« Sha... la la la la la la. Toad ? » Il déboule dans la cuisine, les cheveux encore trempés parce qu'il sort de la douche et les pieds nus comme toujours, satisfait de sa petite pirouette de rattrapage. Ezra qui chantonne Baby It's You sans raison ça n'a rien d'étonnant. Ezra qui appelle Toad Shashawnee, par contre, ça n'arrive jamais. Toad ne sait même pas que sa sœur a vendu la mèche à Ezra sur son prénom. C'était il y a quelques mois et c'était un accident. Elle téléphonait sur le fixe, sans doute parce qu'elle s'impatientait que Toad ne réponde pas à son portable, et elle s'est mise à l'enguirlander à coup de Shashawnee Baxter ! sans savoir qu'elle avait Ezra au bout du fil. Elle n'avait pas l'air de beaucoup s'en vouloir mais elle lui a quand même demandé d'éviter de la balancer. Ezra tient sa parole principalement parce que ça lui plaît de connaître le secret de Toad sans qu'il le sache, c'est sûrement mal mais il ne peut pas s'en empêcher. Toad sait quasiment tout de lui alors qu'il y a de sacrés trous dans ce qu'Ezra connaît de l'histoire de son pasteur. Toujours est-il qu'il pense de plus en plus souvent Shashawnee quand il voit Toad. Malgré lui c'est comme ça qu'il l'appelle quand il répète une conversation qui aurait lieu entre eux dans un futur aussi proche qu'imaginaire.

« Toad, ça fait un an qu'on habite ici. Un an tout zuste, » il dit en dressant un doigt en l'air. Il fait encore moins d'effort pour corriger son zozotement quand il s'adresse à Toad. Ça fait plus d'un an qu'ils se parlent tous les jours, il doit s'y être fait. « On devrait se faire un bon truc à manzger ou z'sais pas quoi. De toute façon, il faut qu'on fasse les courses, » il ajoute en voyant que Toad vient de s'enfiler la fin du dernier paquet de Lucky Charms. Ça fait partie des choses qu'ils consomment beaucoup tous les deux et qui ne poussent pas encore dans le potager. Il attrape un crayon et une enveloppe au dos de laquelle il commence à dresser une liste de courses.
- Lucky Charms
- Farine

Et après ? Il relève les yeux sur Toad en faisant une moue indécise, il gonfle une joue, puis l'autre, puis pfff. Ses lèvres s'étirent en un sourire. Pourtant il n'aime ni faire des listes, ni faire les courses. Il pense que Toad le trouve méthodique quand il fait ça mais ce n'est qu'une illusion. Au bout du compte il manque toujours un ou deux trucs essentiels dans leurs sacs de courses qui regorgent de superflu. C'est vrai que Toad est pire que lui pour ce qui est de l'organisation mais, s'il y a une chose dont Ezra est certain, c'est qu'il n'étudiera ni la gestion ni la finance s'il finit par aller à l'université. Ce n'est pas son truc. Ni les listes, ni les courses. Ce qui le fait sourire, c'est juste la routine. C'est une scène qui se répète toutes les semaines et il ne s'en lasse jamais. Il a l'impression qu'il ne s'en lasserait pas si elle devait se répéter jusqu'à la fin de sa vie. C'est ça qu'il a envie de célébrer, simplement son quotidien au côté de Toad. « On fera ce que tu veux, t'as envie de quoi ? » Par on, il entend surtout je, parce que c'est lui le cuistot de la maison.

Putain. Est-ce qu’on bouffe encore des Lucky Charms à vingt-huit ans ? Moi oui. Ça sonne pas très mature, pourtant, ça a pas trop l’air d’un truc qu’un type de vingt-huit ans devrait aimer. J’en suis toujours à essayer de manger tous les blancs pour n’avoir que des céréales colorées à la fin du bol. Toad l’adulte responsable. C’est plutôt raté. Il faut qu’on arrête d’en acheter. Vraiment. Plus de sucreries. C’est pas bon pour la santé, de toute façon, ils l’ont dit à la télé. Je vide le reste du paquet dans mon bol, ça forme une petite montagne et ça déborde un peu quand j’y ajoute le lait. J’écrase à moitié le carton de céréales d’une main, pour me souvenir que c’est un déchet et qu’il faudra que je le jette dans la poubelle adéquate. Même si y’a beaucoup plus de chances qu’il reste sur la table jusqu’à ce qu’Ezra passe par là. J’aimerais pas vivre avec moi, je crois. Je lève les yeux vers la porte de la cuisine quand je l’entends… chantonner les shalala de Baby It’s You, même s’il chantonnait pas très juste, ou de manière précipitée. J’hausse un sourcil. J’me dis qu’il ressemble à Jésus marchant sur les eaux en voyant ses cheveux mouillés, avant de réaliser que s’il marchait sur la mer, Jésus devait pas être mouillé, justement. Mais c’est plus facile de s’dire ça plutôt que Dieu que j’aimerais prendre une douche avec toi. Pervers. Dieu approuverait pas que j’pense ça, mais pourquoi diable Dieu a placé Ezra sur mon chemin ? Dieu, pourquoi ?

