J’le déteste, j’le déteste, j’le déteste, j’le déteste, j’le déteste, j’le déteste, j’le déteste !
La tristesse qui secoue les épaules. Les larmes qui dévalent les joues. Et la colère tournée vers Jax, vers moi… le sentiment bascule d’un côté à l’autre avec la régularité d’un métronome et c’est déroutant.

Ah j’ai voulu faire la fière, j’ai voulu faire la forte, j’ai voulu faire la grande, j’ai voulu faire l’indépendante. J’ai voulu faire comme eux. Et j’me retrouve sur le bas-côté. Même pas laissée gentiment là, mais clairement fichue là. Pschitée par une bombe aérosol, loin derrière, le moustique gêne. Juste parce que j’ai fait… quoi ? Un caprice ? Une erreur ? Parce que je l’ai contrarié ? J’sais pas ce qui fait le plus mal. Ses mots comme ses couteaux ou son comportement comme un vent tournant. Il s’en fiche depuis longtemps si ça se trouve ? Ce n’était qu’un acte que de hausser la voix une fois par mois, jouer au grand-frère un peu froid car trop bien pour moi. Peut-être qu’il n’attendait que ça, qu’une excuse toute offerte pour se débarrasser du boulet qui piaillait autour de lui, boulet accroché à la jambe d’Halina, boulet adopté, même pas une vraie Kida. Si ça se trouve, il ne m’a jamais considérée. Si ça s’trouve, j’fais même pas partie du cirque à ses yeux. Ce ne sont pas ses affaires, il ne veut pas discuter, il s’en fout tout court… C’est plutôt clair en réalité.

C’est pire qu’une peine de coeur, plus efficace qu’une balle de plomb.
J’sais pas quoi faire, à part m’accrocher fébrilement à mon vieux téléphone déglingué comme une maniaque. Trop de tension dans les muscles. Ça m’donne froid. Y a comme une atrophie. J’me sens seule. Perdue. Et pendant un instant, je me demande si Jax ne se sent pas comme ça lui aussi. Mais j’me resaisis comme piquée par l’absurdité de la chose. T’es ridicule, Ninel. Il se poserait même pas la question lui. Puisqu’il s’en fout ! La rancune qui découvre son chemin dans mes veines, peut-être bien pour la première fois. Qu’il aille en enfer sous les tambours d’sa guerre. Ça m’rement en mouvement, vers la seule direction que je connaisse, la seule qui ressemblera toujours à la maison où que je sois. Le cirque, les caravannes, Zyki. Mon repère sûr, il est là, il n’a jamais changé. J’sais pas ce que j’ai cherché de Jax finalement. Moi non plus j’ai pas b’soin d’lui. J’ai toujours eu ce qu’il fallait. Le meilleur cousin d’la terre. Jamais absent d’mon radar.

Je hais Jax. La voix qui tient bon une seconde, en suspension avant le mouvement suivant. Quand tout le reste s’écroule la seconde suivante. À nouveau ce rouleau compresseur de larmes sur la peau, au fond du sang, au coeur des os. Craquage classique devant Zyki. À bout d’souffle. Après avoir tout de suite trouvé où il était planqué. Après avoir déboulé au milieu de son bazar fou. Il doit avoir l’habitude de la gamine trop sensible qu’il a eu le malheur de réconforter une fois quand ils étaient petits. Depuis, j’m’accroche à lui, à sa magie. J’m’accroche et j’ouvre les vannes. Même si j’dis jamais tout, j’pleure ou ris beaucoup. C’est comme ça entre nous.

Perché sur son échelle ou dans les nuages on sait pas on sait plus, il est haut Zyki, beaucoup trop haut. Bras tendus, les mains qui s'affairent sur les projecteurs accrochés dans le chapiteau, il arrive tout juste à les atteindre et chaque mouvement trop brusque le fait tanguer dangereusement. Il s'en rend pas compte lui, tout ce qu'il voit c'est ce qu'il fait, la tâche sur laquelle il a décidé d'se concentrer. Les vis qu'il enlève et replace, les fils qu'il tire et remet au bon endroit. Il s'affaire avec une telle application que plus rien n'existe autour de lui – ni l'reste du cirque ni les problèmes, il oublie tout tant que ses doigts sont occupés, tant qu'il trouve sur quoi focaliser ses neurones survoltés.

« Je hais Jax. » La voix sort de nulle part et ça l'fait sursauter, sa carcasse qui menace de partir en avant, ses mains qui s'agrippent juste à temps au sommet de l'échelle pour s'empêcher d'aller s'écraser plusieurs mètres plus bas. « Wooow faut prévenir quand t'arrives, même moi j'sais ça. » Pourtant il le fait jamais. Et quand il regarde en bas il comprend mieux – c'est Ninel.

