En regardant dans le miroir tu détestes tout ce que tu vois, comme l’impression qu’on t’a cousue dans une peau qui n’est pas la tienne. Trop de maquillage, trop d’épingles dans tes cheveux, trop de tissu qui flotte autour de toi. Tous les ans c’est la même chose, ils font de toi une poupée et vont te présenter au monde comme s’ils étaient fiers de ce que tu étais, comme s’ils savaient simplement ce que tu étais. Ils envoient une robe et le but c’est de rentrer dedans pour que tu puisses leur faire honneur. Chaque fois tu plaides essaies de trouver une excuse, de disparaître. Jusqu’ici toujours un échec. Mais cette année tu as gagné. Ou plutôt tu as gagné le droit de traîner quelqu’un dans les enfers avec toi. Au final le miracle ce n’est pas qu’ils aient accepté que tu emmènes quelqu’un, c’est que lui ait accepté de venir. T’as réussi à tordre ça pour en faire une espèce de dette, comme si c’était un paiement pour le fait qu’il arrête le lycée, que ça vaudrait pour toutes les fois où tu seras en cours alors qu’il te narguera par la fenêtre. Une négociation artistique. Le tout c’est qu’il ne fasse pas faux bond. L’idée te fait plus peur que la soirée elle-même.

Mais quand tu sors devant la maison – manquant en chemin de t’estropier à cause de tes talons parce que bordel de merde qui a eu l’idée d’inventer ces instruments de torture – pour rejoindre des parents impatients, il est là aussi. « Tu fais pas de remarque sur la robe j’te f’rai pas de remarque sur le costard. » Costume que lui a envoyé ta daronne, par peur – justifiée – sans doute qu’il fasse tache dans le décor, qu’il vienne avec une veste qui ne soit pas au grand minimum du Hugo Boss. Elle lui lance d’ailleurs un regard plein de mépris, le même que tu lui as toujours vu et qui ne t’alarme plus le moins du monde. Le chauffeur vous ouvre la portière de la limousine et quand tu t’installes à l’intérieur tu vois que dans les tiroirs il y a plus de bouffe qu’ils n’ont tendance à t’en laisser pour trois semaines. T’as comme les crocs d’un coup, rien qu’à voir ça, mais tu n’y touches pas, entendant déjà toutes les remarques possibles que pourrait te faire ta vieille.

En silence face à ces quasi-inconnus tu préfères rester assise à côté de Seven jusqu’à-ce qu’ils te lâchent dans la salle de bal. Ils parlent avec une perfidie impressionnante de certains des invités à qui ils taperont la bise dans dix minutes, et aussi de trucs de finance dont tu ne comprends rien parce que ça a quelque chose à voir avec des chiffres. La route défile, toutes ces rues que tu connais par cœur ont l’air différentes à travers les vitres teintées, tu préfèrerais parcourir n’importe laquelle d’entre elle plutôt que d’être coincée dans cet écrin de métal et de cuir. Mais cette année t’as l’autre qui remplit pas tout à fait les épaules de son costume pour te soutenir dans le calvaire, même s’il va sans doute amèrement regretter le voyage.

La limousine s’arrête devant un manoir qui devait sans doute être une ancienne maison d’esclavagiste ou un truc dans le genre. Vous montez les marches aux côtés de gens qui, vu leur aisance, doivent porter ce genre de trucs un soir sur deux, pendant que tu essaies de t’appuyer discrètement sur Seven pour ne pas te casser la gueule dans les marches. Immédiatement à l’intérieur tu l’empoignes par le bras et l’emmène le plus loin possible de tes géniteurs. « Viens ils ont genre plein de champagne et surtout plein de bouffe, j’ai amené un sac et tout ! »

