Ça a commencé par un vide dans sa poche. Les yeux flous de la substance ingurgitée, il a tâtonné, il n'a rien trouvé. Les mains lourdes sans son téléphone, il a crié, tapé du poing sur le comptoir, accusé le mec à côté de lui et l'a obligé à le fouiller. Rien. Il est rentré en ruminant en shootant dans tout ce qu'il pouvait trouver.
Ça a continué en mails anonymes. Bonjour Storm. Je suis un grand fan. Si tu veux ton téléphone il faudra accepter de me rencontrer, le samedi 12 à deux heures. Il n'avait pas vraiment le choix. N'a pas vraiment réfléchi. L'habitude de se jeter dans la gueule du loup, celle de se dire qu'il a vécu pire. Il a les poings et la force pour se battre même contre plus fort que lui, Rhoan. Et y'a dans son téléphone des choses qu'il veut à tout prix récupérer. Il espère que le mec a pas réussi à le déverrouiller. Il pense aux messages. Aux photos. De tout le monde, de lui, de River. Surtout River. Ses poings se serrent et il accélère le pas, grande capuche baissée sur la tête pour se protéger du froid. S'il doit se battre ce soir, il est prêt. Il partira pas sans avoir compensation.
Le hangar vibre de l'extérieur et il entend déjà les basses se fracasser contre ses tympans. Pour une fois ça l'effraie plus que ça l'excite, et quand il pousse les lourds portes en fer il se sent happé dans la tempête il se bat il se noie. Les corps autour de lui qui le poussent qui tanguent avec lui, la musique trop forte qui ressemble à des cris. Il sait pas pourquoi il angoisse pourquoi il pousse tout le monde pourquoi il cherche un visage familier dans la foule -de toute façon il sait pas qui il cherche, il veut juste qu'on lui rende ce qui lui appartient et se casser, dormir, oublier. Les corps le touchent il a l'impression que tout le monde le suit des yeux qu'on tire sur ses fringues qu'on arrache sa peau. Il pince les lèvres retient son souffle, il traverse le monde comme s'il fendait la mer, personne ne lui parle vraiment, personne ne vient le voir, il ne voit aucune personne avec un téléphone dont la coque est estampillée STELLARR. Il pousse la porte à nouveau -celle de derrière où d'habitude les gens se retrouvent à l'air libre pour se piquer. Y'a personne. Juste le bruit étouffé de la musique et le vent qui fouette son visage essoufflé. Il entend du bruit près des poubelles renversés, deux gars qui ont l'air de se battre ou bien de s'embrasser. Il sait pas trop lui même, ça lui est trop souvent arrivé de confondre. Mais dans la pénombre il croît reconnaître des mèches de cheveux blond platine -il a sûrement rêvé, il devrait retourner avec les gens et le bruit, trouver ce qu'on lui a volé et rentrer chez lui. Y'a une boule dans sa gorge les yeux qui veulent pas se détacher quand il entend à moitié des cris étouffés. Il sait pas quoi faire il est pétrifié si c'est un cauchemar il veut se réveiller.
Pourtant y'a un pressentiment qui gronde dans la poitrine
les poings qui commencent à se serrer.
Il sent la rage monter il sent son coeur cogner.

brume
il sait plus comment il est arrivé là
il a les jambes cotonneuses
de la brume plein la tête
il reprend doucement conscience
non
pas doucement
lentement mais pas doucement
c'est violent
il a envie de vomir c'est violent
il a les genoux égratignés
écrasés sur le goudron
une douleur lancinante dans l'épaule
l'impression que le monde tourne dans le mauvais sens
c'est violent