Ninel qui s'met à pleurer.

Il fronce les sourcils sans comprendre, à la fixer comme si c'était une équation à trop d'inconnues, comme s'il faisait face au plus grand mystère du monde. C'est que maintenant qu'il comprend les mots qu'elle a prononcés, à repasser la phrase dans sa tête pour enfin piger. Jax. C'est pour lui qu'elle s'fissure comme ça ? Il est complètement perdu, toujours perché là-haut, prunelles fixés sur elle comme si ça pouvait lui donner la solution. « Bon attends, respire ? J'arrive, t'étouffe pas s'te plaît. » Il pose son tournevis dans la boîte à outils qu'il a montée avec lui, observe les vis qui restent dans sa main d'un air dubitatif. Il lève les yeux, les baisse, les lève, et vraiement il voit pas où c'est censé aller alors il s'dit que c'est pas grave. C'est peut-être en trop, il sait pas, il s'en fout. Il les cale dans sa poche au milieu de sa quincaillerie personnelle, et il attrape la boîte avant de se mettre à descendre en s'tenant à une main. Il va un peu trop vite, manque de se casser la gueule une fois ou deux, se met à rire quand il saute à quelques marches du sol. Mais Ninel rigole pas, Ninel a toujours les yeux comme des cascades. « Euh, ça va ? » Bien sûr que non mais il sait pas quoi dire d'autre, et quand elle se retrouve blottie contre lui il sait même pas si c'est elle qui s'est écroulée dans ses bras, ou si c'est lui qui l'a enserrée le premier. Un étau autour d'elle comme pour la protéger, comme si plus rien n'pouvait l'atteindre maintenant qu'il l'étreint. Pourtant, il pige toujours pas.

« Qu'est-ce t'as ? Y a un trou dans ton costume préféré ? C'est Moby qu'a rendu l'âme ? Va falloir que t'articules. » Pourtant il a très bien compris quand elle a sorti le nom de Jax, c'est juste qu'il veut pas parler d'lui alors il fait comme si, il esquive, peut-être même qu'il fuit. Il dédramatise comme il peut parce que c'est Ninel, parce qu'il sait combien elle s'laisse déborder par des émotions qu'il comprend jamais – des choses qui sont trop loin de lui et de sa minuscule empathie. Là où il la rejoint le mieux c'est dans les rires et les conneries, mais quand elle s'effondre tout ce qu'il peut faire c'est empêcher les morceaux de s'éparpiller.

Respirer, respirer, respirer. Oui j’essaye. J’veux pas m’étouffer non plus. Mais c’est dur, ça fait mal, comme si mes organes se déchirer. J’aurais jamais cru qu’il pouvait causer tout ça. J’aurais pas cru que je pourrais ressentir tout ça. Autant. Comme ça. Mais y a cette cape enveloppante, protectrice, aussi rigolote que fourre-tout. Y a un autre univers là-dessous, loin de tous les bobos, les soucis et les cris palpitant des veines aux larmes. Alors même si d’habitude j’y joue comme une gamine avec ce cousin plutôt apparenté à un meilleur ami, là je m’y cache volontiers. Je m’y roulerais en boule si je pouvais. Adieu le monde, bonjour illusions stupides.

Et j’ai vraiment essayé de rire au milieu des soubresauts d’mes sanglots. Parce que c’est drôle, j’ai pas de costume préféré. Mais Moby, ça m’briserait le coeur aussi. Faudra qu’il éponge aussi. Qu’il reste aussi solide et grand pour que je m’accroche encore. Bombe toujours le torse Zyki, juste quelques secondes, qu’on soit forts tous les deux mais que j’me repose sur toi. J’le hais. J’m’en fous, c’pas lui ma famille. C’est vous. C’est vrai et c’est faux. J’le pense pas vraiment, encore maintenant. Il en fait partie, c’est tout. Il voulait tout contrôler et moi j’ai dit non et il est parti. Mais j’me suis excusée, et il a dit qu’il s’en fichait d’moi. Je renifle et relève la tête vers un d’mes héros. Est-ce que lui aussi il va s’briser et tomber lors d’un combat que je ne connaîtrais pas ? Peurs d’enfant au fond d’l’iris. Des séquelles d’abandon toujours dans l’adn. Il est parti. Il m’a laissé. Le menton qui se rebaisse sur le torse de Zyki et mes poings dont je n’arrive pas à stopper les tremblements. Les larmes d’abord. J’peux le détester hein ? La confusion des sentiments aussi. Comme si je demandais l’autorisation ou la confirmation que j’en serais bien capable, que c’est justifié.

