ados. Qui se ferait un ennemi et achèterait immédiatement un flingue ? (toi) Qui aurait l’idée d’en prendre un sans savoir s’en servir ? (toi) Qui se dirait que mater un tuto sur Youtube c’est largement suffisant pour utiliser une arme ? (toi) Bref, ridicule. Digne d’un Peadar à l’époque de ses cheveux longs et ça, ce n’est pas peu dire. C’est même très décevant de la part de Nur, qui est censée être une jeune fille intelligente, rationnelle et bien élevée. Enfin, intelligente c’est sûr. Il y a de quoi te faire te lever du canapé avec un soupir titanesque, en un bond enfiler ta veste et traîner des pieds vers la porte. Tu ne peux pas ne pas réagir. C’est Youtube, merde. Elle ne peut pas se rabaisser au niveau de ton toi du passé, manquerait plus qu’elle agisse avec son flingue comme toi avec ton premier couteau. Parce que bordel tu t’en souviens de ce premier couteau. Il avait les mots, t'a rendu accro, tu voyais déjà l'avenir dans ses bras… Il s’appelait Gut Slasher, ce qui est définitivement un nom de merde. A ta décharge, tu avais douze ans. Avec dix de plus dans les pattes et une éducation fonctionnelle on ne devrait pas en arriver là.

Clope au bec, t’as fait rugir le moteur juste pour le plaisir parce que sortir te fait chier et que tant qu’à faire, autant ajouter un peu d’agréable à l’utile. Les routes ont défilé à une vitesse raisonnable parce que briser les limitations de vitesse, risquer la vie des gens et manquer de te faire arrêter par la maréchaussée ce n’est pas ton hobby quotidien. Généralement quand tu prends la bagnole c’est pour aller quelque part en particulier, pas pour rester coincé au milieu de trajet. Musique en toile de fond, tu as ruminé tes griefs contre la gent adolescente, te complaisant dans le vieux con pour quelques minutes. On a beau refuser de vieillir, des fois ça fait du bien. Tu te gares en bas de son jardin sur une place handicapé et mets un faux macaron pour ne pas te faire choper la bagnole, on ne sait jamais. Arrivé au portail tu tapes le code que tu n'as pas oublié et te diriges vers l'entrée pour sonner, espérant ne pas tomber sur un des frères. Mais miracle. Mademoiselle Al Shaikhly en personne. N’attendant pas qu’elle t’invite, tu rentres de ton propre chef dans la maison. « Youtube ? Really ? Youtube ? » Peut-être bien que c’était une blague oui mais la suggestion était tellement outrageuse qu’elle t’a fait t’arracher les cheveux. « Where did you put it ? »

C’est comme dans le magasin. L’exacte même sensation. C’est lourd et froid dans la paume de ma main. J’sais pas pourquoi je pensais que ça serait différent dans le cocon fermé de la maison familiale, où, heureusement, il n’y a personne pour assister à cette absurdité sans nom. Je repose le revolver sur la table basse du salon et décide d’aller me servir un verre de scotch. Comme si ça allait m’aider à me détendre alors que je suis encore choquée d’avoir pu acheter une arme aussi facilement, après avoir imprimé un faux permis depuis le bureau de mon père, en attendant d’en avoir un vrai. Je n’en reviens pas d’avoir fait tout ça. Et je ne réalise pas encore non plus que la sensation de sécurité est toute relative. Surtout quand ce n’est pas pour ça que je l’ai acheté. Mesure de précaution si Tyfy devient un réel problème et que le flic à temps partiel n’arrive pas à temps. Pourtant quand je regarde l’engin, j’me dis que je serai probablement plus à l’aise avec un couteau. C’est comme un scalpel, je saurais mieux viser. Mais dans les rapports de force directement physiques, j’ai bien compris que je n’avais aucune chance. Donc aucune autre solution. Putain ! À quoi faut-il penser ?! Les larmes montent et l’alcool ambré descend d’une traite dans ma gorge comme pour me faire ravaler le dégoût que j’allais vomir. Allez un peu de nerfs, Nur. T’as amené le problème dans la coloc’, à toi de trouver la solution. Mais et pour Felix, c’est quoi la solution ? Je voudrais le voir et lui parler et qu’il me parle, qu’il en parle, même si je ne sais pas ce que je pourrais lui dire d’utile à part m’excuser encore une fois. Et d’un autre côté, je ne sais pas si je suis capable de lui faire face maintenant. Fuck ! La rangée de verres propres et vides valdinguent, s’éparpaillent sur le parquet en des milliers de morceaux. J’ai l’impression de ne faire que m’apitoyer et m’auto-flageller pour toutes ces erreurs trop lourdes de conséquences pour les autres et aussi pour moi. J’en ai marre. C’est plus possible. Que cette année se termine et vite !