On lui tord le bras dans le dos pour l'immobiliser. Y en avait pas besoin avant mais ça y est on doit l'empêcher de se débattre. Son corps s'est mis à lutter avant même qu'il ne s'en rende compte, réaction réflexe. Réflexe qui lui agite l'estomac. Réflexe qui le fait pousser un cri trop faible parce qu'il a mal quand il essaie de se tortiller pour se libérer. Il arrive pas à articuler. Il a la bouche molle. Qu'est-ce qui se passe ? C'est qui ? Qu'est-ce que tu me fais ? À quoi tu joues ? Y a rien qui sort. « 'eahar. » Peadar. Il est comme un enfant qui appelle maman quand il est perdu. Maman en l'occurrence est un Irlandais pas commode. Il réessaie, cette fois il prend le temps pour réussir à former le prénom. « Rhoan ? » C'est plaintif, c'est hésitant, c'est terrifié. C'est pas Rhoan qui enfonce le nez dans son cou en resserrant l'étau sur son bras. « Oh, il va venir. » L'anonyme passe une main presque caressante sur l'arrière de son crâne. « Mais il voudra plus de toi. » Et puis il précipite la tête blonde contre les briques.
Brume.

River n'a pris de la drogue que deux fois dans sa vie. C'est ce qu'il avait fui, la drogue, alors il allait pas se jeter dedans la tête la première. Il s'y prend mal, il fait tout de travers, mais il n'est pas aussi bête qu'il en l'air. Pas aussi faible non plus. Sinon il y a longtemps qu'il aurait suivi l'exemple de cette fille, comment c'était, Mandy, Mindy, qui s'était injecté une dose létale d'héroïne dans ce squat de Portland. La première fois qu'il a pris de la drogue, c'était dans un squat aussi. Le premier. Il s'est passé beaucoup de premières fois là-bas. Il a accepté un cachet mystérieux de la part de celui qui a aussi été le premier... Quoi. Son initiateur. Son incitateur aussi, c'est lui qui l'a mis sur le trottoir après lui avoir montré comment on faisait. C'était quelque chose comme un mentor qui lui a appris comment survivre par les pires moyens possibles. Il lui a collé un cachet sur la langue et trois heures plus tard River comprenait comment on pouvait devenir accro. Le lendemain il y a eu la descente et il s'est dit que ça n'en valait pas la peine. Il avait quatorze ans. Il se souvient de tout. La deuxième fois un client a mis quelque chose dans son verre. Il avait quinze ans. Il ne se souvient de rien, seulement du réveil dans un appartement étranger avec des douleurs innommables, inexplicables et c'était mieux comme ça, que ça reste inexplicable oui, ça lui convenait. Il a décidé qu'il n'en prendrait plus jamais et jusque là sa vigilance avait été récompensée.

Pourtant c'est dans cet état-là qu'il reprend connaissance. Ça lui revient comme un flash à travers la douleur qui fend son crâne. Le client, l'appartement. Ça ne l'éclaire pas sur le présent mais il a comme une intuition, pas tant quelque chose de conscient qu'un rejet physique, cette nausée douloureuse qui lui tenaille les tripes. Il ne sait toujours pas ce qu'il fait là, dehors, pas assez habillé et tout le corps meurtri. Il ne reconnaît pas la voix qui chuchote « J'crois que v'là l'artiste » en l'attrapant sous les épaules pour le forcer à se relever. Quand il le lâche River essaie de se rattraper à une poubelle qui bascule et lui avec. Le type s'impatiente et le relève avant de le clouer au mur derrière lui. Il plante son regard dans les yeux brouillard de River, une main sur chacune de ses épaules nues. « Tu verrais ta gueule. Il va vraiment plus vouloir de toi. » River ne comprend rien mais ce qu'il raconte a l'air de réjouir le type. River tente de lui lancer un coup de genou entre les jambes mais il perd l'équilibre. Le type le rattrape à temps pour le balancer dans les bras de Rhoan qui allait se jeter sur lui.