Il se sent con. L'impression d'être comprimé dans ce foutu costume alors qu'il est un peu trop grand pour lui – ses épaules qui n'le remplissent pas correctement, la chemise trop longue avec laquelle il a bataillé pour la rentrer dans son pantalon. Et puis il avait même pas de pompes pour aller avec alors il a enfilé ses vieilles baskets un peu défoncées, ça fait tache il le sait, il a vu le regard dédaigneux de la mère Ashweir. Il est persuadé de ressembler à un guignol, à deux doigts de balancer un ça m'casse les couilles et de se tirer quand Siam sort enfin. Son regard qui la jauge de haut en bas alors qu'il esquisse un sourire moqueur. « Tu fais pas de remarque sur la robe j’te f’rai pas de remarque sur le costard. » Le pire c'est qu'elle est pas si mal dans sa robe, ça lui donne un côté un peu trop princesse qui n'lui va pas, mais c'est pas si affreux que ça. Elle est même plutôt jolie, si on oublie le maquillage et les cheveux tirés – il la préfère sans artifices. « J'sais que t'as une sale gueule mais y a de l'abus sur le ravalement d'façade là. » Elle a dit la robe pas le reste, il respecte le deal mais il risque pas de manquer une si belle occasion de se foutre d'elle.

C'est la première fois qu'il monte dans une limousine et s'il fait mine de rien, il peut pas cacher la lueur qui brille dans l'fond de ses yeux. C'est ridicule on dirait un môme, et il passe le trajet à tout toucher sans se soucier des œillades méprisantes qu'il récolte des parents de Siam. Il finit même par sortir son portable pour faire un selfie mal cadré, la moitié de son sourire dans le champ et Siam qui fait la tronche en arrière-plan.

Quand ils arrivent à destination Seven a perdu son sourire, il se dépêche de sortir pour s'éloigner des parents Ashweir – ils l'aiment pas, il les aime pas, ça a toujours été comme ça. Pourtant quand il voit la baraque qui se dresse face à eux il a plutôt envie de remonter en voiture et de s'faire raccompagner chez lui, merci pour la visite mais il veut pas entrer là-dedans, au milieu de tous ces gens. La vérité c'est qu'il a même pas envie d'être là, s'il est venu c'est seulement parce que Siam lui a forcé la main, et aussi parce qu'elle a avancé des arguments non négligeables. La limousine et le buffet gratuit ça s'refuse pas.

Il se marre un peu quand Siam est obligée de s'appuyer sur lui pour monter les marches, se laisse faire quand elle l'empoigne soudainement. « Viens ils ont genre plein de champagne et surtout plein de bouffe, j’ai amené un sac et tout ! » Ça suffit à piquer son intérêt et déjà il se dégage de l'emprise de Siam, mais c'est pour mieux attraper son poignet et inverser les rôles. Il la traîne dans son sillage sans regarder si elle arrive à suivre avec ses talons, se faufilant entre les gens sans demander pardon. « J'espère qu'il est gros ton sac, on va l'remplir à ras-bord. » Il compte faire une razzia, et peut-être même qu'il filera une partie du butin à Anca et les jumeaux. Ses yeux brillent quand ils arrivent face au festin, il sait même pas par où commencer alors il va à l'essentiel : un verre pour lui, un pour Siam. Il en descend la moitié d'une traite, lâche le soupir trop bruyant que font les gosses après une boisson rafraîchissante, se tourne vers Siam en secouant la tête. « L'champagne c'est vraiment un truc de tapette. » Mais il n'y a que ça alors il s'en contentera. Du coin de l'œil il voit un vieux type qui les observe d'un air désapprobateur et soudain il se renfrogne, son regard qui se fait noir son menton qui se lève, on dirait qu'il lui lance un défi. « Qu'est-c'tu regardes toi ? » Y a trop d'agressivité dans sa voix, il peut pas s'en empêcher. Pourtant il avait promis de n'pas faire de vagues, de prendre sur lui et de bien se comporter. Même pas dix minutes qu'ils sont là et il a déjà tout oublié.

« J'sais que t'as une sale gueule mais y a de l'abus sur le ravalement d'façade là. » Tu aurais dû être plus précise sur les règles mais au fond il n’y a aucune chance que vous vous voyiez sans vous insulter, y a pas meilleure marque d’amour. Discrètement tu lui fais un doigt, le dérobant au regard de tes parents. « T’aurais bien besoin d’un peu de maquillage toi. » Il aurait surtout besoin d’un peu plus d’épaules, pour remplir sa veste. Deux ans qu’il t’a dépassée en taille mais pour autant il a pas l’air d’un caïd le Seven. A tes yeux il sera toujours plus petit que toi. En le regardant finalement tu te dis que ce ne sont ni le maquillage ni les épaules l’urgence mais une paire de pompes, sauf que c’est un peu tard et que ça fera l’affaire. De toute façon c’est pas comme s’il aurait réussi à se fondre dans la masse. Dans la limousine c’est Noël dans ses prunelles, toutes les lumières qui se reflètent et se multiplient, tu te prendrais presque au jeu même si c’est plus ça qui t’impressionne, au contraire.

