La nouvelle année, c’était un truc un peu particulier pour Dawn. Comme toutes les gamines, ça avait été une raison de s’en coller plein la panse un jour de plus après le gavage de Noël. Comme toutes les lycéennes, ça avait était une raison de faire la fête, de boire plus qu’il faudrait, de se bousiller les tympans avec les dernières merdes à la mode, et celles plus has been qui trouvaient soudain une certaine légitimité à être écoutées et chantées. Comme toutes les dépressives, ça avait été aussi une raison de se foutre en l’air. C’était surement les seules fois qu’elle y avait songé avec sérieux. Et puis enfin comme toutes les survivantes, c’était un jour qu’elle pouvait se réjouir de connaitre, plus officiellement. Sans passer pour une pauvre tarée contente d’avoir un jour à vivre en plus tous les jours. Parce que c’était la triste réalité, mais les gens heureux passaient pour des fous. Plus particulièrement ici, à Savannah, où la crasse et le malheur était devenue norme morbide. Elle n’aimait pas ça Dawnie, mais c’était sa ville, alors elle faisait de son mieux pour que ce soit… moins pire.

T’as son joyeux groupe qui se promène de bar en bar, de restaus en restaus, enfin ils ont abandonnés au deuxième. Trop de bouffe tue la bouffe. Et puis pour aller se tortiller en boîte de nuit après, mieux vaut être encore capable de tenir sur ses deux pieds. Mais c’est bien la bouffe, ça éponge l’alcool. Ça garde les idées claires, et ça permet à Dawn d’éviter les mâles un peu plus en rut que d’ordinaire. Et surtout, surtout, ça lui permet de pas manquer un visage connu, de pas rater une amie seule sur le bord du chemin. Keane. Son nez de souris qui hume l’air empoisonné de la ville. Elle se fige Dawn, laisse le groupe passer devant elle. « Eh Dawnie qu’est-c’tu fous ! Tu viens ? » Non. Non, elle viendra pas. Parce que oui elle les aime ceux avec qui elle comptait décompter les dix dernières secondes de 2017. Mais ceux du Troisième Œil passe avant. Alors elle leur affirme qu’elle les rejoindra plus tard, qu’elle n’est pas du genre à manquer une bonne raison d’aller danser. Même si elle sait déjà que ce n’est pas vrai. Qu’elle a mieux à faire que danser. Parce que c’est bien beau qu’elle vive et puisse fêter cette nouvelle année, mais c’est mieux si elle peut être là pour une amie. Beaucoup mieux.

Alors elle délaisse le groupe et trottine jusque Keane, mains toujours gantées dans les poches, nez enfoncé dans son écharpe. C’est bien l’hiver pour se dissimuler. « Salut Keane. » T’as toujours sa voix qui part un peu dans les aigus quand elle s’adresse à elle. Elle peut faire min que non, mais elle l’impressionne quand même Keane. Elle a une force qu’elle n’a pas Dawnie, qui s’laisse balloter et effacer trop facilement. Et puis disons-le, l’alcool n’est pas non plus pour aider. Ou peut-être que si parce qu’elle vient enrouler un bras autour de celui de l’asiatique, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. C’est pas très subtile comme technique de réconfort, parce qu’elle a bien vu son air à Gengis, elle n’est pas aveugle, mais ça l’est toujours plus que de lui faire un gros câlin. Et l’idée lui a brièvement traversé l’esprit. Brièvement. Et puis la couleur de main de ses mains lui a rappelé qu’elle en a un usage tout à fait particulier. « T’es pas avec Chief ? » Elle ne sait pas bien pourquoi elle demande ça, Dawn. Peut-être pour engager un brin de conversation, ce qui n’est pas toujours facile avec Keane. Ou peut-être juste parce qu’elle a envie de le savoir, et que ça lui ferait les pieds de savoir qu’ils passent la nouvelle année ensemble. Jalouse. Et elle a aussitôt honte. Et la gêne qui fait rosir ses joues mais nous mettrons cela sur le compte de l’hiver. Enfin s’il est là, ça lui donnera une raison de plus de rester là. Et s’il n’est pas là, ça lui donnera une raison encore meilleure.