La sonnette retentit brusquement provoquant un sursaut. J’ai failli ne pas m’en soucier, ignorer l’interruption, pensant que quelqu’un ouvrirait à ma place jusqu’à ce que je me souvienne que j’étais toute seule aujourd’hui. Rima ne revient qu’après-demain pour le préparatifs de noël en même temps que mes parents. Mode automatique activé, je rejoins la porte d’entrée et y découvre l’Irlandais qui m’a permis de maintenir un semblant de normalité en provoquant ma répartie puérile -celle qu’il mérite pour m’infantiliser toujours un peu plus. Youtube ? Really ? Youtube ? Je masque mon sourire derrière mon verre alors qu’il fait comme chez lui. J’avoue que même si ça a été dit pour lui emboucher un coin, ce n’était pas une si mauvaise idée. J’ai pu voir comment mettre les balles. Mais je les ai déjà retirées. Une arme chargée dans une maison où les seuls autorisés à en porter sont les gardes du corps, c’est un mauvais calcul. Dans le salon pour l’instant… La table basse., que je dis mollement en le devançant pour aller m’affaler dans le canapé. T’as cru que j’avais envie de m’entraîner dans le fond du jardin de mes parents ? Franchement... C’est bon, c’est pas moi le danger public, même si je ne dois pas lui donner une très brillante image de la dernière des Al Shaikhly depuis quelques temps. J’vais pas faire joujou avec ni me tirer une balle. C’est pas encore au programme. J’comprends pas pourquoi il est venu. Mais y a son regard gorgé de pitié, là-bas à l’hôtel, qui revient se planter dans ma tête… que je détourne pour jeter mes pupilles sur la baie vitrée et faire comme si les buissons de bruyères parfaitement taillés étaient une incroyable nouveauté. J’ai pas envie de le regarder. J’veux pas revoir ça. Alors merci mais t’es venu pour rien.

Les jeunes ils se mettent toujours dans la merde. Et comme toi tu ramasses toujours les morceaux, tu te mets dans la merde. De facto, ils te mettent dans la merde. Et tu souffles et tu pestes et tu grognes mais pour rien au monde tu ne changerais l’ordre des choses. Parce qu’il est hors de question que tu arrêtes de les aider. Et qu’au final, ça fait une agitation dans ta vie sans laquelle tu t’ennuierais comme un rat mort. Vigile c’est loin d’être le métier le plus palpitant au monde. Et garde du corps ce n’était intéressant que parce que tu t’occupais d’une diablesse. Pourtant tu as continué à la voir même quand tu en étais officiellement débarrassée. Il y a un élément de masochisme à cette manie de récupérer une flopée de gosses qui ont à peine la tête hors de l’eau. Nur ça devrait être différent. Nur elle a une belle famille, une famille qui a de la thune et en plus de ça qui l’aime. Nur elle a une éducation, Nur elle a des gens derrière elle. Mais Nur, d’une façon ou d’une autre, parvient tout de même à se foutre constamment et irrémédiablement dans la merde. Ce n’est pas qu’un attribut de la jeunesse, c’est un talent. Elle s’embourbe dans des dangers dans lesquels une personne de son milieu ne devrait pas se trouver. Rien que le simple fait qu’elle connaisse le plus instable des Popescu te donne envie de t’arracher les cheveux. Comment ce genre de princesses peut faire la connaissance de ce genre de rat des quartiers ? Savannah est une petite ville mais pas suffisamment pour ces étrangetés, on n’est pas dans les films où le gosse de riche tend la main à un orphelin et une belle amitié est née, c’est la vraie vie ici. Ils devraient se croiser dans la rue sans jamais se côtoyer. Ils devraient rester séparés, l’une protégée, l’autre incapable de ruiner ces belles vies. Les barrières sociales existent pour une raison mais Nur semble ne pas l’avoir compris et continuellement il faut retirer de sa peau ces barbelés qu’elle a franchis. Aujourd’hui ce n’est peut-être pas ça, tu ne sais pas vraiment qui elle a mortellement offensé cette fois mais au final c’est un travail à temps plein. Et ce n’est plus le tien. Plus entièrement. C’était en partie pour une basse revanche que tu as conseillé Asher pour le job mais tu sais bien que s’il s’en mêle, il le fera de tout son cœur. L’avantage des cons loyaux.

C’est un verre à la main qu’elle t’accueille, comme si l’alcool et les armes à feu avaient jamais fait bon ménage. Elle est un désastre à retardement. « Dans le salon pour l’instant… La table basse. » Avec un soupir tu la suis dans la maison. C’est d’un œil inquiet que tu parcours les débris qui jonchent la moquette. Elle s’est affalée dans le canapé avec si peu d’intérêt pour le désordre ambiant qu’on la croirait soudainement devenue nihiliste. « T’as cru que j’avais envie de m’entraîner dans le fond du jardin de mes parents ? Franchement... » Franchement il y en a qui ont fait bien pire et mieux vaut prévenir que guérir comme on dit, non ? « J’vais pas faire joujou avec ni me tirer une balle. C’est pas encore au programme. » Elle joue la crise d’ado, le ‘c’est bon je gère lâche-moi les baskets’ et sans doute que ça va vite arrêter de te faire rire. Il s’avère d’ailleurs que tu ne trouves déjà plus ça drôle. « Ain’t you a bit old for that attitude ? » Si elle veut jouer les adultes matures qu’elle le soit. C’est suffisamment problématique qu’elle se sente coincée dans une situation où elle a besoin d’un flingue, qu’elle assume et qu’elle t’écoute un peu au moins. « Alors merci mais t’es venu pour rien. » Au pire tu seras venu pour lui mettre une paire de claques pour son humeur exécrable et hautaine. « You just broke all of the glasses, didn’t clean em’ up and you’re just sittin’ here drinking whisky with a gun on the coffee table. And I came for nothing ? » Tu ramasses l’arme et l’examines, vérifiant si elle est chargée ou non. « Good, you took the charger out and left the bullet in the chamber. So it’s loaded. » Une putain de tragédie à retardement ce genre de trucs, c’est sans doute l’erreur la plus courante, ça a même tué Brandon Lee. « Still think I came for nothing ? »