Statue de sel au milieu de la brume,
il reste planté les yeux écarquillés
la rage qui commence à monter
la tête blonde projetée contre le bitume.
C'est là qu'il comprend. Qu'il assimile les mots qu'il entend. Voilà l'artiste, c'est là qu'on l’attend. River entre des griffes inconnues et à sa tête qui monte le sang. Il lui faut une seconde à peine pour fondre sur le type pour que sa rage éclate, mais le corps tremblant rencontre le sien, River dans ses bras entre ses mains le sang qui coule sur son front son nez son menton c'est au tour de Rhoan d'être inquiet. « River ? Riv ça va ? » Il écarte une mèche de cheveux poisseux, quand il découvre les yeux flous il croit devenir fou. Il ne l'a jamais vu comme ça mais il sait ce que ça signifie, il a le même brouillard dans l'regard quand il redevient faible. Le même tremblement des muscles quand il sombre à nouveau. Ça suffit pour le rendre animal pour qu'il bondisse sur l'inconnu comme une bête enragée qu'il le traîne dans le caniveau. « QU'EST CE QUE TU LUI AS FAIT ENCULÉ ? » Cris de rage quand il s'met à cogner cogner cogner cogner jusqu'à sentir le sang couler les os grincer la chair s'écarter, quand il prend le crâne le balance contre le trottoir une fois deux fois il voit rouge la bête enragée. « RÉPONDS ! RÉPONDS OU J'TE BUTE ! » Il va le faire il en est persuadé dans ces moments-là il est plus capable de se contrôler, la violence qui prend le dessus prête à tout renverser à tuer, là c'est encore pire parce qu'il l'a touché, du coin de l’œil il voit River ses habits déchirés son regard paumé il a encore plus envie de cogner. Il s'arrête une seconde à peine juste pour soulever le mec par la tignasse l'emmener à sa hauteur, le porter comme une poupée de chiffon. « Parle. » Il ne crie plus mais sa voix vibre de colère, muscles tendus comme prêts à attaquer dans la seconde qui vient, il ne s'attend pas à ce que le mec lui souffle un rire au visage qu'il prenne le sien entre ses mains. « J'suis juste un admirateur. » Il comprend rien, hausse un sourcil prêt à cogner à nouveau quand les lèvres de l'inconnu s'écrasent contre les siennes qu'il les repousse une fraction de seconde après qu'il le jette à terre et écrase son visage sous la semelle de ses pompes. Prêt à cogner tout défoncer, à le buter entre deux poubelle pour oser l'avoir touché. « Rends-moi mon téléphone on en reste là. » Il négociera pas.

Il a l'impression de faire plusieurs tours sur lui-même avant de se retrouver cramponné à ce corps chaud à l'odeur si familière, réconfortante. Il a l'impression de sentir son cerveau continuer à tournoyer même quand le reste de son corps s'est à peu près stabilisé.

river river ça va

C'est la voix de Rhoan, il la reconnaît. C'est la voix de Rhoan et ses mains et son odeur et River sent des larmes pleuvoir en cascades sur ses joues, des larmes mais pas de sanglots, pas de gémissements, rien que des larmes qui jaillissent sans qu'il puisse les arrêter. Il hoche la tête et son cerveau fait trois tours mais cette fois il se rattrape au mur et évite de basculer quand Rhoan le lâche pour bondir sur l'inconnu. Le sens des mots ne perce pas le brouillard, seulement l'intonation, et ça lui suffit à savoir que Rhoan est furieux, Rhoan est au bord de l'explosion et s'il était l'autre type River prendrait ses jambes à son cou. Adossé à son pan de mur il arrive enfin à focaliser sa vision et ses yeux se fixent sur la gueule éclatée d'un mec brun sur lequel il n'avait pas encore réussi à mettre de visage et sa rencontre avec le poing de Rhoan puis le trottoir. Quelque chose gronde dans le ventre de River, quelque chose comme de la fierté parce que Rhoan fait ça pour lui, parce que Rhoan est plus fort que l'autre type, parce que Rhoan pourrait le tuer, c'est vrai qu'il pourrait, parce que parfois Rhoan est un monstre à l'esprit malade et au cœur brisé et ce cœur il l'a confié à River et à personne d'autre. Il y a quelque chose d'autre aussi, quelque chose de plus sale, comme une envie sauvage de voir Rhoan fracasser le crâne de ce taré, de le faire craquer comme un œuf contre le bord du trottoir. Il va le faire. Il va le faire, se dit River, et il arrive pas à lui dire d'arrêter. Il devrait, il sait qu'il devrait, il veut pas que Rhoan tue quelqu'un à cause de lui, il veut pas le bousiller encore plus et il veut pas qu'on le lui enlève. Mais il bouge pas, il dit rien.