Est-ce que je suis vraiment un boulet inutile pour vous ? Est-ce que est-ce que… j’dois partir pour vous fiche la paix ? J’veux pas y penser. J’veux pas le croire. J’dramatise, c’est certain. Mais j’ai peur. Tout se délite. Ils se détachent un à un. Jax, Halina. Est-ce que c’est lui l’prochain ? Est-ce que le prochain à m’dire de le lâcher, ça serait Zyki ? Est-ce que je suis si fatigante et intrusive que ça au point de pousser les nerfs à saturation ? Les muscles tordus, les entrailles perdues. J’sais pas quoi faire de moi. Qui a raison qui a tort qui fabule. J’veux des réponses, des assurances. Même si c’est faux, même si c’est bancal, ça sera forcément magique, unique. Parce que c’est Zyki, que ses excès forment mes rires, que son sourire et son esprit fabuleux mange mes démons. Et qu’il me lâchera pas lui. Mais j’en demande peut-être trop et j’donne pas assez en retour. C’est peut-être ça qui cloche dans mes routines… Alors est-ce que Zyki sera la prochaine illusion qui finira en poussière ?

« J’le hais. J’m’en fous, c’pas lui ma famille. C’est vous. » Il peut pas s'empêcher de soupirer en la serrant un peu plus fort, parce qu'il voit que le sujet n'pourra pas être évité, parce qu'il prend conscience qu'il va devoir y passer. Et il sait pas quoi lui dire à Ninel – il sait pas qui elle essaie le plus de convaincre, lui ou elle-même ? « Il voulait tout contrôler et moi j’ai dit non et il est parti. Mais j’me suis excusée, et il a dit qu’il s’en fichait d’moi. » Elle a l'air minuscule quand elle lève la tête vers lui en reniflant, quand elle plonge ses grands yeux humides dans les siens. « Il est parti. Il m’a laissée. » Et il serre les dents Zyki, parce que ça lui fout les nerfs d'entendre tout ça même s'il n'en comprend que la moitié. Il est pas sûr de saisir ce qu'il s'est passé et il a même pas envie de demander, il s'en fout il veut pas en entendre parler. Il veut rien savoir sur lui et sur ce qu'il fait d'sa vie, pourtant on continue de venir lui cracher son prénom à longueur de journée et il est fatigué. Jax par ci Jax par là, Jax a fait ça Jax part en couille ; il sait. Il sait et il en a assez qu'on vienne le lui rabâcher. « Tss laisse-le partir, il est con t'façon. » Qu'il parte s'il en a tellement envie, de toute manière Zyki sait plus comment le retenir.

« J’peux le détester hein ? » Cette fois ça l'fait sourire, parce qu'il doute que Ninel puisse détester réellement, surtout quelqu'un du cirque. Surtout Jax. Alors il hausse les épaules comme pour lui dire qu'elle fait bien ce qu'elle veut, c'est pas lui qui va la blâmer. Dans une semaine ou deux il aurait sûrement déjà oublié.

Lentement il la relâche, il pense que c'est fini ça y est, elle va arrêter de pleurer. Il va la faire rire et y aura plus besoin de parler de tout ça, ils pourront aller faire les cons jusqu'à ce qu'on les engueule, ils pourront aller s'jeter dans la mer même s'il fait beaucoup trop froid pour ça. Mais Ninel elle est pas guérie, faut croire que ça l'a heurtée plus profondément qu'il l'aurait pensé. « Est-ce que je suis vraiment un boulet inutile pour vous ? » Il s'attendait tellement pas à ça qu'il hausse les sourcils, écarquille un peu les yeux. « Hein ? » Il a l'air un peu con, la bouche ouverte avec son air de chiot paumé – il a encore perdu le fil, fait chier. « Ben pourquoi tu dis ça ? » Il fait même pas le lien avec Jax, il a pas retenu ce qu'elle a dit parce qu'il a rien compris, tout juste qu'un truc a merdé au point de la faire pleurer. « Les Kida sont jamais des boulets, arrête de raconter n'importe quoi. » Il balance ça avec toute la légèreté du monde, comme si ça coulait de source, comme s'il n'était pas permis d'en douter. « Ça sort d'où cette crise existentielle ? » Il est pas sûr de piger comment elle en arrive à de telles conclusions. Il a du mal à lire les gens c'est un fait, mais il comprend définitivement pas c'qui peut bien se passer dans la tête de Ninel pour qu'elle remette tout en cause comme ça. Il est à côté de la plaque sans trop le voir, les bras ballants en la regardant sans savoir ce qu'elle attend vraiment de lui. C'est toujours pareil avec Zyki, y a trop d'émotions en même temps il s'y noie, il sait pas les décortiquer et maintenant il est un peu dépassé. Il s'retrouve à devoir ramasser les pots cassés, alors qu'il est généralement le premier à les faire tomber.

