Elle a un geste de poignet gracieux qu’il trace du regard. Elle est pas gracieuse, pourtant, Daria, avec son sourire plein de dents pointues et ses yeux qui brillent, pas gracieuse pour un sous, lorsqu’elle fait des revers sur son pull en laine trop large et qu’elle se vautre contre le dossier de la chaise, assise en tailleurs et une cigarette aux lèvres.

« Tu viens d’où, t’as dit, déjà ? » Elle demande et il relève les yeux, passe un doigt entre les oreilles de Bob, son lapin.
« Comment ça ? » Il sait ce qu’elle veut dire. Il sait ce qu’elle veut savoir. Il suppose en tout cas, ne veut pas en dire plus que ce qu’elle demande. « C’est vaste, comme question.
- J’ai tout mon temps. »

Il sait que c’est vrai et il observe la cendre voleter vers les cendrier, glisse ses mains sous le ventre de Bob pour le soulever, éviter de la regarder.

« Tu sais, y a rien de très intéressant.
- Mec, tu dors dans des poubelles, tu t’appelles Merle et tu sors de taule, je suis sûre que y a au moins un truc d’intéressant dans ta vie. »

Il y en a plein en fait, des « trucs » comme elle les appelle, qui portent tous le nom de gens qu’il aime et qui l’ont aimé, le visage de gens qu’il a haï et qu’il a voulu tuer. C’est peut-être la meilleure approche, en réalité, faire une liste, commencer comme ça, suivre la ligne, tracer son histoire en portrait d’autres personnes parce que c’est comme ça que ça a toujours marché, comme ça qu’il a toujours fait.

« Okay. » Il attrape la cigarette qu’elle lui tend, appuie son menton contre le creux de son autre main, le regard perdu sur le frigo couvert de magnets. « Y a des gens intéressants dans ma vie, plus que des choses intéressantes, tu sais. Genre, ma mère. Elle s’appelle Gloria. Elle est pas vraiment intéressante en soit, tu vois, mais c’est le genre de nana qu’est persuadée que Dieu existe et qu’il nous file un corps et que c’est ancré à jamais, ce genre de conneries. Elle détesterait tes tatouages, d’ailleurs, en vrai, oublie ça, elle te détesterait tout court parce que c’est une débile. Elle a mis bas à Salt Lake City et je pense qu’elle voulait plus un chiot qu’un gosse parce qu’elle a pas supporté dès que j’ai commencé à prendre des décisions par moi-même.
- Quelle genre ?
- Oh rien d’incroyable, embrasser une fille, être son fils, ce genre de conneries. »

Elle ne dit rien et il hausse les épaules, lui rend la cigarette, quelque chose comme une impossible tranquillité dans les yeux.

« Elle m’a envoyé dans une des conneries de camps de conversion. Pour me réparer, tu vois. J’avais quinze ans, quelque chose comme ça, ça remonte un peu. Mais en tout cas ça a pas marché du tout. J’ai rencontré le Révérend On s’en fout de son nom là-bas et lui c’était un cas, il pensait que me plonger dans une baignoire à répétition finirait par faire sortir le péché de moi, un truc comme ça. Le seul truc que ça a provoqué c’est de me faire sortir de Salt Lake, note, donc je peux pas lui en vouloir tout à fait.
- T’avais quel âge, du coup ? » Elle l’interroge et il n’y a pas une trace de pitié dans ses yeux. Il se gratte le menton.
« J’avais seize ans.
- T’es un putain de précoce, bro.
- Heureusement que les gens qui passent dans mon lit disent pas ça.
- Ah ouais ?
- Ouais. Pourtant j’ai eu des expériences, tu vois.
- Raconte.
- Je sais pas si tu traînes sur pornhub, parfois. Ou n’importe quel autre site, en vrai, choisis ta came, on s’en fout. Mais si tu cherches bien tu tomberas peut-être sur les vidéos que faisaient Clarke.
- Un autre de tes trucs ?
- Ouais. »

Il sait pas trop s’il aurait pas dû parler de Valmont et Victoire avant de parler de Clarke, mais les deux finissent par s’emmêler de toute façon et ça n’a pas vraiment d’importance, il suppose.

« Qu’est-ce qu’il t’a fait ? »

Il sourit, à la formulation, parce qu’elle a compris le jeu auquel il joue, parce qu’elle sait ce qu’il est en train de faire et qu’elle demande ce qu’il lui est arrivé à lui et pas ce qui est arrivé.