Rhoan se calme tout seul finalement, si calmer est le bon terme. River sent bien qu'il bouillonne, il déborde, il a toujours autant envie de le tuer, mais il le fait pas, il est encore humain et c'est pas grâce à River. Il lâche un long soupir. Il avait pas réalisé qu'il retenait sa respiration, ses mains crispées pour former des poings un peu tordus. Il avance jusqu'à eux, doucement pour ne pas faire tanguer le monde sous ses pas, et attrape Rhoan par la taille. C'est pas un geste d'amoureux, c'est pour l'apaiser, c'est pour lui dire qu'il est là, qu'il va bien, en tout cas assez pour tenir debout, bouger, marcher, et puis pour le retenir même si ce sera seulement symbolique si jamais il décide d'écraser le visage du type sous sa semelle. Ce dernier se contorsionne pour récupérer le téléphone dans sa poche et River voit qu'il souffre lui aussi, même si sûrement pas autant que lui. On en reste là. Il est pas certain de vouloir en rester là. Mais il peut pas porter plainte, il traîne trop de casseroles et on sait jamais jusqu'à qui les flics pourraient remonter. Et il veut pas le tuer. Enfin, si. Si, il veut le tuer, mais il veut pas en assumer les conséquences. « Laisse-le. Emmène-moi loin d'ici Rhoan, » il dit en posant son front sur son épaule. Il est pas sûr d'avoir été intelligible, il est pas sûr d'être en état d'aller bien loin, il est pas sûr de ce qui vient de se passer.

Le type qui récupère le téléphone mais ça calme pas Rhoan y'a rien qui le calme jamais quand la crise a débuté quand elle est aussi violente c'est la mort ou la fuite, le rescapé ou le condamné. Il compte plus le nombre de visages qu'il a défiguré le nombre de gars qui se sont vus éclater sous ses poings, c'est pas normal et c'est mal pour lui il pourrait crever à cause de son cerveau abîmé il le sait il y peut rien. Et là c'est pire, c'est pire parce que c'est pas à lui qu'on s'attaque c'est River, River au visage abîmé au regard flou au corps malmené -il a pas le choix il doit le venger. Même avec des bras tremblants autour de sa taille il arrive pas à s'arrêter il cogne plus mais il peut pas le laisser, il a pas assez cogné pas assez explosé. « Lâche-moi. Lâche-moi. LÂCHE. » Les bras qui le retenaient s'en vont et il se rue sur le type encore une fois il devrait fuir et protéger River ça il sait pas faire, il sait pas prendre soin de quelqu'un, même pas de lui-même, il préfère les poings il préfère cogner, c'est toujours plus simple que d'aimer. Là c'est parce qu'il aime qu'il cogne. C'est parce qu'il aime qu'il continue, qu'il s'acharne, que ses phalanges craquent ou alors c'est les os du type il sait pas trop. « CONNARD. » Les mains tâchées de sang. « CONNARD . » Les yeux du type qui se ferment. « CONNARD. » quand il se détache et qu'il donne un énième coup de pied dans le crâne de l'inconnu il réalise pas encore ce qu'il vient de faire. Quand il sort le couteau qui le quitte jamais de sa poche il sait qu'il pourra pas réparer son acte. Tant pis, c'est lui qui a commencé, c'est la guerre qu'il a déclenché et River il aurait jamais dû le toucher. Et encore, il a de la chance, c'est son flingue qu'il aurait pu lui présenter. Le mec est inconscient, gouttes de sang sur la chaussée, quand Rhoan s'agenouille pour arracher son tee-shirt comme un forcené. Il ne pense même pas à River qui le regarde au monstre qu'il est en train de lui présenter. Il sait qu'il aurait pu le fuir et le mettre à l'abri, y'a ses démons qui lui dictent de faire autrement. La peau nue rencontre la lame de son couteau et Rhoan grave les lettres de sang, le mec qui grogne mais trop assommé pour se débattre. VOLEUR c'est écrit à l'encre écarlate sur le ventre, en capitales tremblantes. VOLEUR c'est pas assez, quand rhoan se relève il tremble encore il a besoin de plus de sang peut être de mort. VOLEUR qui s'agrémente d'un I entre le V et le O. Le mot qui lui donne envie de gerber le corps de River courbé contre la chaussée. Il sait même plus ce qu'il a vu quand il est arrivé, il a perdu le contrôle. Son couteau qu'il range et c'est là qu'il se retourne, il regrette pas, trop enragé pour réaliser, c'est quand il voit le visage effrayé de River qu'il remet un peu d'ordre dans ses pensées. « On y va. » Pas de questions, pas le choix, il lui prend la main, la tâche de sang à son tour quand il la serre, fort, quand il le force à le suivre. Il se dit qu'au moins il a tué personne, et puis c'était de la légitime défense. C'est pas comme si on pouvait le blâmer. Si ?

