J’ai eu tout ce que je voulais. La famille implantée dans l’âme. Les amis gravés dans la peau, protégés entre mes os, derrière le coeur. Les études réussies, fierté des parents et de tous les frères qui ne l’avoueront jamais. Un médecin dans nos rangs, putain. Je le sais ça. Je le vois dans les yeux de ma mère qui s’attendrissent comme je ne l’ai jamais vu auparavant. Je le sens dans l’étreinte maladroite de mon père qui n’a jamais su parler normalement à son unique fille. Je le sais encore et toujours, malgré les conversations hachées et les bribes de visages qui se disloquent quand on se skype parce que je suis trop loin.

J’ai eu ce que je voulais. Ticket pour l’humanité. Au coeur du conflit qui a toujours fait battre mon propre myocarde. Humains que je t’aime autant que je te hais. Y a Grace à deux doigts de moi. On l’a fait, sis’. On a réussi à partir, à y aller, à être au plus près de ceux qu’il faut aider, parce qu’on ne prétendera jamais de pouvoir les sauver. La guerre autour de nous fait pleuvoir ce qu’il y a de plus laid chez l’homme. Mais on n’a pas tout à fait peur. On s’est jurées il y a longtemps de ne pas laisser l’effroi nous emporter. Alors on tient. Même si quand ce ne sont pas des enfants déchiquetés qu’on recoud, ce sont des soldats qu’on rafistole pour mieux les renvoyer dans des batailles qu’on n’a jamais compris. L’injustice de tous ces destins qui passent entre nos mains, ça c’est plus dur à gérer. C’est pas nous qui mourrons à petits feux, c’est eux. Pourtant, ça creuse un truc béant dans ma poitrine et ça aspire parfois plus d’énergie vitale que ce que j’aimerais leur laisser. Mais pas l’choix. C’est comme un de ces trous noirs dont Rhoan me parlait de temps en temps pendant nos insomnies. Mais il n’est pas là aujourd’hui.

J’ai eu tout ce que je voulais. Retour au pays qui m’a fait naître, derrière le drapeau de celui qui m’a adopté mais jamais sans avoir à respecter une quelconque autorité si ce n’est celle en laquelle on a choisi de croire. Regards entendus partagés du coin des cils avec ma soeur de coeur. Toujours là. Jusqu’à la fin. On a eu ce qu’on voulait, alors pourquoi ça a autant dérapé ? Pourquoi ce sable humide continuera de me hanter jusque dans ma tombe ? La mer de Savannah est loin et ici les dunes sont écarlates. Et je ne sens même plus que ce sang est le mien, le sien. Je ne sens pas ce véritable trou creusé dans ma peau. Il manque un bout. Presque comme si on m’avait enfin arraché ce coeur et que je ne ressentais plus rien. Pas même le froid se mêlant à l’hémoglobine qui engorge mes poumons et fait cracher mes derniers souffles. Pas même l’air qui gronde sous les bombes, pas même la terre qui tremble sous cette guerre. Quand je me plaignais de prendre les choses trop à coeur, il y a un dieu qui a dû écouter. J’ai eu ce que je voulais. Le silence et l’absence pour linceul. Derniers instants sans rien, en paix. À côté d’elle.

Alors pourquoi il y a ces grains qui glissent quand même sur mes joues ? Parce que je n’ai pas eu ce que je voulais vraiment ? Parce que je ne l’ai jamais dit tout simplement ? Parce que j’ai fui un trop plein, un débordement pour un autre, une meilleure excuse ? Mais que le final manquant fait tout de même putain de mal ? Bullshit, j’suis encore en colère. Justement parce que j’ai réussi. J’ai eu ce que je voulais. J’me suis débrouillée pour ne jamais leur dire, peu importe combien je pouvais l’éprouver. Ce je t’aime qu’ils n’entendront jamais…

… Et que je n’éprouve déjà plus.