Éponge ambulante. Ramassis de sentiments duveteux à effleurer avec plus de précaution que ce qui est inscrit sur l’emballage. Je tiens tête une seconde, puis me planque pour pleurer la seconde d’après. Ça a toujours été comme ça. J’me poserais finalement toujours trop de questions existentielles, malgré l’émerveillement constant qui résiste. Il suffit de glisser le doute en moi, mon esprit se jetera dessus. C’est vrai, c’est tellement facile… Jax a probablement raison, mais Jax il a fait comme ceux contre lesquels il veut soi-disant me protéger. C’est pas mieux. Tss laisse-le partir, il est con t'façon. Nouveau reniflement, j’acquiesce d’un “hm” enroué par les sanglots qui passent. Mais y a cette douleur qui continue à picorer mes organes et qui remonte jusqu’à mes lèvres. Les faiblesses dont on ne parle pas d’habitude, parce qu’on n’sait pas trop parler sentiment chez les Kida, ça a filtré sous l’coup de l’émotion. J’m’en rends compte trop tard en voyant son incompréhension clignoter sur son visage et dans ses muscles. J’me mords l’intérieur des joues, regrettant tout de suite d’avoir ouvert ma bouche. Parce que j’pourrais peut-être en parler avec Isa et Bella, mais j’veux pas qu’elles croient avoir loupé quelque chose avec moi et mes craintes. C’est plus facile avec Zyki, parce qu’il essayera d’en rire, il oubliera vite, et comme ça, moi aussi. C’est pas très juste. Mais j’ferais pareil si il me le demandait.

Et j’veux pas vraiment lui dire pourquoi j’ai dit ça, pourquoi j’ressens ça. C’est la honte. Déjà que j’passe pour une chialeuse, manquerait plus que j’devienne une fragile relou. Les Kida sont jamais des boulets, arrête de raconter n'importe quoi. Un semblant de rire s’efforce d’effleurer mes cordes vocales. Yeux frottés avec le revers de ma manche, j’veux effacer la sensation humide qui dévale ma peau comme la présence d’un fantôme du passé. Ça sort d'où cette crise existentielle ? J’espère que y a plus d’traces des petites vagues quand je le regarde, plus de risque de le noyer, parce qu’il a eu l’air plus perdu que moi, et j’aime pas ça. C’est bon Zyki, la mer va se retirer, même si ça tire encore sur le sable froid. C’est rien. Oublie., que je dis en essayant de sourire comme d’habitude. Pardon j’voulais pas te déboussoler., que je ne dis pas lorsque mes bras enlacent son cou et que je lui colle un bisou sur la joue. Désolée, fallait juste ça sorte. C’est passé. Encore un bisou-merci, sur l’autre joue et je repose pieds à terre. Plus de démons mais des merveilles dans les mirettes. Ça revient doucement, parce que je fonctionne à l’adoration, surtout pour les Kida, c’est comme ça.

J’frotte encore un peu mes pomettes, mais mon geste termine sa course dans la poche de son jean. Là où il cache tous ses trésors du moment. Tu faisais quoi là haut ? Les yeux qui s’y hissent tout de suite, toujours le nez levé, ça doit être marqué dans mes os. J’peux t’aider ? J’peux monter aussi ? Bien mieux dans les airs que sur terre, comme lui est meilleur pour rafistoler des solutions plutôt que pour bricoler des sens. On pourrait aller jouer les lutins en ville pour rameuter des gens au cirque aussi, hein ?

« C’est rien. Oublie. » Il fronce un peu les sourcils mais elle lui picore la joue d'un baiser rapide et il hausse les épaules. De toute façon il n'a pas besoin qu'elle le dise pour oublier, d'ici quelques heures dans son esprit tout se sera envolé. « Désolée, fallait juste ça sorte. C’est passé. » Elle lui embrasse l'autre joue comme pour le remercier et il s'laisse faire sans broncher, même s'il n'a toujours rien pigé. Il s'en fiche un peu – tant qu'elle pleure plus c'est tout ce qui compte, le reste c'est secondaire. Zyki a l'habitude de n'rien comprendre alors il s'en formalise même plus, c'est juste comme ça faut faire avec, c'est sa vie. « Cool. » Il retrouve son sourire trop large, celui qui menace de dépasser de son visage. « La prochaine fois qu'tu dis n'importe quoi, j't'enferme avec Alfons. » Alfons le lion et il devrait peut-être pas faire cette vanne parce qu'il en est trop capable il l'a déjà fait ; il préfère pas y penser.

