Une journée comme les autres. Une de plus en moins. T’es pas toujours hyper convaincu de tout c’qui se passe, mais ça se passe, plutôt bien dans ton malheur, alors voilà. Ca passe. T’as fini ta tournée de la journée. Comme d’hab tu t’arrêtes plus longtemps que prévu à ta dernière étape, face à la plage. T’es posé. A c’te heure-ci tu fais chier personne avec ton truc, et tu peux toujours te faire un peu de pognon en rab’, parce qu’il est toujours l’heure de bouffer des glaces. Même en février. Fait jamais bien froid bien longtemps de toute façon. Et puis t’es pas fou, tu sais aussi qu’ta tronche y est pas pour rien dans l’achat deux deux glaces deux boules des deux donzelles qui s’en vont en gloussant. Mais on va pas dire que tu fais fais pas exprès de leur donner c’qu’elles veulent. T’as besoin de thunes. La fin/faim justifie les moyens. Et on va pas dire non plus que ça te déplaît.

En tout cas, t’aimes bien rester là, le nez en l’air, les yeux dans l’océan, l’iode dans les narine, t’as pas besoin de plus. Le temps qui ralentit, les problèmes qui se floutent. C’est qu’tu te dis que si, elle est belle la vie. Malgré… tout. Elle est pas si moche. Et bim ! Pas pour toi le bim. Enfin pas tout à fait. Pour la taule de ton camion, vaguement secoué. T’as pas le temps de réagir que t’as déjà le chien qui beugle comme un ouf, à faire des allers-retour effrénés dans l’habitacle, à deux doigts de te foutre par-terre au passage. « La barbe Hulk ! » L’autorité. Ou pas. Il continue de brailler alors que tu t’faufiles par la porte arrière, pour sortir voir ce qu’il s’passe, en faisant gaffe que le chien se fasse pas la malle et attaque pas. Pas encore hyper bien dressé, pas pour rien que tu le laisses pas à l’appart. Qu’il mange pas Nastasia. Ou que Nastasia le mange pas. Tu sais pas trop lequel des deux et le plus dangereux. Enfin bref. Le temps de te retrouver dehors, de faire le tour du machin, et de trouver un jeune la gueule dans un état pas hyper glorieux. Soit il a vraiment pas fait gaffe, le nez sur le portable tous ça, jeunesse pourrie par la technologie (enfin faut pas être aidé pour se bouffer un camion quand même), soit t’as (ou plutôt Hulk a) interrompu quelques bastons. C’est encore un peu tôt pour les bastons néanmoins. Enfin peu importe. C’est une mission pour toi ça. Des hématomes a apaiser, c’est largement dans tes compétences.

« Ca va ? J’ai de la glace si tu veux. » Merci captain obvious !! Ton pouce levé en direction d’ton camion, pointé sur un dessin de crème glacé t’arrache un regard blasé. « Enfin, d’la glace glace quoi. » J’pense qu’il a deviné, Heath, c’est bon. Sauf s’il a paumé quelques neurones dans l’impact. « Cela dit si tu veux une ou deux boules ça peut s’faire aussi. » Ta gueule Heath, ta gueule. Sinon tu vas le faire fuir. A moins que ton dogue allemand toujours en train de beugler s’en charge avant toi.

Il y avait le vent qui soufflait dans ses cheveux rose, le soleil qui se reflétait sur sa peau légèrement dorée - à quelques détails près, il se faisait tableau d'une de ces pubs télévisées (mais en moins bien). En moins bien parce que sa masse capillaire, elle, ne tenait pas en place, s'animant d'une vie qu'on ne lui connaissait pas, lui recouvrant les yeux à ne plus savoir où il allait ; en moins bien également car ses vêtements aux couleurs criardes n'étaient pas au gout de grand monde ici, à Savannah ;  en moins bien aussi car il n'avait rien d'un putain d'acteur mais bien plus d'un artiste paumé, profondément paumé ouais. Il avançait dans une bulle invisible à l’œil nu, une cigarette dans une main, le téléphone dans l'autre, tentant de capturer la mer pour l'envoyer à la sienne, de mère. C'était que d'où il venait au Japon, la grande bleue faisait bien défaut et que comme tout bon touriste asiatique, la photo était inévitable.