Pour la première fois de ta vie face à cette marée de luxe tu n’es pas seule. Plus toi contre le monde des élites, maintenant vous êtes deux. Avec Seven, c’est comme ça que tu arrives à appréhender chaque jour, à tenir tête sans mourir sous la mitraille. Les situations se retournent, alors que tu l’as tiré c’est lui qui t’agrippe, qui t’entraîne vers les tables. Tu les fixes quelques instants, des étoiles dans les iris, avec un goût de bile au fond de la gorge. C’est que ça te dégoûte à chaque fois d’être confrontée à tout ce qu’ont tes parents en connaissant le peu de miettes auxquelles tu as le droit quand ils tournent le dos. « J'espère qu'il est gros ton sac, on va l'remplir à ras-bord. » Il te tire de tes réflexions, tu ris. Carrément que t’as prévu le coup. De ton soutif tu sors deux sacs plastiques – si les gens ont cru un instant que tu avais de la poitrine, ils sauront maintenant que ce n’était qu’artifices – et en passes un à ton compère. Il vous a déjà chopé du champagne, en a descendu la moitié d’une coupe pendant que tu lui voles la deuxième. « L'champagne c'est vraiment un truc de tapette. » Il dit ça parce qu’il aime bien. Toi aussi tu préfères faire la dure à coups de vodka et de whisky mais chaque fois que tu arrives à mettre la main sur du mousseux c’est une impression que les bulles chantent sur tes papilles. « C’est un truc de fancy motherfucker, regarde-nous. » En regardant autour de toi tu commences à enfourner des petites verrines dans ton sac plastique, vous les cacherez quelque part pour les récupérer en partant. Un éclat de voix de ton partenaire en crime te fait tourner la tête.

« Qu'est-c'tu regardes toi ? » Il fait le chaud en face d’un vieux schnok. Tu l’attrapes par le bras, aucune envie que vous vous fassiez virer et que t’aies des problèmes après. « Vas-y laisse tomber on s’en branle. » De toute façon les gens comme lui ne doivent jamais regarder des jeunes d’un bon œil, qu’ils soient en mocassins ou en baskets. Un regard méprisant ne stoppera pas votre mission. Un regard par-dessus ton épaule vers le connard qui vous fixe toujours comme si vous aviez insulté sa grand-mère, ça te donne envie de le faire. Tu te penches sur Seven, te mets à chuchoter. « Bon okay j’avoue il te regarde trop chelou c’est creepy. » Mais il y a trop de nourriture à chaparder pour s’attarder sur ces choses-là alors tu retournes au travail le plus vite possible. « Vas-y goûte les trucs au caviar ! »

« T’aurais bien besoin d’un peu de maquillage toi. » Il peut pas s'empêcher de ricaner – ça pourrait être vrai s'il était amoché, paraît qu'ça fait mauvaise impression de se ramener avec des bleus plein la tronche et un pansement sur le nez. Il a jamais trop eu la notion Seven, chez lui c'est tellement banal que ça en devient ridicule. Que ça soit son père ou ses frères, parfois même ses sœurs, y en a toujours un qui a la gueule de travers. Pour une fois c'est pas lui, la seule chose qui le trahit c'est ses poings mais il doute les voir totalement intacts un jour. « Nan j'suis trop beau pour ça. » Un clin d'œil insolent vient accompagner son sourire qui pue l'arrogance et déjà il grimpe dans la limousine, finissant par s'émerveiller comme un gosse devant tout ce luxe auquel il est pas habitué. L'opulence dont il se surprend parfois à rêver. Il veut croire que lui aussi fera pleuvoir les billets un jour, y plonger jusqu'à s'y noyer.

En attendant il se sent minuscule face au bâtiment peuplé de riches, à tirer Siam dans son sillage pendant que certains les dévisagent.