Ninel l'arrache vite à tout ça elle est la meilleure distraction, elle fouille dans ses poches à lui et comme toujours il se laisse faire facilement. « Tu faisais quoi là haut ? » Il lève les yeux comme elle, pointe un doigt vers le sommet du chapiteau. « J'trafiquais les projos, t'sais y en a un qui marchait plus et celui du milieu qu'était bloqué. C'est réparé. » Dans sa voix y a la fierté qu'ont les mômes quand ils réussissent un truc de leurs propres mains. « J’peux t’aider ? J’peux monter aussi ? » Il baisse la tête vers elle et se marre à moitié, il sait bien que Ninel est toujours mieux là-haut plutôt qu'en bas. Faut croire que l'essence Niebieski coule vraiment en elle. « Ben du coup j'ai fini. » Et c'est pas important elle passe déjà à autre chose, l'esprit qui bondit toujours d'une chose à l'autre un peu comme lui. « On pourrait aller jouer les lutins en ville pour rameuter des gens au cirque aussi, hein ? » Il hoche le menton et s'met à réfléchir, évaluant déjà ce qu'ils peuvent bien faire pour attirer plus de monde – s'il fait un peu de magie pendant qu'elle montre des acrobaties ça peut marcher, pis ça leur rapportera sûrement quelques pièces en prime et ça ils vont pas cracher dessus. « Ouais j'pense que- » Sa phrase reste en suspens, coupée par un grincement. Il a tout juste le temps de s'retourner pour le voir.

Le montant des projecteurs qui se décroche et tombe sur l'échelle qu'il a abandonnée, avant de s'écraser au sol.

Y a des éclats partout et le bruit sourd résonne encore dans sa tête, il regarde les fils arrachés les vis qui ont volé, le carnage qu'il a causé. « Ah. » Il n'a même pas bougé d'un millimètre – heureusement ils étaient hors de portée. Ses yeux sont un peu perdus quand ils trouvent ceux de Ninel à nouveau, et il grimace en se frottant la nuque. « J'savais qu'c'était pas normal qu'il me reste des vis. » Sa main qui vient fouiller dans sa quincaillerie pour essayer de trouver les pièces coupables, un soupir qui lui échappe comme si c'était qu'une banalité de plus. Faut dire que ça lui arrive un peu trop souvent ces derniers temps, trop étourdi y a tout qui lui file entre les doigts. « J'crois que Loyal va vraiment me tuer cette fois. » Ils peuvent pas se permettre des erreurs de ce genre, pas avec l'état actuel des équipements, la qualité des spectacles qui a baissé et les gens qui deviennent plus difficiles à appâter. « Eh, j'dis rien si tu dis rien. » Comme s'il avait quelque chose à dire lui, comme si Ninel avait quoi qu'ce soit à se reprocher. Il est le seul a avoir merdé mais comme souvent il semble l'avoir oublié, son regard plongé dans le sien, à chercher l'assurance qu'elle l'aidera à couvrir ses arrières. En vérité il est presque sûr qu'elle acceptera, c'est toujours la première à traîner dans son sillage en s'agitant comme pour dire Zyki Zyki j'suis là regarde-moi.