« Un an », je répète, faussement pensif, alors qu’à l’intérieur de mon crâne ça fait UN AN, QUOI, AUTANT ??? PUTAIN. Un an et je suis toujours pas allé te voir. Le voir. Faudrait que j’arrête de te parler dans ma tête. Un an et l’église ressemble toujours à rien. Un an et y’a toujours pas foule le dimanche matin. Mais pourquoi je suis venu à Savannah, sérieux ? Y’a Ezra qui continue à zozoter et j’ai du mal à me concentrer sur le fait d’être lâche et nul et craignos, tout à coup, le sourire attendri à cause de et pour lui. Les courses. J’ai parfois l’impression qu’Ezra me sert de cerveau. Un an avec Ezra. Un peu plus, même. J’ai presque envie de chialer alors je cligne des yeux longuement pour faire passer l’envie. Ezra il aime ça aussi, les Lucky Charms, et il a dix-neuf ans, il a bien le droit. Si j’lui en vole un peu de temps en temps, ça fera de mal à personne, si ? De toute, il l’a déjà écrit sur la liste, c’est trop tard.

Je le regarde encore, quand il relève le nez de sa liste, j’crois que j’suis incapable de regarder ailleurs quand il est dans la même pièce. J’suis incapable de pas avoir ce putain de sourire niais, aussi. J’imagine que ça doit faire un peu peur, quand on est en face de moi. Mais il est adorable. SOIS MOINS ADORABLE, j’ai envie d’hurler, mais c’est pas sa faute, à Ezra. C’est la faute de Dieu qui l’a foutu là, dans ma cuisine, sa cuisine plus que la mienne d’ailleurs, vu le peu de temps que j’y passe.  « On fera ce que tu veux, t'as envie de quoi ? » Toi. Nu. Sur la table. Je cale. Pourquoi j’ai des images pareilles. Décroche tes yeux de là, Toad, décroche, décroche avant que. J’ai déjà mis un jeans ou je suis en caleçon ? Je suis en caleçon. Fuck. Fuck, fuck, fuck, même mon corps agit toujours comme si j’étais un ado en pleine puberté. Digne. Naturel. Il peut pas voir d’où il est. « Ouaaaaais. » Ça ressemble au brame d’un cerf attardé. Digne et naturel, ce sera pour la prochaine fois. « Je vais jeter ce carton à la poubelle et mettre un pantalon et on y va. » Je colle le paquet de céréales vide devant mon entrejambe et bat en retraite dans ma chambre en espérant qu’il réalise pas que c’est pas là que se trouve la poubelle. J’enfile un jeans bien épais, un vieux T-shirt aussi, c’est toujours mieux pour sortir même si j’ai l’air habillé avec les tatouages. Je balance le carton sur mon lit puis retourne dans la cuisine en ayant respiré un grand coup. C’est pas possible, il se rend compte de rien ? J’me rappelle encore de Skeeter qui me racontait que j’lui plaisais. Parfois, j’ai l’impression que oui, parfois j’ai seulement l’impression qu’il est trop pur et innocent et parfait pour ça. Il doit être asexuel, comme Jésus. Je lève les yeux au ciel à mes propres pensées, attrape les clés du pick-up qui traînent sur le plan de travail. « En voiture, babe. On fera la liste sur place, j’ai pas d’idées là tout d’suite. » Enfin, si, mais on va s’éloigner vite de cette idée-là, si tu veux bien.

Apparemment Toad a envie de « Ouaaaaais ». C'est tout ce qu'Ezra obtient du pasteur avant qu'il ne revienne de sa chambre, un peu plus vêtu. Il a dû s'emmêler les pinceaux, Toad, parce qu'il a emmené la boîte vide de Lucky Charms avec lui, et il est revenu habillé comme prévu, mais sans le carton. Ezra sourit d'un air amusé en observant tout son petit manège, c'est fou ce qu'il peut être désorganisé. C'est sûrement parce qu'Ezra n'est pas tellement plus efficace que lui que les travaux de l'église n'avancent pas aussi vite qu'ils se l'étaient imaginé pendant leurs premières semaines à Savannah, mais Toad est quand même spectaculaire. En même temps, il avait l'air d'être gêné par quelque chose avant de s'éclipser alors peut-être qu'il n'avait pas les idées claires. Ezra soupire légèrement comme un parent désabusé en se disant qu'il a peut-être mangé trop de céréales d'un coup. Toad ne l'aide pas plus quant à la liste de courses une fois qu'il est décent. Faire la liste sur place, ça veut dire ne pas faire de liste et acheter un peu n'importe quoi, comme d'habitude. Soit. Ezra hausse les épaules et lance un « OK » chantant en enfilant ses tongs. Il a envie de faire plaisir à Toad en lui préparant quelque chose, le reste n'a pas d'importance. Et si finalement Toad jette son dévolu sur une pizza surgelée, eh bien c'est qu'il aura. Il n'aime pas lui faire remarquer ses défauts alors il ne dit rien à propos de la boîte qui gît quelque part dans sa chambre, il se fait simplement une note mentale de s'en occuper en rentrant tout à l'heure. Ce ne sera pas la première fois qu'il passe derrière Toad pour corriger discrètement un petit raté. Toad manque d'estime de soi. Ezra a mis longtemps à le remarquer, d'autant plus que Toad était celui d'entre eux qui était le plus en contrôle lorsqu'ils se sont rencontrés, mais c'est plus évident depuis qu'ils sont installés dans leur routine. Ce qui est évident aussi, c'est que parfois Toad est un adolescent et lui une maman trop permissive, mais ça lui plaît d'avoir l'impression de prendre soin de Toad. Il aime bien que Toad l'appelle babe aussi mais, ça, il l'enferme dans une petite boîte à sept serrures qu'il range tout au fond de sa tête.