Le goût du champagne qui roule sur sa langue et ça lui plaît pas vraiment, mais le simple fait d'imaginer combien ça a coûté lui donne envie de vider toutes les coupes qu'il voit. « C’est un truc de fancy motherfucker, regarde-nous. » Il se marre et il lève le petit doigt pour jouer le jeu, se tenant bien droit en bombant le torse, menton dressé, regard faussement hautain. Un peu comme le vieux qui les regarde en biais, jusqu'à jouer avec ses nerfs et le rendre agressif. Mais Siam l'arrête avant même qu'il puisse se mettre en colère, une main sur son bras et sa voix qui fait redescendre la pression. « Vas-y laisse tomber on s’en branle. » Elle n'a pas tort pourtant ça l'agace ça l'irrite ça l'démange, il aime pas se sentir rabaissé comme ça d'un simple regard. Ça lui donne envie de se venger. « Bon okay j’avoue il te regarde trop chelou c’est creepy. » Il hoche le menton pour montrer son approbation alors qu'il surveille le type du coin de l'œil, l'observant utiliser son portable puis le poser sur la table sans réfléchir quand un autre gars vient lui parler. « Vas-y goûte les trucs au caviar ! » Il n'écoute que d'une oreille et s'écarte de Siam doucement, faisant mine de se pencher pour atteindre l'autre bout du buffet. La vérité c'est qu'il en profite pour subtiliser le téléphone abandonné là, se tournant pour être face à son acolyte et lui montrer discrètement. Il voudrait le garder pour remplacer le sien ou même le revendre, pourtant c'est autre chose qu'il a en tête. Sa tronche de sale gosse fendue d'un large sourire, sa voix suffisamment basse pour que seule Siam puisse l'entendre quand il glisse : « Vise un peu ça. » Sa main tenant le téléphone se retrouve soudain dans son caleçon alors qu'il continue de sourire bêtement, frottant l'appareil contre lui pendant de longues secondes avant de le ressortir d'un air fier. C'est puéril il le sait, il s'en fout.

Son doigt qui vient taper l'épaule du vieux ronchon pour attirer son attention, ses traits qui semblent presque innocents quand il plante son regard dans le sien. « Vous avez failli faire tomber ça, m'sieur. » Il lui tend le portable, toujours souriant quand l'autre le remercie froidement avant de reprendre son bien. Il est à deux doigts de rire quand il revient se coller aux côtés de Siam, pourtant il se retient et enfourne l'un des petits fours au caviar qu'elle lui montrait un peu plus tôt. Il mâche la bouche ouverte et il a l'air con avec son sourire fendard, son bras nonchalamment balancé autour des épaules de Siam. « Bon alors, tu l'as rempli ce sac ? Faut qu'on s'cherche un coin plus calme, j'ai envie d'm'en rouler un. » De la weed des petits fours et Siam, tout est réuni pour s'faire le meilleur des festin.

« Nan j'suis trop beau pour ça. » C’est vrai que c’est pas un laideron, qu’il a toujours eu un coin de sourire qui fait glousser certaines filles de la classe, qu’il a jamais eu le moindre problème pour emballer. Mais dans son costume un peu trop grand, avec les mauvaises chaussures et ses mouvements gauches, on lui trouverait plus la beauté d’un poulain avec leurs jambes trop grandes qu’ils savent pas quoi en faire mais arrivent quand même un peu à être gracieux. Un improbable miracle de la nature. Il serait bien inutile d’y mettre du fond de teint, ce serait gâcher cette recette inimitable. Puis faut pas dire aussi, mais le maquillage sur les mecs, c’est un peu pédé.
Le champagne par contre ça a le droit à une dispense, c’est pas un truc de tafiole même si on le boit dans des verres de meuf, parce que l’argent c’est jamais un truc gay, c’est toujours un peu classe. Sans doute pas aussi classe que la manière dont Seven lève le petit doigt, meilleure imitation de la reine d’Angleterre que t’aies vue depuis la vieille qui t’avait hurlé dessus pour une histoire de pots de fleurs et qu’avait les mêmes bajoues. Il ne dépareillerait pas à Buckingham Palace, un vrai gosse de riches. Enfin, quand on chasse le naturel, tout ça… « Vise un peu ça. » Et tu ne sais pas vraiment quelle réaction avoir. Parce que c’est ridicule et parce que c’est consternant. Les garçons ça a une véritable obsession pour tout ce qui tourne autour de leur bite et de leurs couilles, ils ne peuvent pas passer plus d’une heure sans s’en servir d’une façon ou d’une autre. A vrai dire il n’y a pas une seule fille au-delà de l’âge de onze ans qui trouve la moindre blague de pénis drôle et ça ne risque pas d’être vrai pour toi, la reine des glaces. Y a même une étincelle de désespoir au fond de ton œil quand il glisse le téléphone dans son caleçon.
Mais tout de même. Mais tout de même… Quand l’autre vieux plouc supérieur s’arrache un remerciement face à l’innocence de ton compagnon, quand il referme ses mains autour de l’objet du délit dans l’ignorance la plus totale du méfait, un sourire manque de naître sur tes lèvres. C’est ridicule, c’est consternant, mais tu t’imagines l’air circonspect qu’il aura plus tard dans la soirée en reniflant ses doigts et en se demandant quel genre de petit four il a mangé. Et c’en est trop. La blague a fonctionné, tu capitules, le rire s’empare de toi.