Il aurait alors pu peindre les vagues, s'installer ici avec son chevalet à retoucher la courbe de l'écume pacifique ou les éclats du soleil à la surface de l'eau qui venait s'écraser sur un sable immaculé. Il aurait pu écrire des milliers de vers, le nez en l'air et l'âme en ébullition, empli de la plus forte des inspirations, la nature en son cœur. Il aurait pu mais ce qui se passa finalement ne fut pas du même registre, un peu moins poétique peut-être, assurément plus consistant. Un camion. Vous ici ! Juste au milieu de son chemin habituel, détestable à souhait au moment de l'impact. C'était un artiste, la tête dans les nuages, bordel, il y avait d'autres façons de faire redescendre quelqu'un de la sorte. La main portée à son nez, le nez légèrement ensanglanté. Idiot. Il en rirait presque s'il n'était pas aussi secoué, il fallait dire que son temps de réaction était comme de coutume allongé par un quelconque produit malencontreusement consommé par un hasard opportun, comprenez.

" Ça va ? J’ai de la glace si tu veux. " Il relèva la tête doucement, non seulement, quelqu'un l'avait vu mais en plus... de la glace ? Un putain de camion de glace. Le destin avait ses détours que la raison ne pouvait que constater. " Euh... oui ? " Ce n'était pas encore son enfant qui parlait mais l'adulte intérieur qui comme un faible soldat : souffrait. Il fallait dire que Kizuki était téméraire - la moto, les coups encaissés, indéniablement - mais demeurait un homme qui pour une écharde dans le doigt aurait bien pris une semaine de congé maladie, l'ambivalence masculine certainement. " Cela dit si tu veux une ou deux boules ça peut s’faire aussi. - Je... ouais aussi. " Sur ce coup, c'était bien l'enfant qui parlait.

Tu prends le temps de contempler le, la, l’être humain en face de toi. Mâle ou femelle tu te poses la question un instant, c’est sa voix qui te donne la réponse finalement. Même si y a une petite bestiole sur ton épaule qui te précise que les meufs peuvent avoir la voix grave aussi. Et que y en a qu’on pas de seins non plus. Oué, si t’as regardé. Le recueil de pièces à convictions. De preuves. Pour répondre à ton interrogation. Réflexe de flic. Mais si, allez là. Bref. Tu te secoues parce que t’as autre chose à foutre que spéculer sur c’qu’il y a dans son slip. Du coup tu préfères détourner ton regard de l’étrange humain (s’il en est) qui t’fais face. « Viens par-là. »

Tu va rouvrir la porte, enfin l’entrouvrir, que Hulk se crash dans l’entrée (ou la sortie c’est selon) trop petite pour lui et que tu puisses le calmer. Ta paluche sur sa grosse tête, un mot doux et « Allé va pisser. » Tu laisses l’énorme dogue allemand sortir du van. Celui-ci s’offre un bref détour vers l’humanoïde blessé, le renifle vaguement, histoire de s’assurer que l’individu est clean, et se sauve finalement vers la plage au petit trot. Tu te retournes vers le tuméfié et lui fais signe de te suivre dans le camion. T’as encore la bestiole sur l’époque qui s’fout de ta gueule en te traitant de pédo, mais tu commences à en avoir l’habitude. De la petite voix, pas d’inviter des jeunes gens dans ton camion. Tu désignes d’un geste le plan de travail du doigt « Tu peux t’installer là-dessus. Te cogne pas au plafond par contre. Faut pas aggraver ton cas, ça serait con. » Pauvre jeune.

Toi tu t’affaires à autre chose. Tu récupères un sac plastique et le rempli de glace pilée. C’est pas une grosse perte pour toi. Tu maîtrises profondément la glace pilée. Question de principes. Toute cette glace réduite à plus grand chose, le sirop trop sucré, ça a l’goût du plastique et du chimique. Tu détestes. Tu gardes parce que bon, c’est genre populaire et faut bien que tu te fasses du blé. La fin justifie les moyens. La faim aussi. Alors t’as pas de scrupules à l’utiliser pour soulager les bleus du gosse. Et puis t’es comme ça hein. Sauver le monde.Lui déjà, ce sera bien. Ton plastique remplis de glace, tu le noues et le temps au gamin finalement installé. « Tu t’es pas raté. Qu’est-c’que tu foutais ? J’suis visible quand même. Enfin l’camion quoi. » Tu dégages quelques mèches de cheveux de son visage du bout des doigts. T’essayes d’y voir quelque chose entre le rose capillaire et le violet des hématomes. « On s’est pas d’jà croisés ? » Il te dit vaguement quelque chose à y regarder de plus près. Bon après, des types dans son genre, t’en as croisé deux ou trois dans ton ancienne carrière.