Il suit Toad jusqu'au pick-up, à jamais gravé sur sa rétine et dans son cœur ce pick-up rouge qui l'a sauvé d'une vie de misère ou même pire, et se jette sur le siège passager avant de lancer le premier CD qui lui tombe sous la main, avant même de regarder. Skeeter Davis. Elle est loin derrière les Beatles sur sa liste d'artistes préférés mais elle y a sa place quand même, Skeeter, dans le coin country cheesy. Il en écoutait avant de rencontrer Toad, de la country, et c'est même l'un des trucs qui les a rapprochés. Mais justement, Skeeter, Ezra pensait que Toad ne l'aimait pas trop parce que chaque fois qu'ils en arrivent à elle et surtout à The End of the World, il s'empresse de la zapper. C'est vrai qu'elle est un peu déprimante quand même, il se dit quand il entend les premières notes de la fameuse chanson. Bien sûr, il fallait qu'il tombe là-dessus. Il lance un regard intrigué à Toad. « Mais, pourquoi t'as un CD de Skeeter Davis ? Je croyais que t'aimais pas. » Peut-être que c'est juste un vieux truc qui traîne dans sa voiture, qu'il garde en souvenir du bon vieux temps — parce qu'il sait que la sœur de Toad a hérité du prénom de la chanteuse, alors ça devait pas mal tourner chez eux —, mais le CD était quand même drôlement accessible là.

Bon. Il a pas l’air d’avoir remarqué quoi que ce soit. Je sais pas si je dois m’en réjouir ou seulement désespérer. Je pourrais être moins subtil, c’est vrai. Même si, bon, je crois que la fois où j’ai pris une chambre avec un seul lit dans un motel en lui racontant que c’était la dernière, c’était pas très subtil. Je lui avais même lancé des clins d’œil complices. Il aurait dû capter, non ? Je sais pas moi-même ce que j’attends de lui, au fond, une part de moi a envie de lui laisser son innocence – surtout que je suis pas exactement ce qu’on appelle un beau parti – et une autre part le secouerait bien très fort en lui hurlant TU ME PLAIS JE VEUX BAISER. Meh. Ce serait un poil indélicat. Au final c’est juste des moments très gênants pour moi où je ne peux pas détourner mes yeux de lui tout en étant incapable d’évacuer les mauvaises pensées. Je pourrais passer ma vie à confesser mes fantasmes, sérieux. Heureusement qu’c’est moi le pasteur. Oui, je suis frustré sexuellement, ok. En plus faut que j’explique à mes coups d’un soir qu’on peut pas aller chez moi parce que y’a un amish dans mon salon, et puis quand je rentre de chez eux et que je croise Ezra je me sens sale alors que j’ai décidé (très vite bizarrement) que le péché de chair serait pas un péché dans ma paroisse. Mais passons, passons, oublions que j’me sens serré dans mon jeans et concentrons-nous sur les courses. Je ferme la porte à double tour en me disant que j’enferme les fantasmes dans la maison, c’est fini pour aujourd’hui, tu te calmes et t’arrêtes de faire comme si j’étais un ado en chaleur, merci. J’vous dis pas à qui je parle, pour la décence. Et dire que l’idée d’être chaste m’avait effleuré l’esprit un jour. Les séquelles de la drogue, tout ça.

Je reste concentré sur l’objectif supermarché, c’est rien de trop compliqué et pour une fois j’me suis même pas tapé la tête contre l’habitacle en entrant dans le pick-up. C’est la folie, wouhou, j’me dis que y’a plus de raison que ça tourne mal ou que j’me tape la honte encore, Ezra attrape un CD comme il le fait toujours pour le pousser dans l’autoradio et je souris bêtement parce qu’on a les mêmes goûts – bah oui, j’ai fait son éducation musicale à défaut de faire son éducation… Arrête d’y penser, putain. J’fais pas trop attention à la première chanson, paumé entre mes pensées à la con et la route qu’il faut regarder. C’est seulement quand j’entends les premières notes de la deuxième que je serre les dents par réflexe, appuyant n’importe où sur l’autoradio d’une main hasardeuse parce que y’a un abruti devant nous et si j’le lâche des yeux c’est sûr que ce sera l’accident, mais putain, putain, pourquoi la chanson continue, pourquoi l’autoradio la joue, déjà, pourquoi Ezra a foutu ce CD, merde ? Tu sais pourquoi. Oui, je sais, j’me suis payé une escapade chialage sur un parking y’a deux jours et j’ai pas rangé le CD à sa place, au fin fond de la boîte à gant. Et Ezra qui me d’mande pourquoi j’ai un CD de Skeeter Davis. C’EST MA CHANTEUSE PRÉFÉRÉE PUTAIN, j’peux juste pas l’écouter avec quelqu’un, parce qu’elle me donne trop envie de pleurer ma race. J’ai pas envie de dire ça à Ezra, j’ai pas envie de lui pourrir la vie avec mon obsession de névrosé pour mon ex, j’ai pas envie qu’il me voie retenir pathétiquement des larmes hypothétiques alors je continue d’appuyer comme un demeuré, les lèvres pincées pour pas dire les putain putain putain qui trottent dans ma tête tout haut. Ça finit par l’éjection du CD hors de l’autoradio, ma main qui se cogne violemment sur le tableau de bord en tentant de revenir sur le volant et mon pied qui défonce le frein au moment où l’autre pile devant nous. Un centimètre et on avait les airbags dans la gueule. Je renifle, reprends mon souffle parce que visiblement j’avais arrêté de respirer. « Pardon putain. Merde, j’voulais pas dire put. Pardon, ‘scuse-moi, Ezra. » Je cale encore plusieurs secondes, avant que les klaxons derrière me fassent redémarrer. « J’adore Skeeter Davis. » Je lâche, plus calmement, au bout de c'qui semble une éternité. « C’était la chanteuse préférée de ma mère. » J’me rappelle que j’écoutais que ça, ado, Skeeter qui me balançait d’éteindre cette merde et moi qui lui répondais qu’elle était baptisée d’après cette merde. « Mais ça me rend triste de l’écouter. » Je précise pas plus, en me disant qu’il fera le lien avec le c’était précédent, même si c’est pas du tout le décès de ma mère qui m’a fait tirer un trait sur Skeeter Davis, c’était même grave le contraire, à l’époque. J’me gare sur le parking du Walmart, encore fébrile, sans plus aucune musique dans la bagnole, sans doute pour le mieux parce qu’après The End of the World, à peu près toutes les chansons du monde me rappellent Reggie.