« Bon alors, tu l'as rempli ce sac ? Faut qu'on s'cherche un coin plus calme, j'ai envie d'm'en rouler un. » Il ne perd pas le nord ce garçon. Il faut bien voir que des fois dans sa caboche il y a des idées de génie, ça te plaît. Tu fais miroiter sous ses yeux les monceaux de bouffe que tu as fourré dans le sac à main, toutes ces délicatesses qui n’attendent que vous, ce duo de païens totalement insensibles à la vraie délicatesse de la gastronomie. Vous êtes d’une autre école épicurienne. Pas trop conne cependant, une pensée te retient. « Tu vas te laver les mains ou je roule, je mets pas mes lèvres à où t’as mis tes mains, t’es ouf. » A vrai dire tu prends la décision pour lui parce que tu n’as pas l’intention d’attendre qu’il passe aux toilettes et tu le pousses jusqu’aux baies vitrées qui ouvrent sur le jardin – le parc – derrière le manoir. Vous passez devant deux fontaines et une demi-douzaine de buissons imposants taillés à la feuille près. Sans t’embêter tu fouilles dans sa poche et en sors le nécessaire avant de te hisser sur un muret. « En vrai on rate la vraie fête je suis sûre il y en a ils se font des rails de coke dans les toilettes parce qu’ils sont trop ennuyés d’être riches. » En attendant toi tu roules ça à une vitesse impressionnante et malgré l’obscurité en une minute chrono l’objet de tentation est prêt et commence à grésiller au bout de tes lèvres. « A un moment faudra qu’on y retourne pour que je fasse genre d’aimer mes parents. »

Y a cet air effaré dans les prunelles de Siam alors qu'il frotte le portable dans son caleçon, et ça ne fait qu'élargir un peu plus son sourire de p'tit con. Parce qu'il est fier de lui, parce qu'il n'est qu'un môme insolent qui se raccroche à ses restes d'insouciance. Quand il rend l'objet à son propriétaire il a quelque chose de brillant dans l'fond des yeux, au bord des lèvres – un truc encore un peu lumineux. Siam finit par se mettre à rire et il sait qu'il a tout gagné.

Le sac ouvert et il observe toute la nourriture qu'elle a réussi à stocker, qu'ils pourront s'empiffrer loin des coincés. S'ils bouffent pas tout ils pourront partager le reste ; il se met déjà en tête d'en laisser quelques bouts sur les lits d'Anca et des jumeaux, même s'il ne dira pas que ça vient de lui. Ils le devineront sûrement tous seuls, de toute façon. « Tu vas te laver les mains ou je roule, je mets pas mes lèvres là où t’as mis tes mains, t’es ouf. » Il se marre alors qu'elle commence déjà à le pousser dehors, éliminant l'option lavage de mains qu'il ne comptait pas prendre. « Eh fais pas ta princesse, tu sais combien d'bites t'as déjà touché indirectement ? La mienne est propre, au moins. » Il hausse les épaules alors qu'ils passent dans le jardin et il oublie déjà toute cette histoire de mains et de parties intimes, trop concentré sur les fontaines presque plus grandes que sa chambre et les buissons tellement bien taillés qu'on dirait des faux. « Wah les bourges aiment trop les jardins d'pédés, comme ceux des français là. » Son rire qui résonne dans la nuit alors qu'il donne un coup de pied dans un parterre de fleurs, sans raison apparente si ce n'est le plaisir de ruiner un truc qui ne lui appartient pas. Siam s'approche rapidement pour fouiller dans sa poche sans se gêner, et il la laisse faire même s'il arque un sourcil en la jaugeant du regard. « Tu pourrais demander la permission avant d'me tripoter comme ça. » Son sourire revient à la charge – celui du petit con arrogant.