Lâche-moi. Lâche-moi. LÂCHE.

Il lâche. Il a cru que c'était bon, il a cru qu'ils allaient pouvoir partir avant que ça dégénère. Mais Rhoan lui crie de le lâcher alors il lâche et il fait un pas de côté, incapable de s'interposer entre Rhoan et son bourreau déjà réduit en bouillie dans le caniveau. Pourquoi faire ? Il va pas s'opposer à Rhoan. Il pourrait jamais s'opposer à Rhoan. Il aurait voulu qu'ils partent avant que Rhoan ne casse des os, avant que... La lame étincelle dans la lumière d'un lampadaire qui a rampé jusqu'à leur bout de ruelle. Même dans son état cotonneux il comprend ce que ça veut dire, il voit venir le pire et son corps cède sous la panique. Il recule, titube et se retrouve le cul par terre, ses yeux écarquillés rivés sur la silhouette de Rhoan penchée au-dessus de l'autre qui n'est plus en état de se débattre. Il sent son cœur se frayer furieusement un chemin jusque dans sa gorge. Il vomit sur le trottoir. Et puis encore. Ça fait chaud et mouillé sur sa main, il s'en fout. « Rhoan... » Sa voix est trop faible pour vraiment l'atteindre. Il reste-là, impuissant, sans savoir exactement ce que Rhoan est en train d'infliger au type gémissant. Il voit sa main se lever mollement, comme pour faire mine de lutter encore ou au contraire pour lui demander de s'arrêter, mais Rhoan finit ce qu'il a à faire sans y prêter la moindre attention. River le regarde se retourner vers lui, le couteau déjà volatilisé, et lui tendre une main pour l'attraper, l'aider à se redresser.

« On y va. »

River hoche la tête et ses lèvres répètent les mots de Rhoan sans y mettre de son. On y va. Un sanglot vient le surprendre. Il essaie de le ravaler. Il s'essuie la main sur le jean et s'accroche au bras de Rhoan. « Tu l'as pas tué hein ? » il demande dans un murmure. J'veux pas que t'ailles en taule à cause de moi, Rhoan. Il arrive pas à le dire, trop de mots, trop de sons compliqués à articuler. Il a encore la bouche pâteuse, tellement anesthésiée par la drogue ou la douleur qu'il sent même pas le goût du vomi sur sa langue. À cause de lui, oui, à cause de lui, parce qu'il a beau ne pas se souvenir de ce qui s'est passé ce soir il sait qu'il a dû faire une erreur quelque part. Il a accepté un verre ou pas vérifié qu'on ne glissait rien dans le sien, il a fait confiance à la mauvaise personne, il en sait rien. Ça lui arrive pas, ce genre de choses, il sait de qui se méfier. Il savait.
Et puis y a eu toi, Rhoan. Je sais plus rien maintenant.
Juste qu'il y a rien de plus important au monde que celui qui le soutient par la taille maintenant.