Et là ils frôlent l'accident. C'est comme s'il avait appuyé sur un détonateur quelque part à l'intérieur de Toad en mettant cette chanson. Il contient l'explosion autant qu'il peut mais ses gestes sont précipités et trop brutaux quand il essaie d'éteindre la musique comme si sa vie en dépendait et Ezra a l'impression d'avoir commis une erreur monumentale. Ce n'est pas tellement rare que Toad réagisse bizarrement, qu'il ait l'air paniqué pour rien, mais il n'avait jamais perdu les pédales aussi littéralement. La ceinture évite à Ezra de s'éclater le front dans le pare-brise mais son cœur bat encore la chamade suite au choc quand Toad redémarre. Il fixe la route de ses yeux écarquillés, les mains crispées sur ses genoux. Et Toad de se confondre en excuses. Une fois que son corps enregistre que la menace est passée, Ezra finit par se détendre un peu et il tourne la tête vers Toad, un faible sourire aux lèvres. C'est presque un sourire d'excuse parce qu'il sait bien que c'est un peu sa faute, tout ce qui vient de se passer, même s'il ne comprend pas exactement pourquoi. C'est aussi un sourire attendri parce que Toad s'excuse toujours beaucoup trop et en particulier quand il craint d'avoir heurté la sensibilité d'Ezra. J'suis pas un enfant, Toad, il voudrait lui dire. J'suis pas un enfant. Si tu savais à quoi je pense quand t'es dans ta chambre et moi dans le clic-clac, si tu savais combien de fois j'ai imaginé te rejoindre sous tes draps. Il serait sûrement choqué, Toad. Il a l'air de croire qu'Ezra est un gamin encore ou, pire, un ange. Et c'est terrible parce qu'Ezra pense qu'il le décevrait s'il devait lui montrer combien il est loin d'être un ange. Alors il se contente de ce sourire qui se veut apaisant. « Toad, dis pas pardon pour un putain. J'en dis des gros mots tu sais ? » Il doit avoir un filtre, quand Ezra jure, Toad devient sourd, tout comme il devient aveugle quand Ezra ne le regarde plus avec son innocence habituelle, ou plutôt quand son regard évite trop délibérément de se fixer sur son torse ou ce maudit tatouage dans son dos, celui qui s'arrête juste au-dessus du creux de ses reins. Son regard aussi il doit l'arrêter là quand ils bossent et que par malheur Toad enlève son tee shirt, surtout ne pas descendre plus bas, pas plus bas que cette ligne bleue. C'est ça qu'il fait, Ezra, il trace des lignes et il fait attention à ne pas les dépasser pour garder les idées claires et l'âme pure. Comme si c'était pas déjà trop tard.

« Enfin... Moi j'suis désolé, j'ai pas vu ce que je mettais. Je pensais vraiment que tu l'aimais pas, j'avais pas pensé que... » Il hausse les épaules. Il n'y a de la musique dans sa vie que depuis trois ans et ça n'a jamais été autre chose qu'un plaisir et une échappatoire, alors les mauvais souvenirs accrochés à un morceau ou une chanteuse, il ne sait pas ce que c'est. La réaction de Toad lui paraît quand même drôlement violente, mais il faut dire qu'il ne connaît pas exactement les circonstances de la mort de sa mère. « J'adore Skeeter Davis aussi, mon patron se fout même de moi. » Et ça le rend heureux de se découvrir encore un goût en commun avec Toad, alors que celle-là c'est pas Toad qui la lui a fait écouter. Il saute hors de la voiture et se dépêche d'aller chercher un chariot avant de rejoindre le pasteur dans sa cacophonie métallique. Il est un peu perdu dans ses pensées, encore plus déterminé à trouver un moyen de le faire sourire maintenant qu'il l'a rendu triste, alors il voit un peu trop tard la petite mamie qui surgit devant lui. Il pile, comme la voiture tout à l'heure, mais le mal est fait et la petite vieille est par terre. Pourquoi maintenant ? Dieu le punit parce qu'il a osé penser au creux des reins de son serviteur, même si c'était rien qu'un tout petit peu, une toute petite fraction de seconde et complètement en arrière-plan ? Il pousse juste le chariot hors du passage des voitures et se précipite sur la mamie pour l'aider à se relever. Il s'excuse plus en dix secondes que Toad en un mois mais la mamie lui assure qu'elle n'a rien de cassé, même si elle a l'air un peu chiffonné. Une fois qu'elle est repartie sur ses deux jambes, Ezra revient jusqu'à Toad, tête baissée, et colle son front contre son torse, les joues en feu. « Heureusement qu'on croit pas à l'Enfer hein ? », il fait d'une voix étouffée. « J'fais tout de travers aujourd'hui, peut-être que tu devrais cuisiner. »