Ain’t you a bit old for that attitude ? Sourcil haussé et regard en biais. Je ne réponds pas et bois une nouvelle gorgée. Vas-t’en. T’as pas des gosses à problèmes à éduquer ? Si j’finis mal, tu peux rien y faire. Si moi j’contrôle rien, toi encore moins, alors lâche-moi, comme Bo et tous les autres. You just broke all of the glasses, didn’t clean em’ up and you’re just sittin’ here drinking whisky with a gun on the coffee table. And I came for nothing ? Je grimace, retenant difficilement un gnagnagna entre mes lèvres. Il va m’en coller une c’est sûr. Mais ouais, j’ai bien l’impression de faire ma crise d’adolescence à retardement. Sauf que là c’est viscéral. J’évacue probablement sur lui alors que j’ai bien conscience qu’il s’est déplacé parce qu’il est inquiet. Il devrait pas. J’aurais jamais dû l’appeler encore. J’l’entraîne à nouveau dans mes embrouilles. Faut que j’apprenne à me sortir de mes emmerdes toute seule vu la diminution croissante dans mon entourage. Et j’fais rien pour aider. Bah oui c’est ça ! C’est de ma faute depuis le début. Problem solves. Allez tchin ! Nouvelle rasade pour incendier ma gorge et éviter de me faire trucider au prochain mot prononcé. Mais quand Peadar s’empare du revolver, je me lève, l’instinct qui dirige mon éloignement. J’fais mine d’aller me resservir et de lui préparer un verre. J’esquive son baragouin d’expert en la matière mais revient pour me prendre une nouvelle pique. Still think I came for nothing ? Je cille et m’ravise. Cul sec le verre que j’allais lui proposer et cul sec mon nouveau verre. Ma tactique pour pas lui balancer tout ça à la figure. J’ai envie d’le frapper, lui et son assurance, sa… sagesse qui m’étouffe. Au pire, y a quoi ? Une balle de tirée, un trou dans le mur ? C’est pas comme si j’allais pointer le truc vers ma tête en bidouillant et que le coup allait partir pour m’exploser la cervelle. Quoique. Ça m’ferait des vacances. Mon rire est noir, presque méchant. J’en ai rien à foutre. Allez viens on essaye ! Pour voir jusqu’à quel point j’suis conne !, que j’balance trop fort pour faire taire le reste alors que je lâche les verres sans me soucier de là où ils atterrissent. Volonté concentrée pour lui arracher l’objet des mains. Au fond de mes tripes, je le sais, c’est risqué, c’est stupide. J’pourrais le blesser. J’préférerais que ce soit moi. Qu’on n’en parle plus. Les idées embrouillées, marquées par le malt et l’usure de ces dernières semaines. Les coups physiques et les coups au coeur. Les muscles crispés, les larmes qui tombent sans que je ne maîtrise rien j’me suis lancée dans une nouvelle bataille perdue, rien de plus normal. J’fais plus le poids contre rien. Comment j’suis censée me préparer à rejoindre MSF et partir en territoires hostiles si j’peux même pas gérer ce qui se passe dans ma vie ici ?! Même mon ombre disparaît dans le côté sombre de la peur. Pourtant, j’ai jamais voulu capituler. L CHE-MOI PEADAR ! LAISSE-MOI ! J’veux tuer la détresse et laisser ma furie s’échapper. Redevenir moi et pas cette entité mesquine qui éloigne tout le monde. Ce truc qui heurte et n’aide personne. Tu vois pas que j’suis bonne qu’à meurtrir ?! Que c’est pas l’bon jour, la bonne semaine, le bon mois ou l’année tout court. Assomme-moi le temps que le monde retrouve son ordre. Ou oubliez-moi jusqu’à ce que je retrouve mon humanité. J’veux pas de tous ces p’tits arrangements que j’suis prête à prendre avec moi-même sous le poids du chaos, j’veux pas de toutes ces contradictions… Surtout pas pour en finir là. À l’hôpital on en voit aussi passer des gens qui souffrent un peu, rien qu’un peu, rien qu’à peine. Mais c’est juste assez pour tout rater. J’en suis là pas vrai ? Alors vas-y, aide-moi à m’décharger, à tout exploser. Ou aide-moi à tout bâillonner... En une seule déflagration.