C'est le monstre qui l'a eu, il s'est transformé. La main frêle dans la sienne le rend un peu plus humain qu'avant, la taille de River dans ses bras, quand il l'emmène loin de la scène d'horreur. Tué tué tué tué sa voix pâteuse qui pose la question qui fâche, tué, il murmure à son oreille « Non. T'en fais pas. » Il aurait pu répondre je sais pas, j'espère pas. Il préfère mentir, il l'a vu vomir, il l'a vu trembler, il le regarde encore avec des yeux effrayés. Il a malmené River il l'a marqué il l'a fait crier, il a cogné devant lui, il s'est enervé, mais il ne lui avait jamais montré le monstre le vrai celui qui coupe les souffle celui qui tire une balle dans un corps chaud sans sourciller. Avant c'était pire, avant dans ses souvenirs ceux qui resurgissent lors des nuits sans lune, il sait qu'il a tué, que ses mains ont vu le sang couler. Maintenant il s'est rangé mais parfois ça explose. Il sait aussi qu'il ne pourrait jamais faire de mal à River, jamais pour de vrai jamais en le faisant exprès mais maintenant qu'il a vu ça comment avoir sa confiance ? Il a peur que River le repousse qu'il le fuie, il aurait raison. Quand il le traîne presque jusqu'à la voiture il est plus attentionné que jamais, il l'installe sur le siège passager, il dépose un baiser sur son épaule dénudé. « Tout va bien ok ? Je suis là. Je te laisse pas. On va aller à l'hôpital d'accord ? Ca va. » Il le rassure du mieux qu'il peut alors qu'il a juste l'air d'une bête un peu blessée, le sang sur les mains les tremblements dans la voix les yeux écarquillés. Putain regarde toi, Rhoan, tu fais pitié.

Pas l'hôpital.
Il est assis sur le siège passager et il a déjà oublié comment il est arrivé là. Il a fait un petit bond dans le temps de la ruelle à ici. Il essaie de remonter les jambes contre son torse mais ça fait trop mal, il abandonne. Il est pas certain d'où il a le plus mal, tout se mélange jusqu'à faire de lui un pelote de nerfs à vif. Il veut plus jamais bouger. Y a Rhoan près de lui, la bête sanguinaire envolée et déjà remplacée par la créature la plus douce qu'il a jamais été. S'il le prenait dans ses bras maintenant et lui disait qu'il peut fermer les yeux pour toujours River le ferait volontiers. Mais Rhoan lui parle d'hôpital et ça réveille quelque chose dans sa conscience. « Pas l'hôpital. » Il n'a mis les pieds qu'une fois dans un hôpital et c'était pour dire adieu à son père sur son lit de mort. Pour soigner ses blessures, il a toujours trouvé d'autres moyens. « J'pas... J'ai pas d'assurance et... » Il se force à se redresser pour ne pas sombrer dans l'inconscience qui lui tend les bras. Il grimace, lâche un soupir de douleur, mais au moins ça le réveille un peu. « Huh... D'argent. » Il peut pas demander à Peadar d'avancer ce genre de frais alors qu'il lui a fait perdre de l'argent le mois dernier, il n'a pas fini de le rembourser, mais en réalité s'il a toujours fui les hôpitaux comme la peste c'est aussi de crainte d'atterrir dans le système des services sociaux et d'être retrouvé par sa mère et Robbie. Maintenant qu'il a dix-neuf ans, c'est plus vraiment une menace, mais il a vécu trop longtemps avec cette peur au ventre pour y penser de façon rationnelle, surtout maintenant. Dans son esprit, ça fait deux raisons de rester loin des hôpitaux. Il pose son regard brume sur le visage de Rhoan. Il est assez conscient pour savoir qu'il l'a jamais vu comme ça et il a envie de le rassurer, lui aussi. « Ça va aller, » il murmure en écho à son ça va. Mais c'est un demi-mensonge, il en sait rien. Il a sûrement besoin de soins. Nouveau soupir. « J'suis désolé. » Il aime pas voir Rhoan comme ça, sa tempête brisée, comme arrêtée par un mur trop grand. Il en veut pas de cette accalmie. Et c'est sa faute.