Elle grimpe sur un muret et il la suit sans se faire prier, s'installant près d'elle alors qu'il visse son regard aux étoiles. Ici on les voit bien mieux que chez lui, là où les lampadaires et les lueurs des habitations crasseuses éclipsent tout. « En vrai on rate la vraie fête je suis sûre il y en a ils se font des rails de coke dans les toilettes parce qu’ils sont trop ennuyés d’être riches. » Un ricanement lui échappe dans un souffle alors qu'il la regarde rouler plus vite que son ombre ; la force de l'habitude. « Si c'est la coke qui t'intéresse j'sais où aller, on pourra toujours faire une escale après. » Il côtoie suffisamment de drogués pour savoir où s'en procurer sans mal. Pourtant c'est pas de ça qu'il a envie, il a déjà testé et il est pas sûr de vouloir recommencer. Il a vu le résultat, il veut pas finir comme les épaves avec qui il a tendance à traîner – il espère qu'il tournera jamais comme eux. « Flemme de s'déchirer avec des riches, ils sont trop chiants. » À choisir il préfère les déchets des bas-fonds, eux il les connaît et il a même appris à en aimer certains. Pas tous, mais c'est mieux que rien. « À un moment faudra qu’on y retourne pour que je fasse genre d’aimer mes parents. » Sourire en coin et déjà il lui dérobe le joint sans rien demander, tire dessus en tournant la tête vers la bâtisse trop lisse à son goût. « Pour quoi faire ? Tu les aimes pas, ils t'aiment pas. À un moment donné faut lâcher l'affaire hein. » Un peu comme ce qu'il essaie de faire avec sa propre famille. « Tu pourrais t'barrer qu'ils capteraient rien. » Y a une pointe d'amertume dans sa voix – il est persuadé que chez lui c'est pareil, que personne ne voit jamais rien quand il n'est pas là, quand il s'en va pendant des jours, des semaines parfois. La fumée qu'il crache en détachant les premiers boutons de sa chemise dans laquelle il étouffe même si c'est trop grand, même s'il n'est pas assez épais pour remplir ce foutu costume. C'est trop formel pour lui, il se sent à l'étroit quand même. « J'ai hâte de partir d'ici putain. » Peut-être que c'est pas les fringues qui le font suffoquer, c'est juste la ville et le poids des souvenirs.

« Eh fais pas ta princesse, tu sais combien d'bites t'as déjà touché indirectement ? La mienne est propre, au moins. » C’est pas une question de propreté. Enfin, si, c’est clairement une question de propreté, c’est quand même un nid à germes ses trucs franchement c’est pas la joie ; mais c’est surtout une question de principe, merde. Toute personne au monde se voile la face quant au nombre de parties génitales qui se cachent indirectement partout. Ce déni de la réalité ne veut pas dire qu’on soit heureux de détourner le regard quand on est absolument certain de la chose. Un peu de dignité n’est pas superflue. Mais ce n’est pas vraiment ce qu’il y a de plus important au final. « Wah les bourges aiment trop les jardins d'pédés, comme ceux des français là. » C’est vrai que ça ressemble aux photos en cours d’histoire, même si tu t’es toujours demandé pourquoi ils vous montraient ça parce que de toute façon c’est pas les Etats-Unis. Il déterre un bouquet de coups de fleurs d’un coup de pied tandis que tes mains glissent sur la haie voisine en en arrachant des feuilles machinalement. Comme un besoin irrépressible de laisser une marque partout où vous passez, qu’il y ait quelque part une trace de vous. Vous laisserez aussi fleurir les mégots quand vous aurez fini.
« Tu pourrais demander la permission avant d'me tripoter comme ça. » Comme s’il y avait la moindre arrière-pensée sexuelle quand tu pars à la recherche du matos dans ses affaires. S’il aime de temps en temps essayer de te soutirer une nuit sous les draps, tu n’as jamais cédé. « Tu sais que ça te plaît te plains pas. » Ce que tu veux c’est ton joint, pas sa bite. La fumée familière emplit tes poumons et tu la savoures. « Elle est moins bonne que d’habitude faudra que tu fasses remonter la plainte. » Une véritable relation vendeur/client passe par des retours honnêtes, sinon comment s’en sortirait-on dans le monde du trafic illégal ? Tu te demandes si les riches ont des dealeurs de riches ou si ce sont les mêmes raclures de bas-fonds qui les obligent à se tacher les mains quand ils vont les voir.