J’me mordille la lèvre, quand il me rappelle qu’il dit des gros mots, lui aussi, le regard qui quitte plus la route après la frayeur de tout à l’heure. Je sais pas trop, mon cerveau doit tellement s’imaginer que le plus vulgaire qu’il puisse lancer c’est saperlipopette, comme Hugh Grant dans Notting Hill que j’ai jamais vraiment remarqué quand il jure. De toute façon, s’il jurait, ça ne changerait pas grand-chose parce qu’il atteindrait quand même pas mon quota de putain journalier. C’est sa candeur qui me donne envie de m’excuser, à chaque fois que mon côté redneck à peine sorti du Texas refait surface, comme une envie de le protéger, de le préserver de tout ce que je suis, les cigarettes et les joints que je cache derrière mon dos, les cannettes de bière que je bois par petite gorgée et non cul-sec comme avant, les pardons pour un putain et tout le passé jamais déballé, les seringues, la violence, l’obsession. J’me dis qu’il comprendrait pas, j’me dis qu’il fuirait et j’ai pas envie qu’il s’en aille, j’veux le préserver tout en le gardant près de moi, égoïstement, même si pour ça il doit rester dans le salon et jamais mettre les pieds dans ma chambre, malgré toutes les tentations, malgré toutes les fois où j’ai juste envie de lui dire de venir dormir avec moi, sans même essayer d’être ambigu. Y’a un maigre sourire qui revient sur mon visage quand il dit que lui aussi, il aime Skeeter Davis. A défaut de coucher ensemble, on est des âmes sœurs musicales, Ezra et moi, même si je suis incapable d’écouter Skeeter Davis avec lui, et ça me fait bêtement plaisir tandis que je me gare enfin dans le parking du Walmart. Espérons que le voyage retour ne soit pas aussi éreintant.

Pendant qu’Ezra va chercher le chariot, je récupère le CD pour le ranger à sa place, tout au fond de la boîte à gant, derrière une pile de CD parfaitement inoffensifs. Ça nous évitera l’accident. Je sors du pick-up juste à temps pour voir Ezra foncer dans une mamie et se confondre en excuses en l’aidant à se relever, la grimace se transformant en sourire attendri. C’est un crime d’être aussi mignon en renversant une petite vieille. Je tente de prendre une expression neutre en faisant mine de récupérer les sacs dans le coffre quand il revient vers moi, pour pas lui montrer que j’ai tout vu. Quoi ? J’veux pas l’embarrasser. Mais quand j’me retourne, y’a son front qui vient se poser contre mon torse et j’me sens un peu tendu, tout à coup, comme dans la voiture quand j’ai pilé de justesse. Je lâche les sacs dans le caddie pour tapoter sa tête d’une manière beaucoup trop paternelle, tout ça parce que j’suis toujours en train de caler sur ce que j’ai pensé ce matin lorsqu’il m’a demandé ce que je voulais. C’est presque trop distant, mais ça devrait pas m’exciter qu’il soit aussi gêné, si ? Foutu moi, et le petit rire que je laisse entendre sonne faux et forcé. Mais à quoi je joue, putain. Faut croire que c’est la journée nationale des mauvaises pensées. J’espère qu’ils font pas de promo sur les pêches et les aubergines aujourd’hui. « Ça c’est pas l’idée la plus sage que t’aies eue, babe. » Faut que j’arrête de l’appeler comme ça, aussi, parce que ça sous-entend beaucoup trop de choses. J’peux pas m’en empêcher, et je pense qu’Ezra a jamais fait attention au fait qu’il était le seul que j’appelais babe, il doit se dire que je suis le genre à donner des surnoms affectueux à n’importe qui. C’est peut-être mieux qu’il se dise ça. Mais bon, moi faire la cuisine, faut oublier, sauf si on aime les pâtes crues et les œufs sur le plat avec supplément coquilles. « Mais on peut aller au restau s’tu veux. Après tout c’est une occas’ spéciale. » J’pourrai te faire du pied sous la table et faire comme si c’était pas voulu. J’lui lance un clin d’œil avant de m’emparer du chariot. Faisons les courses, ça me changera les idées. J’me dirige au rayon shampooing en me souvenant qu’on était presque au bout du nôtre, évite soigneusement le rayon capotes et autres du regard même si idéalement il faudrait que j’en rachète pour mes escapades Grindr. Ça attendra une autre fois. Ouais, parce qu’Ezra peut pas savoir que je m’envoie en l’air, non plus, évidemment, le pasteur est chaste et ne se débarrasse pas du tout de sa frustration sexuelle en baisant de parfaits inconnus. « On prend toujours le même ? » Je demande, aussi sereinement que possible. Parfois j’ai peur qu’il veuille en prendre un différent du mien, parce que j’adore qu’il sente la même odeur que moi. Putain d’obsédé, et j’crois bien que j’suis en train de rougir.

Qu'est-ce qui lui prend de se coller à Toad comme ça, comme si c'était naturel, comme si c'était quelque chose qu'il faisait tous les jours ? Comme si ça n'agitait pas une tempête dans ses entrailles et ses pensées, comme s'il n'y avait rien de mal à ça. Il peut pas. Il doit pas. C'est pas parce que Toad s'ouvre un peu à lui sur son passé et ses sentiments qu'il a le droit de s'engouffrer dans la brèche. Il mesure une bonne tête de moins que Toad et même sa main qui vient lui tapoter maladroitement le crâne lui paraît immense. Pourtant, c'est bizarre, il aime bien se sentir minuscule contre lui. Il se sent à la fois plus vulnérable que jamais et parfaitement en sécurité. C'est sûrement pour ça qu'il fait sans arrêt le bébé autour de Toad, il aime trop lui donner l'occasion de le rassurer. Il faut dire que c'est comme ça que tout a commencé. Mais il faut qu'il se reprenne, c'est n'importe quoi. Il vient quand même de renverser une mamie. Toad c'est son meilleur ami, son sauveur et sa mission à la fois, une source intarissable de bonheur... et de confusion. Mais ça, ça devrait pas. Tout comme il devrait pas rougir de plus belle quand Toad l'appelle à nouveau « babe », surtout pas rougir de plaisir plus que d'embarras. Babe c'est une bimbo au bras d'un macho, ça devrait pas lui plaire. Babe ça a peut-être été d'autres personnes dans la vie de Toad avant. Mais tout ce qui compte pour Ezra c'est d'être le seul maintenant. Est-ce qu'il est le seul ? Il ne croit pas l'avoir déjà entendu appeler quelqu'un d'autre comme ça, mais ils ne passent pas tout leur temps ensemble non plus.