Tu l'as pas tué ?
Tu l'as pas tué.
Il se dit qu'il ne l'a pas tué qu'il l'a juste bien tabassé et que l'autre a eu ce qu'il méritait, après tout, merde, il l'avait cherché. Il aurait du appeler les flics, faire le bon choix, celui rationnel, mais Rhoan n'était pas rationnel. Les poings avant les pensées. L'envie de tuer avant celle de se sauver. C'est pour ça qu'il continue de trembler même quand il prend la main de River qu'il essaye d'être doux de caresser sa paume pour le calmer. Quand il lui dit pas l'hôpital, il serre les dents. Dans sa tête c'est le brouillard, plus que d'habitude, et il compte leurs options -elles sont limitées. Il se dit que l'hôpital c'est pas forcément une bonne idée, lui avec du sang sur les mains qui n'est pas le sien, une voiture sans permis, sûrement volée. River au bord de l'inconscience, c'est ça qui le fait douter. Sa main qui glisse jusqu'à sa nuque. « Pas le droit de t'endormir. » et le manque d'argent et la peur d'être trouvé, sûrement, il comprend. Il comprend tout même s'il ne lui explique pas, lui aussi il connaît par cœur les médicaments les faux noms qu'il a donné avant de se faire interner. Il comprend la fois où on l'a retrouvé sur le bord de la route en train de crever mais la peur, celle de vouloir mourir plutôt que d'être trouvé. Il ne pose pas de questions. Mais quand River se met à s'excuser, il freine -pas brutalement, plutôt brusquement, dans ses yeux des éclairs quand il les pose dans les siens. « River. » Parce qu'il le rassure même quand c'est clairement sa faute, même quand il mérite pas, parce qu'il est toujours désolé mais pas cette fois. Il prend sa main dépose un baiser dessus. Il ne fait jamais ça. Mais c'est différent. Y'a eu la peur de le perdre la rage de le voir souffrir. Y'a eu l'inquiétude et l'impression de voir son cœur arraché. Quand il redémarre il a toujours l'impression d'être en apnée. « On va aller chez moi. Mes colocs sont presque médecins, on devrait pouvoir faire un truc. Mais si ça suffit pas on va à l'hôpital, et t'as pas le droit de refuser. » Dents serrées, il refuse de le voir crever à cause de lui. Il est suffisamment rapiécé pour eux deux. C'est sûrement pas lui qui va le laisser à moitié recousu.

La main de Rhoan sur sa nuque. « Pas le droit de t'endormir. » River hoche la tête. Il a raison. S'il s'endort il est pas certain de se réveiller et même si y a cette part de lui à qui ça convient, il sait que Rhoan ne l'entendra pas de cette oreille. Alors il s'accroche à la conscience, aux lumières des lampadaires et des phares, à une envie de vivre toujours plus ténue. Y a plus qu'un fil qui le raccroche à la vie et il porte le nom de Rhoan, il a des yeux qui sondent son âme quand il freine et le réprimande presque. « River. » Il a pas besoin d'expliciter, River sait ce qu'il a dit de travers. Rhoan n'aime pas l'entendre s'excuser sans arrêt. Il le regarde prendre sa main pour y déposer ses lèvres comme si elle appartenait à quelqu'un d'autre. C'est pas plus mal, d'un côté, il voudrait bien le quitter, ce corps meurtri, il voudrait bien l'abandonner au bord d'un trottoir et l'offrir en pâture aux bêtes sauvages qui n'en ont jamais assez de lui. Lui il resterait là, il flotterait autour de Rhoan, il le hanterait comme un doux fantôme, une présence rassurante, un orbe d'amour permanent. Il déraille. La voix de Rhoan le sort du demi-sommeil qui le rattrapait déjà. « On va aller chez moi. Mes colocs sont presque médecins, on devrait pouvoir faire un truc. Mais si ça suffit pas on va à l'hôpital, et t'as pas le droit de refuser. » Il a pas envie de refuser, c'est un bon compromis. Il pense que ça suffira, la drogue ça finit par se dissiper et il pense pas être si abîmé que ça, finalement, rien dont il ne s'est pas déjà remis. Quand Rhoan redémarre, il glisse sa main sur la sienne, sur le levier de vitesse. Il se concentre sur tous ses os, ses veines, ses tendons qu'il sent se mouvoir sous ses doigts, et il décide qu'en fait ça lui manquerait, un corps, ça lui manquerait de ne plus pouvoir toucher Rhoan. « OK, ça me va. » Il se force à garder les yeux ouverts tout le reste de la route.