« J’avais pas un rond, tu vois, et apparemment j’ai une bouche à pipe. Tu dois pas y croire quand tu me vois comme ça mais j’avais une gueule vendeuse à l’époque, les cheveux longs et l’air angélique ou je sais pas, une connerie comme ça. Clarke s’en cognait que j’ai seize ans, il cherchait juste quelqu’un de suffisamment désespéré pour accepter de lui louer son corps et de se laisser passer dessus par des clients de temps en temps.
- Tes parents t’ont pas cherché ?
- Nan. J’ai même pas changé de nom de famille, tu sais ? Ils pourraient. Je pense qu’il préfère penser que j’ai canné dans un coin. C’est plus simple de pas savoir.
- Ça craint.
- Au moins j’ai peut-être une tombe dans un cimetière quelque part. C’est pas le cas de tout le monde. »

Machinalement, il décapsule la bouteille de coca qu’elle lui tend, trinque avec elle, lorsqu’elle approche sa cannette de bière.

« Alors, ton histoire de tombe ?
- Ouais. J’avais genre dix-huit ans, tu vois. Je sortais d’une opération parce que j’avais réussi à réunir assez de pognon pour pouvoir le faire sans passer par des voies légales, tu vois. Bref, j’avais genre dix-huit ans et ça faisait deux ans que je vivais dans la rue entre Valmont et Victoire, je leur ramenais un peu de cash quand j’arrivais à tirer un porte-monnaie et eux ils s’arrangeaient pour pas que je me fasse emmerder. C’était pas leurs vrais blases, mais ça a pas d’importance. Ils étaient pas hyper en bonne santé, tu vois, mais moi non plus. Ils ont choppé une pneumonie. Ils en sont morts. Ils me manquent, tu vois. Plus que mes parents. Je m’en serais pas sorti sans eux.
- C’est très français, comme noms.
- Ouais, je crois qu’il aimait lire. Il m’a laissé un bouquin, tu sais. J’aime pas lire mais je le garde.
- Tu possèdes pas grand-chose, hein ?
- Les joies d’être toujours en train de bouger. Autant te dire que j’ai voyagé très léger quand je me suis cassé de New-York après leur mort pour arriver ici.
- T’aurais pu aller n’importe où.
- Je pensais aller au Mexique, à l’origine.
- Soit tu as un sens de l’orientation exécrable soit il t’est arrivé un truc.
- Ding, ding, dong, nous avons une championne. Il s’appelle Peter. Peatar. Peadar. Peu importe. »

Elle esquisse un sourire, parce que le nom évoque sans doute quelque chose d’intrinsèquement heureux pour elle, des visions de Disney, peut-être, il sait pas, il est pas sûr de vouloir savoir.

« T’emballe pas, Daria, c’est un gros con. Au début je pensais pas, après c’était différent. Il me fournissait ma testostérone, tu vois, en échange de services.
- Sexuels ?
- Dieu merci, non. Je vendais de la drogue. J’étais pas tout seul, on était plusieurs. Il avait genre un réseau, quelque chose comme ça. Peter et ses garçons perdus. J’ai jamais pu le cerner, j’ai jamais eu envie, j’ai toujours pensé que c’était des conneries ses grands airs. Il prétendait nous protéger mais je me suis jamais senti plus en cage que dans cet appart’.
- Plus qu’en prison ? »

Il est pris de court, un instant, pince les lèvres, hésite.