« Si c'est la coke qui t'intéresse j'sais où aller, on pourra toujours faire une escale après. » De tout ce que vous avez essayé c’est bien la coke qui t’a le moins rebuté et que tu apprécies de temps en temps mais tu restes partielle à ton indécrottable marie-jeanne sans laquelle tu ne passes pas une journée. Ils en pleureraient les neurologues de cette destruction cérébrale volontaire et continue. Tu hausses les épaules. Pourquoi pas, ce serait bien un soir pour se faire une ligne. « Flemme de s'déchirer avec des riches, ils sont trop chiants. » A mourir les gosses de pontes avec leurs costards sur mesure alors qu’ils n’ont jamais rien fait de leurs mains à part peut-être un peu de voile aux Caraïbes si ça compte. Toi t’as le chieur du quartier, tu ne pourrais pas rêver mieux. Sans lui tu serais livrée aux lubies de tes parents sans le moindre soutien.
« Pour quoi faire ? Tu les aimes pas, ils t'aiment pas. À un moment donné faut lâcher l'affaire hein. » Si seulement. Mais tu ne peux pas vivre sans leur argent, trop jeune, sans travail. Mieux vaut une maison vide et un château de déceptions qu’un carton dans la rue, du moins tant que tu n’as que ces deux options. « Tu pourrais t'barrer qu'ils capteraient rien. » Peut-être bien qu’un matin, un mois ou deux après son départ, l’un d’eux lèverait les yeux de son journal au petit-déjeuner et demanderait à l’autre ‘on n’avait pas une fille nous ? elle est passée ou siam ?’. La réponse inévitable serait un haussement d’épaules puis l’abandon total. Tu n’attends guère mieux de la part de ceux qui t’ont laissée tant de fois sans nourriture ni argent, qui ne nourrissaient pas mieux le chien que toi – jusqu’au jour où, fou de faim, il a trouvé que ta jambe avait un air de rôti –, qui t’ont oubliée dans la cave pendant presque une semaine et n’ont même pas été ceux qui t’ont sortie de là, qui n’ont évité les services sociaux pendant toutes ces années que parce qu’ils ont suffisamment d’argent. « Personne capterait rien si je me barrais tu le sais bien. » Le problème à la racine c’est tes parents mais les branches s’étendent bien plus loin que ça, jusqu’à chaque personne à qui tu as jamais parlé puis décidé d’ignorer pour le restant de leurs jours. « J'ai hâte de partir d'ici putain. » Il étouffe et toi aussi. Tu te tortilles dans ta robe trop serrée, regardant le ciel et ses innombrables galaxies que l’homme visitera un jour. Est-ce que là-haut ils ont envie d’ailleurs eux aussi ? « On ira où on veut. » Tu préfères oublier que la dernière fois que vous avez décidé de partir tout a foiré parce que tu n’avais pas fait ton sac comme il fallait. « Les pyramides ça te dit ? » C’est que ça doit être sacrément majestueux ces triangles-là. Tu imagines le soleil brûlant sur ton épiderme quand tes réflexions sont interrompues par la vibration de ton portable. « Oui maman ? … On se balade on est pas partis. … Oui je rentre, oui. » Tu raccroches, reprenant le joint des mains de ton compère, soupirant au désespoir, lui lançant un regard de bête prise au piège.