Il le suit vers les portes du magasin en essayant de faire mine de rien. Non il n'a pas les joues encore en feu, non il n'a pas des sensations embarrassantes dans le bas du ventre, non le clin d’œil ne vient pas d'en rajouter une couche, non. Il roule des yeux dans le dos de Toad avant de réagir à sa suggestion. « Ouais, pourquoi pas... » En plus il a été payé y a pas longtemps, il pourrait l'inviter. Heureusement qu'il a arrêté de dilapider son fric dans des vinyles et des CDs. Il suit Toad dans les rayons, une main sur le caddie pour pas le perdre, comme les enfants qui suivent leur mère autour d'eux — décidément leurs rôles n'arrêtent pas de s'intervertir. Il est un peu ailleurs tandis qu'en lui se battent la liste de courses qu'il a quand même essayé de dresser dans sa tête pendant le trajet en voiture et toutes ces foutues pensées indésirables qui continuent de se taper l'incruste. Il hoche vaguement la tête à sa question avant de lever les yeux sur son visage. Est-ce qu'il a pas les pommettes roses lui aussi ? Il fait pourtant pas spécialement chaud dans le magasin, ils mettent même la clim trop fort au goût d'Ezra. Il fait une moue bizarre en essayant de retenir le petit sourire qui lui chatouille les lèvres. « Ouaip. » Et puis il observe le reste du rayon comme s'il cherchait quelque chose même si tout ce qu'il cherche à faire c'est fuir le regard de Toad. Il a peur qu'il lise en lui, il a peur qu'il devine à quoi il pense. Qu'il adore l'entendre dire on pour parler d'eux, qu'il adore partager son shampoing, sa salle de bain, sa maison, son canapé, sa cuisine et son église, qu'il adore sentir comme lui, qu'on puisse les associer comme une évidence. Ezra et Toad. Toad et Ezra. Eux. On. Il ne manquerait plus qu'ils partagent le même lit. Il a déjà eu l'impression que Toad l'y invitait d'ailleurs mais il n'a jamais été certain de ce que ça impliquait, il ne s'est jamais autorisé à le prendre au sérieux. « Hmm z'vais chercher les Lucky Charms. » Ça au moins il est sûr que c'est sur la liste. « Tu veux d'autres trucs sucrés ? » Il connaît déjà la réponse à la question. Pour ça aussi ils ont les mêmes goûts. Il a déjà fait quelques pas quand l'idée le frappe et il pivote pour le regarder, les yeux pétillants. « Plutôt que le restau, on pourrait faire un petit déjeuner sinon ? » Lui, il n'a jamais fait ça quand il était gamin, le breakfast-for-dinner devant la télé qu'il ne connaît justement que de ce qu'il a vu à la télé, et ça le fait un peu rêver.

Parfois j’me demande de quoi on a l’air. Les deux gars qui font les courses ensemble, le p’tit mec un brin démodé avec ses airs de Beatles et le grand gringalet qui fait un peu flipper avec tous ses tatouages. J’pense même pas qu’on puisse passer pour des colocs. De toute, les colocs ça fait pas les courses en commun, chacun son étage dans le frigo, non ? J’sais pas, j’ai jamais vécu en coloc, Ezra c’en est pas vraiment un, j’crois pas. Y’a que les couples amoureux qui font les courses à deux, à se chamailler sur ce qu’il y aura au souper, puis quand l’amour se barre, ça devient la corvée qu’on se refile en s’engueulant. C’est sûrement de ça qu’on a l’air. Un couple mal assorti, trop d’écart dans l’âge et dans l’allure. Les gens se demandent sans doute ce qu’on trafique ensemble ou se disent que ça fera pas long feu. J’saurais même pas dire ce qu’on est l’un pour l’autre, Ezra et moi, s’il me voit autrement que juste le pasteur qui l’a fait monter dans son pick-up un jour et qu’il a pas quitté depuis. J’sais même pas vraiment pourquoi il est jamais parti. J’m’étais dit qu’un jour je retournerais à mon pick-up et qu’il serait plus dedans à m’attendre, qu’il se serait envolé sans laisser un mot. Je m’étais préparé à l’éventualité, même si j’savais que ça me briserait un peu le cœur. Je me suis fait à l’idée que j’suis pas quelqu’un avec qui on a envie de rester pour l’éternité, depuis Reggie, et je m’explique pas pourquoi Ezra est toujours là. Surtout avec la vie de petite femme au foyer que j’lui offre, même si je l’aide du mieux que je peux, j’reste un cas désespérant quand on en vient aux tâches ménagères. J’suis beaucoup plus convaincant dans le rôle du macho à deux balles. Même si j’ai pas envie d’l’être.