« Je te parlerais de la prison après. Laisse-moi parler des trucs positifs que ce sale con m’a apporté, okay ?
- Fais-toi plaisir.
- Le premier truc, c’est Jael. C’était. Je sais pas. Je suis amoureux, tu sais. Elle a les plus beaux yeux du monde et un sourire qui fait fondre le Pôle Nord et les pires idées de la terre mais c’est pas grave. J’ai jamais su lui dire vraiment ce que je ressentais mais c’était là. » Il marque une pause, hésite. « C’est là. Elle me déteste, tu vois. Personne d’ici a su que j’avais fini en prison. Personne a cherché.
- Personne ?
- Personne. Je pensais que Peadar mettrait Lenny sur le coup, ou quelqu’un, pour récupérer ses investissements, je sais pas. Lenny c’est un autre truc positif, tu vois, je le déteste parce qu’il est intelligent et j’ai passé mon temps à tenter de lui faire péter les plombs mais je le respecte un peu. Je crois. Y avait Otto aussi. Je saurais pas te raconter Otto mais bordel, il était terrible. Vraiment terrible. Je l’ai fait pleurer une fois et je m’en suis jamais vraiment remis je crois. Je pensais pas que la peine de quelqu’un d’autre pouvait m’affecter, avant ça.
- Tu as tenté de les recontacter ?
- Non. » J’ai peur, disent ses yeux. J’ai peur d’avoir peur, disent les mains qui s’enfoncent dans la poche de son hoodie. « J’aimerais bien recontacter River, aussi.
- Tu l’as connu où ?
- Pareil que les autres. Je l’ai pas connu longtemps mais il était apaisant. Il avait l’air un peu hanté, tu sais, un peu fatigué, c’est le genre de personne qui donne au monde entier l’envie de se transformer en quelqu’un d’à peu près bien, je suppose. Il m’a laissé l’embrasser pour éviter que je me fasse arrêter, une fois. Je sais que ça lui a coûté, quelque part, je crois, je lui en étais tellement reconnaissant, tu sais.
- Je sais.
- Je crois pas que tu saches, pas vraiment. » Il fait tourner sa bouteille entre ses doigts, comme pour imprimer le verre entre ses paumes. « Je les ai abandonnés, tu sais.
- Je sais, aussi. T’es une tête de nœud, Merle.
- J'ai même abandonné le garçon que je draguais.
- Je pensais que tu étais amoureux de Jael.
- Pas que. Il s'appelle Meredith. Il était très patient et j'avais le cœur qui battait beaucoup trop vite quand il était à proximité. Ça a jamais été très loin parce que j'ai disparu et qu'on commençait tout juste à s'apprivoiser. J'avais peur qu'il déteste ce que j'avais sous me vêtements.
- S'il détestait pas ce que tu étais avec tes vêtements, c'était déjà une bonne base.
- Ouais. Je me demande s'il se souvient de moi.
- T'es stupide, tu sais. Tu fais des trucs stupides. Tu dis des trucs stupides.
- Ouais. J’ai failli rendre fou Asher comme ça.
- Ça a l’air fun, comme histoire.
- Il est flic, tu vois.
- Je croyais que tu détestais les flics.
- J’aimerais. Pas tous. Définitivement pas tous.
- Tu rougis ?
- Je te déteste. »

Elle éclate de rire, quand il roule les yeux, se tord au-dessus de la table pour lui tapoter l’épaule en signe de compassion.

« Asher, alors ?
- Il a failli se suicider.
- Pas drôle.
- Non. J’ai jamais eu peur comme ça. J’avais jamais eu peur comme ça.
- Comment tu l’as connu, du coup ?
- Il m’a arrêté, une fois. Après ça je me suis arrangé pour me faire arrêter par lui à chaque fois. C’était un jeu. Un peu. Je faisais exprès de voler un truc d’une façon complètement stupide, il m’arrêtait, je le faisais un peu tourner en bourrique, j’essayais de percer le Mystère Asher, tu vois ? J’ai fini par le faire. Un peu. Je suppose.
- C’était quoi, alors ?
- Un secret, comme on en a tous. Il a pas tenté de se suicider parce qu’il a réalisé qu’il menait une vie impie et que son dieu lui pardonnerait jamais de pas bouffer kasher, tu te doutes bien.
- Tu l’aimais ?
- Non. »

Elle plisse les yeux et il sait qu’elle cherche la faille, l’endroit où elle a fait une erreur, parce qu’elle ne pose que des questions dont elle a déjà les réponses. Il ne sait pas si elle trouve mais elle lui sourit et il reprend, tranquillement.

« Tu crois au tarot ?
- Nope.
- Je peux pas te le reprocher quand tu vois la gueule des gens qui tirent les cartes.
- Comme ?
- T’as déjà foutu les pieds au Troisième Œil ?
- C’est à Tybee, non ? Ça sent bizarre quand on passe devant.
- Ouais. C’est là qu’habite Caïn.
- Tu as une vie très biblique.
- Je t’emmerde. C’est le type le plus cool du monde. Il me traite de déchet mais il me file du gâteau, ce genre de trucs, tu vois, chez lui c’était un peu comme rentrer chez soi. J’ai passé trop de temps à fuir pour pas reconnaître le sentiment, tu vois, et quand ça a commencé à mal tourner chez les Lost Boys, j’ai commencé à dormir là-bas, de temps en temps. Je me sentais bien pour la première fois depuis longtemps. À ma place, tu sais.
- Pourquoi t’y retournes pas ?
-J’ai disparu six mois. Ça a peut-être fermé, où Caïn est parti, où il a pris un autre chient errant sous son aile, va savoir.
- T’es un putain de lâche, c’est ça, la vérité. »

Peut-être, mais ça lui plaît pas que Daria le dise comme ça, crue et directe, comme il l’est habituellement, comme un docteur qui s’amuserait à lui expliquer le détail de ses plaies.

