Cette fin d’année est vraiment pourrie jusqu’au bout. Même pour l’une des grandes soirées de l’année, y a un truc qui cloche. Il est presque minuit, j’me suis paumée dans ce quartier que je ne connais pas, juste parce qu’il fallait dépanner cette pétasse de Becky, relou de pharma. Et j’suis même pas assez ivre pour trouver la situation drôle, un truc fun à raconter. Le moment où personne n’aime qu’on lui rappelle qu’il est seul. Surtout pas moi, et encore moins avec ce vieux fantôme sur les talons. Y a du monde dans la rue pourtant et même si j’ai tenté de river mon attention sur le petit point bleu de Google Maps pour qu’il me ramène à bon bon port tel le petit Poucet, j’peux pas m’empêcher de capter… de redouter d’autres ombres. Y a peut-être Seven au coin de la rue, prêt à finir le travail qu’il a pourtant fui. Y a peut-être cette bande de skinhead qui va resurgir dans la ruelle, prête à lâcher à nouveau le couperet. Un démon qui en appelle d’autres. J’me sens pas forcément bien sur le pavé. Et quand j’sens l’excitation générale monter un peu plus à moins de quelques secondes avant la fin, dans mes veines, ça empire. Alors au douzième coup, mes muscles prennent le relai et celui qui me semblait le plus menaçant fini entre mes doigts. Mes lèvres plaquées sur les siennes. Une seconde, peut-être plus, peut-être moins. L’impression de ne pas avoir embrasser un inconnu depuis des siècles. C’est pas si mal. Et une silhouette de résolution se dessine au même moment. Réitérer plus souvent. Sauf que je fais moins la maligne lorsque je le libère soudainement. Eeet bonne annéééeeeyyyy !!!, que je feins brusquement, comme une illumination, une excuse forcément toute trouvée. L’alcool pourtant pas assez présent dans mon système pour provoquer cette chimie-là. Le minuit de fin, le baiser final, comme un clap indispensable pour écraser cette année passée et mieux tout oublier. J’force le regard qui s’perd, instable, flou. J’force le volte-face vacillant, la démarche en zigzag et le rire mustang qui disparaîtrait bien en courant encore plus vite si il ne voulait pas générer une foudre plus puissante que la mienne ou que celle de Rhoan. Alors j’me laisse divaguer plus loin. Me fondre plus loin. Avec les contours d’un mirage qui n’avait vraiment rien à foutre là !

La nouvelle année, ou l’dernier jour de celle qui s’achève, ça dépend des fois, t’as toujours eu une raison d’la fêter. Pour qu’on parle plus d’la précédente, pour que la suivante soit encore mieux, et puis pour qu’elle soit moins pire. Et ensuite pour qu’elle le soit, même si en un sens c’était quand même mieux pour toi. Maintenant t’sais pas, t’as l’impression d’être à un point final, mais avec une suite quand même. T’es arrivé à la dernière page du bouquin mais l’histoire et pas fini. T’es arrivé au bord de la falaise, mais tu continues d’avancer. Tu continues d’avancer dans la rue, suivre tes acolytes de la nuit pour certains, de ta vie pour d’autre. Tu t’embrases deux secondes, un rire, un verre d’alcool, un des tes habituel dérapage. Et tu t’éteins aussitôt. Phénix déglingué qu’arrête pas de crever. T’sais pas, t’as le sourire aux lèvres, le verre à la main, la rue à tes pieds, comme d’hab’, et la trouille qui te tord les entrailles à l’idée de demain. Demain putain. Demain c’est toujours le jour le plus dur, mais cette fois ça t’parait démentiel, insurmontable. Peut-être que tu vas te bouffer un mur invisible, une barrière temporelle qui va t’garder en 2017. Laisser les autres avancer, toi tu restes là. Tu sais même pas comment tu prendrais la chose. Tu sais que dalle, t’as à peine conscience des voix criardes qui décomptent, autant de pierres qui te tombent à fond d’l’estomac. Tu restes en retrait, figé, masque mauvais pour cacher la terreur. Tu les écoutes gueuler, t’as l’impression que tout va soudainement exploser. Mais y a rien. Juste une brune, t’as peine eu le temps de la remarquer avant qu’elle n’échoue sur tes lèvres. Tu bronches pas. C’est bien mieux que tout ce à quoi tu t’attendais. T’es pas bloqué. Tu regardes la brune gueuler sans bouger. Ton cerveau embrumé qui s’dit qu’c’est peut-être genre une bénédiction. Un signe du Vieux là-haut, ou un truc du genre. Que ça va pas trop mal se passer. En tout cas, c’est mieux que tout c’que t’avais imaginé oué. T’es en 2018 avec les autres, demain t’fais toujours flippé, mais c’est bon. T’es passé. « Bonne année… » qu’tu murmures à l’attention des mèches noires qui s’éloignent en sautillant. Et puis y a le monde qui s’remet à faire du bruit, l’alcool qui manque à ton gosier, les autres qui t’appellent. Et puis t’oublies la brune, t’oublies les bons présages en cartons, et t’oublies à peu près tout le reste de la soirée, à défaut de pas pouvoir tout effacer.