Il me fait même pas peeuur. J’lui ferais aussi des bisous à Alfons. Presque un défi et le coin des lèvres relevés. Parce que j’en serais capable, ou du moins bien capable d’essayer. Mais la curiosité maladive surpasse le cap ou pas cap des enfants. C’est peut-être ça qui simplifie les choses et la vie. De laisser grimper cette sensation comme un instinct primaire. Que ça monte, monte, monte doucement jusque dans la tête comme une mongtgolfière s’éleve dans les airs pour toucher les nuages. C’est pas un vilain défaut que de laisser la curiosité balayer les maux et préférer s’intéresser à ce que fabrique son cousin préféré. Et quand il dit C’est réparé., je bombe le torse comme si c’était aussi ma victoire parce qu’on en a bien besoin de toutes ses petites réussites. Puis quand il est tout fier comme ça, il est trop cool et j’suis trop fière aussi. Les étoiles qui se décrochent un instant du toit du monde pour tomber sur lui et dans mes yeux. Bon j’suis un peu déçue de pas pouvoir l’aider, qu’il ait déjà tout fait tout seul, mais c’est souvent comme ça. J’arrive un peu après et me contente du faire du bruit autour de lui. Tant pis. On pourra faire autre chose tous les deux. Joyeux lurons, nains volants, lutins, peu importe, on peut tout fai…
… Faire. J’ai sursauté ma vie quand le projo s’est écrasé au sol dans une cacophonie improbable. Ça m’a fait flipper. Ça aurait pu nous tomber d’ssus et pouf, assomés. On l’a échappé belle. Mes yeux cherchent les siens et la confusion qui y clignote provoque une drôle de sensation dans mon estomac. Étrange malaise. J'savais qu'c'était pas normal qu'il me reste des vis. Un p’tit rire vient secouer ma cage thoracique. Bah ouais peut-être. Après, l’autre fois sur le banc à côté de mon étalage, il y avait deux dames qui discutaient et l’une d’elle ne comprenait pas pourquoi il lui restait des pièces après avoir monté son meuble ikea. J’sais pas ce que c’est ni à quoi ça ressemble, mais l’autre a ri en disant que c’était fait exprès, au cas où les gens en perdent au cours du montage. C’est peut-être pareil là. Donc ouais c’était peut-être pas si grave. Moi, ça ne m’aurait pas paru louche. J'crois que Loyal va vraiment me tuer cette fois. J’me rapproche et plonge ma main dans la sienne pour le secouer un peu. Il va pas être content, c’est sûr. Mais t’aides trop, on pourrait pas s’passer d’toi. C’est vrai. C’est lui qui en fait certainement le plus dans le cirque. Parce que y a toujours quelque chose à rafistoler, toujours un truc qui coince et des engrenages à libérer. On a besoin de lui et ses doigts magiques. Même si ça ne refonctionne pas du premier coup, ça finit toujours par aller d’une façon ou d’une autre, qu’on continue à s’en servir ou qu’on soit passer à autre chose parce qu’il faut avancer. Eh, j'dis rien si tu dis rien. Évidemment que j’acquiesce. Il devrait même pas penser qu’il pourrait en être autrement. Moi j’dis… ce qui n’est pas récupérable, on le planque… Genre là. Je pointe le centre de la piste. On creuse un trou sous la bâche, on enterre tout, on rebouche, on recouvre, et hop, ni vu ni connu. Les meilleures planques, c’est quand c’est sous nos yeux. Je l’ai lu dans un bouquin. Bon et allez viens ! Après tu m’dis quoi faire et on répare ensemble. Ça va, l’échelle n’est pas si bancale que ça mais vaut mieux que ce soit un poids plus léger qui y grimpe. Allez, soyons les héros de nos galères habituelles. Tout va bien se passer. Y a juste cette petite sensation qui est restée dans mon bide, comme une aiguille de Nergüi qui me pousse à balancer mes iris sur la silhouette déjà occupée de Zyki. Parce qu’en quelques minutes de temps, il a eu l’air plus perdu que ce qu’il ne l’a jamais été en vingt-cinq ans. Et ça… c’est définitivement bizarre. Même pour lui. Même pour un Kida.

« J’lui ferai aussi des bisous à Alfons. » Et il se marre parce qu'il est sûr qu'elle serait capable d'essayer – lui aussi, il l'a même déjà fait mais c'est parce que les dresseurs étaient à côté et le supervisaient, sinon il aurait certainement fini dévoré. « On verra si tu dis toujours ça quand il sortira les crocs. » Ça l'étonnerait pas qu'elle trouve quelque chose à redire. Il la connaît Ninel, il en faut plus que ça pour la faire reculer, elle fait pas trop attention au danger. P't'être qu'un jour c'est elle qui se fera bouffer.

Quand il annonce que c'est réparé il est fier, mais quand il voit les étoiles dans ses yeux il l'est encore plus. Y a comme une pointe d'admiration dans le regard enfantin de Ninel, et il se sent grand il se sent fort, il sourit à s'en décrocher la mâchoire. Ça fait partie des choses qu'il préfère chez elle, cette façon qu'elle a de le contempler avec cet air presque émerveillé parfois. Il a besoin de ça Zyki, il est jamais aussi vivant que quand on l'regarde quand on l'acclame quand il voit les yeux briller pour lui.

Et puis tout s'effondre.

Les projecteurs qui font un bruit d'enfer en s'écrasant au sol, les éclats qui arrivent presque jusqu'à leurs pieds. « On l’a échappé belle. » C'est vrai pourtant il s'en rend pas vraiment compte. Lui, tout ce qu'il voit c'est les débris à ramasser et la connerie qu'il va devoir se faire pardonner, il pense à Loyal qui va l'engueuler et il aurait peut-être préféré être assommé. « Il va pas être content, c’est sûr. Mais t’aides trop, on pourrait pas s’passer d’toi. » C'est ce qu'il aime penser aussi, mais avec tous les soucis qu'il cause dernièrement il en est plus si sûr. Entre le matos qu'il détériore parfois plus qu'il ne le répare, son cerveau qu'il a l'impression de voir fondre, ses frasques avec Nergüi ou même avec Jax, il est plus sûr de rien. « Ouais mais il va me faire lyncher publiquement. Et j'crois que Marek et mon père m'achèveront juste après. » Il fixe les projecteurs en morceaux comme s'ils allaient se réparer tous seuls, réfléchissant à toute allure à ce qu'il pourrait bien faire. Il pourrait s'barrer comme si de rien était mais ils sauront que c'est lui, c'est toujours lui. Il pourrait scander qu'il a frôlé la mort mais ça suffirait pas à faire oublier les dégâts causés. Il a beau réfléchir il a rien il tourne en rond, ses neurones sont embourbés dans la confusion et il voit plus qu'une solution : aller se planquer chez Hali et faire le mort jusqu'à ce que ça passe ou qu'elle lui botte le cul.