« Tu sais que ça te plaît te plains pas. » Il cherche même pas à la contredire parce qu'ils savent tous les deux que c'est vrai et il s'en est jamais vraiment caché. Un clin d'œil insolent, un sourire qui l'est encore plus, on dirait qu'il la nargue alors qu'elle tire sur le joint. « Elle est moins bonne que d’habitude faudra que tu fasses remonter la plainte. » Ça lui arrache un semblant de rire et comme pour vérifier il lui vole l'objet du délit, aspire à son tour avant de recracher la fumée. Elle a raison mais il a pas envie d'le dire alors il fait comme si de rien n'était. Il a toujours été doué pour ça.

Elle parle de ses parents mais il voit pas l'intérêt d'y retourner – à quoi ça sert de jouer les hypocrites alors qu'ils s'aiment pas ? Ça pourrait lui paraître triste s'il était pas si intimement convaincu de n'pas aimer sa propre famille lui-même. Paraît qu'on choisit pas où on tombe, ils ont tiré le mauvais numéro c'est tout, le karma s'est bien foutu de leur gueule et s'ils savaient où s'trouve le SAV sûrement qu'ils auraient un tas de réclamations à balancer. Celles de mômes bousillés, humains fracturés.

« Personne capterait rien si je me barrais tu le sais bien. » Ses prunelles finissent par quitter le ciel pour se tourner vers elle, la fumée qu'il lui souffle sur la figure en arquant un sourcil, l'air de demander sérieusement ? Il pourrait répondre que lui, il capterait, mais ça lui arracherait trop la gueule de le dire à voix haute, même si c'est la vérité. « Alors t'attends quoi ? Si y aurait personne pour capter, ça veut dire qu'y a rien pour te retenir. T'as qu'à l'faire. » C'est lâché comme une banalité, un arrière-goût de fatalité qu'il devrait pas afficher si jeune. Il a pas envie qu'elle se casse – pas s'il reste ici seul comme un con, à la savoir triomphante là où il échoue en continu. Ils veulent se barrer tous les deux, souvent il s'demande pourquoi ils l'ont toujours pas fait. Peut-être qu'ils sont pas censés y arriver.

Pas ensemble.

« On ira où on veut. Les pyramides ça te dit ? » Il esquisse un sourire avant de se détourner, le regard qui se perd dans le vide alors qu'il imagine de quoi ça a l'air en vrai, quand on peut les voir de plus près. « Grave. Faudra juste que tu vérifies qu't'oublies pas ton pyjama avant de partir, ça risque d'être plus chaud pour faire demi-tour là. » Et si ça sonne autant amer c'est parce qu'il n'a jamais digéré le coup qu'elle a fait, quand elle a tout foiré pour un sac mal rempli. Son sourire qui s'transforme en rictus, la rancœur qui pointe en bordure de ses lèvres, au coin de ses yeux. Y a quelque chose d'électrique quand il la transperce de ses prunelles trop sombres. Il n'a pas l'temps d'ajouter quoi que ce soit, elle n'a même pas l'occasion de répliquer. Son téléphone vibre et il porte le joint à ses lèvres alors qu'elle décroche avec cet air blasé placardé sur sa tronche trop peinturlurée. « Oui maman ? ... On se balade on est pas partis. ... Oui je rentre, oui. » Il l'écoute soupirer, la laisse reprendre le spliff sans broncher. Il comprend pas cette résignation dans ses yeux, dans sa posture. Il aime pas ça. « Nan. » C'est ferme, comme s'il répondait à une question que personne ne lui a posé, tellement assuré que ça laisse pas place aux protestations. « On y retourne pas, c'est l'bal des horreurs leur truc p'tain. » Y a rien de pire que les connards en costard, l'hypocrisie de leurs sourires et le tintement de leurs rires comme celui des coupes de champagne qu'ils enchaînent pour oublier combien leur vie est merdique.

Il se laisse tomber du muret avant de se tourner vers Siam qui y est toujours perchée, la détermination qui flambe si fort dans ses yeux qu'il pourrait l'embraser d'un seul regard. « J'me casse. » Iris en fusion qui se fondent dans les siens, main qui se tend vers elle juste cette fois, juste ce soir – avec lui y a qu'une chance et elle sait certainement qu'y en aura pas d'autre. « Tu m'suis ? »