Ça sonne, encore, troisième fois qu’elle essaye d’appeler, ptêtre que cette fois c’est la bonne. Qui sait. Ça sonne, les pieds en l’air et la tête enfoncée dans les coussins du canapé, elle s’étale un peu, profite de l’absence des autres pour faire du salon son royaume. Répond, répond répond. Et dans son crâne elle repasse en boucle les images, les gros titres des journaux. Comme si c’était pas déjà la merde au travail, avec Matthew et toutes les conneries. Faut qu’il se fasse aspirer par tout ça. Putain. Répond. Parce qu’elle est paumée Moira, comme un vide dans la poitrine elle sait pas trop pourquoi. Combien de temps déjà sans la tête brillante de Leo dans l’horizon ? C’est qu’il lui manque presque. Presque. Putain répond.
Voix de l’autre côté du combiné, trop lointaine, elle inspire rapidement, manque de s’étouffer en se redressant sur le canapé. « Leo ? Putain tu fais vraiment chier t’es mort ou quoi ? » non enfin, sinon il aurait pas répondu pas vrai ? Elle ne lui laisse pas le temps de répondre. « Dis moi que c’était pas toi à la manif de tarés là. » super Moira, toujours les pieds dans le plat.

Moiraaaa, bonne annéééée ! La voix trop joyeuse de Leonard comme un écho dans le combiné de téléphone. Ca lui fait tout drôle, l’impression que ça fait des années alors que c’est seulement quelques jours. Mais c’est quand même trop. La distance qui se creuse, première fois qu’elle s’en rend compte, qu’elle ouvre un peu les yeux. Elle déteste ça. Elle voudrait les refermer, retourner dormir. Non. Bien sur que non, il n’est pas mort. Il est increvable Leonard, malgré son corps qui semble trop en supporter. Y a une petite part d’admiration qui brille en elle, quand elle le regarde évoluer au milieu des tournages, en studio quand il ne sont que tous les deux. Y a un pâle sourire qui nait sur son visage, sourire qui meurt un peu trop vite quand elle se redresse pour lui parler de la manifestation. : Si, si, si ! Tu déconnes ? Evidemment que oui j'y étais. Non mais tu te rends compte, quand même, que la mairie a ordonné aux flics de faire retirer toute notre campagne de sensibilisation à la disparition de la baie de Savannah ? Hein ? Tu t'en rends compte ? Ils étaient à deux doigts d'interdire les meetings d'associations, comme quoi, blablabla, affichages illégaux, blablabla, on a pas donné d'accord pour ça, blablabla, trouble à l'ordre public. J'te jure, j'étais énervéééé. Et puis, bah y a des genre de skinhead qui ont débarqué, pis les anarchistes, comme d'hab. Et là c'est parti tellement en couilles. Et il parle Leonard, enflammé par son histoire, comme s’il revivait le tout là, maintenant. Et Moira serre les dents. C’est un long sujet entre eux, toutes ces putains de manifestation, elle comprend pas trop Moira. La rébellion c’est pas son genre, du moins pas comme ça. Et Leonard qui explose de rire de l’autre côté, complètement défoncé, pas clean pour deux sous. Désaccord total, elle trop prêt du sol alors que lui est à des kilomètres en hauteur. T'aurais dû venir. « Je pense pas » qu’elle marmonne tout bas. « Tu sais très bien que je déteste ça » se battre pour des trucs absurdes, brandir des pancartes, hurler contre les policiers. Ca la fatigue rien que d’y penser, alors qu’elle est bien sur son canapé, tranquille, loin de l’agitation. Pourtant on pourrait croire que c’est son truc à Moira, trop grande gueule pour son propre bien. Mais elle choisit ses combats. Et ceux de Leonard ne sont pas les siens.
Ca fait longtemps qu'on s'est pas vu, viens à l'appart, ça te dit ? Elle se détend un peu, sourire qui revient doucement parce qu’elle le connait, qu’ils se connaissent, qu’ils sont trop en accord, en harmonie sur ce plan-là. « pour ça que je t’appelle débile » le rire dans la voix, elle continue « tu me manque alors je t’appelle. » c’est rare, trop rare pour elle, d’avouer ce genre de choses, de s’attacher autant. « Peut être plus tard, là t’es trop défoncé » parce que pourquoi pas, mais elle n’a pas l’intention de jouer à la baby-sitter avec un blond trop paumé. « T’as pris quoi ? » qu’elle demande néanmoins, l’air innocente, mais juste pour vérifier si sa théorie est bien fondée, que Leonard commence vraiment à déconner.