« Enfonce pas le clou. » Il la prévient, et il agite la main. « De toute façon, ça sert à rien, on arrive à la prison et quand je t’aurais raconté t’auras plus envie de te foutre de ma gueule.
- Depuis quand tu joues la carte de la pitié ?
- Depuis jamais, c’est juste un fait, t’es faible devant ce genre d’histoire.
- Balance.
- J’ai tenté de me suicider.
- Y a comme un écho.
- Peut-être qu’Asher m’a appris comment faire.
- T’es horrible.
- J’ai un sens de l’humour particulier.
- T’as un sens de l’humour complètement niqué, ouais. »

Il sourit, un peu faux, un peu plastique, baisse les yeux.

« J’ai été envoyé dans une prison pour femme, tu vois, parce que j’ai jamais fait les démarches pour changer mes papiers, parce que je vivais dans la rue, tout ça, tu vois le délire. Bref. C’était la merde et ils refusaient de me donner de la testostérone, et il m’appelait par mon prénom d’avant, tu vois, et je pouvais pas, j’en pouvais plus. J’ai réussi à voler un couteau.
- Ils étaient pas très doués, quand même.
- Ouais. J’étais à Jacksonville, peut-être qu’ils sont plus compétents ailleurs.
- Attends, Jacksonville ? C’est pas genre tout près ?
- Deux heures en caisse.
- Et t’as appelé personne pour venir te chercher ?
- Je pensais que ce serait vite réglé, au début, ça faisait longtemps que j’avais pas vraiment eu à gérer un flic qui m’arrête pour caisse volé et détention de drogues. Je pouvais pas payer la caution ou un quelconque avocat, de toute façon, j’étais dans la merde, tu vois.
- T’as pris combien ?
- Six mois.
- Ils ont fait quoi, après ta tentative de suicide ?
- J’ai eu droit à de la testostérone et à l’isolement. Je voyais personne et la cellule était sombre et y avait pas de bruits. Aucun bruits. C’était désespérément silencieux. Je comprenait pas comment la journée passait, comme si le temps était suspendu.
- N’importe qui serait devenu fou.
- Je suis devenu fou, je crois. Heureusement, y avait Frank. »

Heureusement, et ça lui écorche la gorge, et il plante ses dents dans sa lèvre inférieure. Heureusement et il y a de l’acide dans le mot, du poison dans sa voix. Heureusement, et les yeux de Daria ne flanchent pas une seule fois.

« Il faisait quoi, dans ta prison ?
- Il était gardien. C’était le mec qui m’apportait à bouffer six jours sur sept, le septième il se reposait. Comme Dieu. C’est lui qui disait ça.
- Il a l’air d’avoir un ego démesuré.
- Oui. Il aimait le fait d’avoir du pouvoir. Il aimait le fait que je sois désespéré. Il aimait le fait que l’enfermement me rendait dingue.
- On peut aller à Jacksonville lui crever ses pneus.
- J’ai rayé sa caisse en partant. Il m’a mis sa bite dans la bouche, lui, avant. Je sais pas si ça compense vraiment.
- T’as pas essayé de porter plainte ?
- C’est ma parole contre la sienne, tu sais.
- C’est dégueulasse.
- Oui. »

Elle reste silencieuse, un instant, tend la main une nouvelle fois, lui pince le bras et sourit lorsqu’il piaule de douleur.

« Pour m’avoir fait presque pleurer, connard.
- Avec plaisir. »

Il a pas envie de rire mais il rit quand même, pour chasser le fantôme entre ses lèvres et les contacts sur son corps, la douleur dans son bassin et l’envie de gerber qui commence à se faire une place dans son estomac.

« À toi. » qu’il lui lance, pour changer de sujet.
« Oh, moi, tu sais. » Elle commence et il laisse grimper Bob le long de son bras. « J’ai un ex qui m’a laissé des mauvais souvenirs et une boite de capotes.
- Il avait l’air édifiant.
- Il était incroyable. »

Elle éclate de rire et il boit une longue gorgée de coca.
Ça ira, il pense.
Ça ira, il espère.
Ça ira, il jure et peut-être qu’il s’exorcise, peut-être qu’il tente, peut-être qu’il réussit.

Ça ira.

j'en ai marre de merle, ce perso me met beaucoup trop en pls bref, c'est tout parfait sans grande surprise j'ai hâte de voir ce que va déclencher son grand retour amuse-toi bien

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