Pourquoi pas. Il a pas l’air excessivement enthousiaste pour le restaurant. Pas non plus complètement rebuté par la proposition. En fait, il a juste l’air ailleurs, il doit penser à autre chose. Enfin, pourquoi pas, c’est pas un non, alors on verra bien si les courses nous inspirent ou pas. En espérant qu’elles m’inspirent pas d’autres visions salaces. Au moins, au restau, il y aurait des gens autour, ce serait safe, j’aurais moins envie de me jeter sur lui. La gêne, la honte, tout ça, ce sont de bons inhibiteurs. Puis je me réjouissais vraiment de lui faire du pied sous la table l’air de rien. J’essaye de garder ma dignité au rayon shampoing, tout en rougissant comme une gamine, mais faisons comme si c’était la chaleur torride du magasin. En vrai, il fait assez frisquet, mais faisons comme si. J’arrive pas à interpréter la moue qu’il fait. Dégoût, embarras, autre ? Et puis il détourne les yeux et je panique intérieurement en prenant le flacon de shampoing, manque de faire s’effondrer le rayon et ramasse – dignement, toujours – les quelques bouteilles qui sont tout de même tombées à terre. C’est bon, c’est sûr, je dois l’emmerder avec mes histoires de shampoing, surtout que nos cheveux ont rien en commun, courts et décolorés versus longs et naturels. On va vraiment pas ensemble. Vraiment pas. Je finis par en prendre trois différents au hasard que je balance dans le caddie en tentant de pas montrer que je suis en train de mourir à l’intérieur tout ça parce qu’il ne m’a pas dit oui avec un sourire. J’dois imaginer le pire, évidemment, Ezra se rend juste pas compte que c’est important pour moi. Important d’une façon très disproportionnée, clairement, mais important quand même. Je regrette déjà d’en avoir pris trois. Et s’il interprète ça de manière négative au lieu de se dire ah il me laisse enfin le choix ? Oh non. Non, non, non. J’aurais pas dû me lever ce matin. Si j’avais su que j’allais me prendre la tête sur du shampoing. Et maintenant il veut aller chercher les Lucky Charms tout seul. J’ai envie de lui filer une bonbonne de laque et lui demander de m’achever. Non je suis pas mélodramatique. Tu veux d’autres trucs sucrés ? « Oui, toi. » Une seconde. Deux secondes. Trois secondes. « Tooooooi…lettes. Il nous faut du papier toilettes. » Cette transition glamour vous a été offerte par Toad Baxter. Est-ce que je peux me faire cryogéniser maintenant pour qu’on me réveille quand je serai devenu quelqu’un de décent avec un cerveau en état de marche ? Si ça arrive un jour, du moins. Heureusement, Ezra y a pas prêté attention, il était déjà en partance pour le rayon sucreries. Mais voilà qu’il se retourne pour me regarder et je dois dire que je ne sais pas comment ça se fait que j’aie pas encore fondu comme le salaud dans Roger Rabbit. Il est beaucoup trop mignon. Et il réalise même pas. Trop de candeur. Je crois bien que je vais réellement me mettre à fondre. « Tout c’que tu veux. » J’le veux aussi, tant que tu me fais ces yeux-là.

Il l'entend parfois. Il entend ses gaffes et ses lapsus mais il n'a pas envie de se demander ce qu'ils veulent vraiment dire, s'il doit y faire attention et les prendre au sérieux. Peut-être qu'il a des déconnexions dans le cerveau parfois à cause de son passé mystérieux de junkie. Il ne s'est pas beaucoup confié à Ezra là-dessus mais il sait que Toad a fait une cure de désintox et qu'il va à des réunions de narcotiques anonymes, et pour ce qu'il en sait, il s'est pas mal abîmé à l'époque. Il ne l'a jamais jugé là-dessus, Ezra, ou bien seulement dans la mesure où ça rend tout ses efforts pour être quelqu'un de bien encore plus admirables. Donc il l'entend, oui, toi, et son rattrapage trop maladroit le fait sourire mais il fait semblant de rien. Un jour il creusera peut-être. Sans doute. Ça lui fait peur d'y penser. C'est un peu son grand problème, à Ezra, le statu quo lui paraît toujours trop confortable pour prendre n'importe quel risque, et il n'a fait qu'empirer depuis son excommunication sur ce plan-là. Il faut croire que s'arracher à tout ce qu'il avait toujours connu une fois, ça l'a rendu définitivement craintif. « C'est pas tellement sucré le papier toilette. » Sourcils haussés, moue innocente, quand même suffisamment exagérée pour que Toad sache qu'il plaisante. « OK. Petit dézjeuner devant la télé alors. Zje l'ai zjamais fait ! Mais zj'ai vu ça dans Malcolm. » Et il se rend compte que ce n'est pas exactement la représentation d'une famille ordinaire, mais c'est le genre de détails qui sonnent authentiques et qui lui font réaliser à quel point il a vécu sa vie en marge des Anglais. Enfin, des Américains. Son enfance, son adolescence, elles n'ont rien eu à voir avec celles des gens qu'ils croisent dans les rayons. Même Toad avec ses problèmes de drogue et son éducation de redneck, comme il dit, partage plus de chose avec n'importe qui ici, y compris les plus rangés. Ça paraîtrait tellement fou à ses frères et sœurs, comme idée. Leur autre monde, c'est le sien maintenant. « Bon, on va prendre des bonbons et du chocolat aussi, et puis des fruits parce que c'est sucré mais un peu meilleur pour la santé. » Et c'est important quand même. Oh, sa mère serait affolée si elle l'entendait. « Et on regarde quoi du coup ? À toi de choisir pour ça, t'es oblizgé. »