Heureusement que Ninel est là. « Moi j’dis... ce qui n’est pas récupérable, on le planque... Genre là. On creuse un trou sous la bâche, on enterre tout, on rebouche, on recouvre, et hop, ni vu ni connu.  » Ses yeux s'écarquillent comme s'il venait de faire une découverte transcendante, ses lèvres s'étirent lentement alors qu'il voit les lèvres de Ninel bouger à nouveau sans qu'il ne l'écoute. Pas besoin, elle a déjà tout réparé. « T'ES LA MEILLEURE ! » Il la prend dans ses bras soudainement, la serrant peut-être un peu trop fort en la soulevant de quelques centimètres avant de la reposer. « Bouge pas ! » Déjà il part en courant, il réfléchit même pas il se contente de suivre le plan qu'elle vient d'exposer comme s'il était infaillible, comme si c'était l'idée du siècle. Il est persuadé que ça va marcher et il court à toute allure jusqu'à l'espace des animaux, jetant à peine un regard au soigneur qui se trouve là. « Salut August ! » Il n'écoute pas la réponse, attrape deux des pelles qui servent à nettoyer les cages, commence déjà à repartir d'où il est venu. « Bye August ! » Il recommence à courir et au final, il lui a fallu moins de deux minutes pour tout faire et revenir auprès de Ninel. « REGARDE ! » Il se précipite vers elle et lui tend une pelle, large sourire aux lèvres. Il n'attend pas, avance jusqu'à l'endroit qu'elle a désigné un peu plus tôt, écarte les pans de la bâche qui se rejoignent là pour exposer la terre qui se trouve en-dessous. « Dépêche, faut pas qu'on nous voie ! » Ils vont très probablement se faire prendre, pourtant Zyki y croit.

Des étoiles à la terre ferme, la chute fait mal, heurt brutal. C’est ce ramassis de plumes restant alors que les oiseaux faits pour voler ont échappé de justesse aux chasseurs… les traces d’une échappée pas réellement belle. J’avais pas vraiment compris comment ça avait pu arriver, ni pourquoi. C’était pas important. Des vis en trop ? Des vis en moins ? C’est du pareil au même. La certitude qui me berce depuis longtemps, c’est Zyki et ses doigts de magicien. Prêt à tout démonter pour tout refaire lui-même. Cette capacité, cette volonté à tout dépioter, tout voir pour tout s’approprier, tout reconstruire. Moi j’aimerais pouvoir faire ça, c’est tellement cool, c’est tellement brillant. Alors oui mes étoiles à moi, elles popent dans mes iris parce qu’il sait faire tout ça, elles viennent de lui. Mon bout de ciel qu’il cartographie. Comme Halina qui chevaucheraient d’une constellation à une autre, comme Marek traverserait nos voies lactées en mode super-comète, Nergüi qui réinventerait notre poussière d’étoiles et Jax qui s’élancerait vers chaque trou noir pour nous protéger. Le toit de mon monde s’est toujours raconté de cette façon. Alors oui, si il faut le protéger, je balancerais tous les tissus qu’il faut pour le couvrir, toutes les excuses possibles j’me balancerais partout pour les trouver. Au diable les destructeurs du temps, Loyal et Marek. Sourire rapide. On s’en fiche de leurs avis, parce qu’ils n’en sauront jamais rien. J’balance mon idée et Zyki s’emballe facilement, j’suis même pas certaine qu’il m’ait écoutée jusqu’à la fin de ma phrase. Mais au moins, on est sur la même longueur d’ondes -on l’est souvent en vrai, une valeur sûre, (une constante glissante). Son enthousiasme déborde, son affection aussi. Comme toujours, comme ce sourire plus grand que lui qui lui va si bien. Ça efface tous les soucis.