J’lui offre une grimace assortie d’un clin d’œil à sa plaisanterie, pour essayer de reprendre un peu de contenance, si pas à l’intérieur, au moins que ça fasse illusion à l’extérieur. Se calmer, respirer un grand coup et sourire beaucoup trop parce qu’il est adorable. Se retenir toutefois de lui pincer les joues comme une mamie gâteuse. C’est ce que Magda fait à chaque fois qu’elle le voit. Parfois j’suis jaloux, parce que j’me prends que des coups de sac à main, moi. Et je sais pas ce qu’elle met dedans, mais ça fait mal. C’qu’il y a de bien avec Ezra, c’est qu’il semble jamais vraiment remarquer à quel point j’suis excité en sa présence. Sérieusement, on dirait un animal en rut, mais il a pas l’air de capter, il relève pas les lapsus, il m’accuse pas de penser qu’à son p’tit cul – pourtant Dieu sait que j’y pense autant qu’à ses chevilles. Les plus jolies chevilles qui soient. Malcolm, j’ai le vague souvenir d’avoir maté ça avec Skeeter et Sunday le dimanche matin en foutant des céréales plein le canapé, pourtant j’me rappelle pas plus de détails qu’une famille de weirdos et un gosse aux oreilles trop décollées. Par contre, les petits déjeuners pour le souper c’était un peu le truc qu’on faisait dès que le paternel partait cuver son whisky ailleurs, on sortait les gaufres surgelées, on en enfonçait un tas dans le micro-ondes puis on surmontait le tout de n’importe quoi du moment que c’était plein de sucre. J’avance vers le rayon chocolat et tout c’qui fait grossir avec lui, grinçant des dents au moment où il parle de fruits. NON PAS LE RAYON FRUITS ET LÉGUMES, je me retiens d’hurler comme si c’était une chose très dangereuse. Relax, il peut pas savoir, suffira de regarder ailleurs, ou de le laisser y aller tout seul. Ouais. Va, reviens-moi et n’achète surtout pas des pêches. Et il veut que je choisisse le film ? « On m’a toujours dit qu’j’avais des goûts d’merde en films. » Seth, surtout, Skeeter aussi quand on bataillait pour la télécommande quand on était gosses. Bon, ça va, je sais que c’est vrai, Die Hard c’est pas un monument du cinéma, les quatre suites non plus, et les huit Fast and Furious encore moins. Mais ça me prend pas la tête, pas comme les putain de films qui s’achèvent sur des toupies qui tournent. J’y pige que dalle. « On peut regarder un truc de superhéros ? Ou un Disney ? » Les sachets de bonbons et tablettes de chocolat s’entassent dans le caddie en moins de deux et j’me dis qu’on dirait vraiment les courses qu’un gamin de six ans ferait. Oh et des pancakes sous vide, hop dans le butin. Maturité moins dix, Toad. J’ai déjà un score négatif, de toute façon. Chting. Je sors mon téléphone de ma poche, oh un message Grindr, oh une bite, oh je dois être rouge radioactif, surtout quand mon portable m’échappe des doigts quand je tente de le verrouiller et atterrit dans le chariot, juste au moment où Ezra y ajoute les Lucky Charms tant convoités. « REGARDE PAS », je clame avec trop d’ardeur en récupérant l’objet de la honte. Est-ce qu’on peut reprendre cette journée à zéro ? S’il vous plaît, là-haut ?

Il hausse les épaules. « On s'en fiche de ce qu'on t'a touzjours dit, Toad, » il dit presque sévèrement... C'est-à-dire qu'il a les sourcils un peu froncés. S'il pouvait rencontrer tous ceux qui ont rabaissé Toad dans sa vie, bon sang. Il ne sait pas ce qu'il ferait en fait, à part froncer encore plus les sourcils et les contredire à la moindre occasion. Malheureusement la parole des médisants a souvent plus de poids que la sienne dans le cœur de Toad, à commencer par celle de Toad lui-même. « Les deux ça me va, on verra ce qu'on trouve en streaming. » Le streaming, comment il s'en est passé pendant dix-huit ans ? Sans doute que c'est une bonne chose en fait, sinon il n'aurait jamais rien fait d'autre. Il suit Toad dans les rayons, un peu ailleurs, le laisse amasser son butin de gamin trop gourmand en se disant vaguement que le diabète doit les guetter de près, tapi dans l'ombre d'un de ces trucs cent fois trop sucrés. Allez, il fera des soupes et des salades jusqu'à Noël pour compenser, c'est pas grave. Mais quand même, des pancakes sous-vide ? Il regarde le paquet tombé entre les céréales et les bonbons multicolores, ça lui arrache une grimace. « J'peux les faire les panc— Oh. » Les pancakes l'avaient déjà arraché à sa rêverie mais le bruit métallique du téléphone contre le fond du chariot est un rappel carrément brutal à la réalité. Enfin, pas tant le bruit que l'image qui prend bien trop de place sur l'écran du téléphone. REGARDE PAS. Regarde pas regarde pas regarde pas, mais il a vu c'est trop tard. Son cerveau marque un temps d'arrêt, ce qu'il faut pour donner du sens aux pixels couleur chair, et puis ça fait tilt et ses pensées libérées fusent et s'embrouillent, l'embrouillent. Il a envie de se frapper la tête contre la poignée du chariot quand la première question qui lui traverse l'esprit est : est-ce que c'est Toad ? Mais une commotion cérébrale n'arrangera rien. Ils sont probablement aussi rouges l'un que l'autre, Toad et lui, et il y a de nouvelles questions qui se bousculent dans la tête d'Ezra : c'est qui ? Pourquoi Toad a ce genre de photo sur son téléphone ? Pourquoi il regardait ça maintenant ? Mais finalement il décide que le mieux c'est de faire comme si de rien n'était. Autant que possible. « Des oranges. » Il leur faut des oranges, évidemment. « Pour... » Non, il a pas envie de parler de jus ni de parler de presser quoique ce soit, alors il s'arrête-là et pivote sur ses talons sans rien ajouter. Nauséeux comme pas permis, il se met en quête des fruits en livrant une imitation presque convaincante d'un garçon qui n'avance pas en plein brouillard.