Alors c’est encore oui quand je chope la petite pelle et qu’on se met à l’ouvrage, camouflage du délit, enterrement des preuves, la parfaite illusion -des pros à l’action. Et on y croit. Faut faire gaffe à tout bien lisser pour pas qu’on tombe sur une bosse pendant le spectacle. Là on serait vraiment dans la merde..., que je dis, concentrée, les gestes rapides, les mains agiles. À ce moment-là, le coupable n’est déjà plus Zyki et seulement lui. C’est déjà “on”, c’est déjà moi aussi. Et encore une fois, y a que pour lui, que pour les Kida, pour le cirque que c’est aussi automatique. Rien qu’eux. Mais j’aurais pas cru que ça serait aussi vrai qu’au moment où Loyal passe les bâches du chapiteau. Le mouvement m’alerte illico et sans contrôler les miens, j’pousse Zyki… qui chute derrière une partie d’un décor toujours sur la piste. Juste le temps d’faire glisser un bout de toile sur lui. Ta gueule. Coup de pied à l’appui pour qu’il se taise. Et quelque chose me dit que cette histoire de karma existe réellement. Eoin me traverse à peine l’esprit. La voix de Loyal couvre mes pensées et j’rentre la tête entre mes épaules. Prise en flag’, ça arrive un peu trop souvent à mon goût. Mais qu’est-ce que je peux bien dire à part que j’voulais juste essayer un nouveau tour, depuis les barres des projo. Pas très malin oui oui. Et j’aurais pu me blesser oui oui. Patati patata. J’connais la rengaine. J’tente les yeux mignons, mais ça n’passe pas. Les bêtises c’est fini et mes mamans vont devoir y veiller. Mais elles, j’peux les amadouer j’suis sûre. Ça va l’faire, que j’essaye de transmettre par la pensée à Zyki en balançant un sourire plein d’dents par-dessus mon épaule pendant que Loyal me traîne déjà hors du chapiteau.

« Faut faire gaffe à tout bien lisser pour pas qu’on tombe sur une bosse pendant le spectacle. Là on serait vraiment dans la merde... » Et il hoche frénétiquement la tête comme si Ninel était soudain devenue la voix de la raison, comme si son plan était infaillible de A à Z. Il s'applique quand il creuse, quand il commence à balancer des morceaux explosés dans le trou. Il est persuadé qu'ils s'en sont sortis, qu'y a plus aucun risque et que cette histoire pourra être oubliée – il la raconteront un jour, feront des révélations autour du feu en exagérant les détails pour amuser la galerie. C'est comme ça que ça a toujours fonctionné.

Mais faut croire que le karma n'est pas leur côté.

Les bâches qui s'ouvrent à la volée et Zyki a tout juste le temps de reconnaître la silhouette de Loyal que déjà, Ninel le pousse. L'équilibre toujours un peu aléatoire et pas assez concentré pour se rattraper, il s'effondre lourdement, derrière un bout de décor resté là. Il ouvre la bouche pour protester, se retrouve avec un tissu sur la tronche. « Ta gueule. » Un coup de pied dans son genou et il est forcé de se mordre la langue pour pas crier, pour pas l'engueuler. Pas besoin, Loyal se charge déjà de ça. Il l'entend faire la morale, écoute Ninel s'accuser comme si elle était la seule à blâmer. Et il est là, à sourire comme un con sous son bout de toile, derrière son décor bancal. Il sourit et y a un éclat de fierté, parce qu'ils l'ont décidément bien éduquée, c'est une vraie Kida y a pas de doute.

Le monologue de Loyal touche à sa fin et il se risque à se découvrir un peu, sortant la tête pour les apercevoir s'éloigner, Ninel qui lui balance un grand sourire. Il pourrait laisser faire et s'en aller comme si de rien n'était, profiter de ce sacrifice pour rester en paix, loin des œillades déçues et des réprimandes répétées inlassablement. Mais lui aussi est un Kida, il la laissera pas.

Il se redresse et avant qu'ils ne se soient trop éloignés, il file un coup de pied dans le décor pour le faire tomber. Ça fait suffisamment de bruit pour être entendu en-dehors du chapiteau et il se fige, il attend. Son visage s'éclaire quand il voit apparaître Loyal à nouveau. « C'EST PAS MOI ! » L'autre commence déjà à pester et à foncer sur lui ; Zyki se met à bouger autour du décor écroulé pour l'éviter. Du coin de l'œil il voit que Ninel a été relâchée dans la précipitation, et c'est son tour de lui montrer toutes ses dents. « Cours ! » Et il se met à rire alors qu'il applique son propre conseil, partant dans la direction opposée à Ninel – s'ils se séparent ils ont deux fois plus de chances de le semer, et si l'un se fait attraper, l'autre pourra toujours essayer de l'aider. Bien sûr ils finiront tous les deux par récolter un discours de reproches et sûrement même une punition, mais rien que pour le plaisir de voir Loyal les courser, ça en vaut la peine. Zyki slalome entre les caravanes pour lui échapper, Zyki se marre. Il n'est qu'un enfant coincé dans un corps trop grand.

( RP TERMINÉ )