J’suis devant la glace de la salle de bain, en train de tirer sur les joues pour effacer, rien qu’une seconde, les trâces de fatigues qui creusent mon visage, colorent mes cernes d’un violet soutenu et rendent mes paupières si lourdes. L’internat, c’est comme se faire rouler dessus par un camion. Je ne sais même plus quelle heure il est, il est tôt ou tard, j’ai fini ma garde y a une demi-heure, et j’ai l’impression d’avoir pris cent dix huit ans entre mon arrivée et ma sortie. Une seule envie, celle de m’enfoncer dans le canapé jusqu’à avec des escarres au cul. Mais voilà cinq minutes que je bloque comme un con devant mes traits si fatigués. Est ce que c’est simplement le lot des internes ou bien toute ma vie j’aurais l’air d’en avoir quarante de plus ? J’en sais rien. j’veux plus être médecin. Vous savez qui n’aura jamais à se soucier du bien être de sa peau ? Trish. Trish et son teint radieu. Comment elle fait ? Grâce à son masque qu’elle met le week end. Ouais, son masque qui sent la guimauve. On doit avoir l’impression d’avoir la tête dans un nuage quand on met ça. Je soupire d’aise. Et puis, comme un con, je regarde vers la porte pour être sûre qu’elle soit verrouillée, et je commence à fouiller dans le placard des filles.
Pas de masque à la guimauve. J’ai failli prendre ça comme un signe, mais non, me voilà à aller sur la pointe des pieds dans la chambre de Trish à la recherche du parfait remède à ma dépression-post-garde. Je sais qu’elle n’est pas là, j’ai juste peur de me faire surprendre par n’importe lequel des autres. Je ferme la porte derrière moi et commence à parcourir du regard la chambre de ma coloc. Ses tiroirs, son bureau, sa table de chevet. Tiens d’ailleurs, le bruit de maracasses qui s’échappent du tiroir me laisse entendre qu’elle y planque des bonbecks. Je baisse la tête, mais c’est la couleur orangée de la boîte de médoc qui roule jusqu’à moi qui attire mon attention. J’aurais pas dû regarder, non, ce ne sont pas mes affaires. Vous me direz, elle vit avec moi. Si elle est malade, j’dois le savoir. J’la laisse me piquer des frites quand on commande McDo. J’attrape la boîte.
Je sais pas trop comment réagir. Ma première des réactions, ça a été de sursauter, comme si j’avais pris un coup d’jus. C’était plus fort que moi. Pourtant j’en croise toujours des noms de médicaments. Tous les jours. Mon métier c’est de trouver le bon médoc à prescrire au bon patient. Je dis des mots compliqués toute la journée. Du coup, j’apprend ce qu’ils veulent dire. Les antalgiques, les vasopresseurs, les anxiolytiques, les antiviraux, les antihistaminiques, les psychotropes. Je commence à tous les connaître. J’connais aussi ceux d’la boîte que j’ai entre les mains. Le connaissait déjà bien avant de faire mes médecines. Andrew, il avait la même boîte de planqué dans sa table de chevet quand on était ado. j’crois que c’est pour ça que j’ai sursauté. On cache pas ce genre de médoc. Elle nous l’aurait dit de toute façon, si elle était sous traitement, non ? Si, elle nous l’aurait dit.
C’est comme ça que je suis, dans mon jogging post-garde et un sweat à capuche hivernal, au milieu de sa chambre, la boîte de médocs à moitié vide entre les mains. J’ai les sourcils froncés, tellement perdu dans mes pensées que je n’entend même pas la porte s’ouvrir derrière moi. Y a juste la voix un peu fluette, un peu aiguë, surprise en fait, qui me sort de mes pensées. Je sursaute et me tourne vers elle, Trish. et merde. Putain, merde tu m’as fais peur tu pourrais… Frapper ? On est dans sa chambre. J’avale ma salive et cache comme un con la boîte de médoc dans mon dos. Elle a eu largement le temps de voir ce que j’avais entre les mains. J’crois le comprendre quand je vois qu’elle me fixe d’une drôle de manière. Je cherchais… eeeuh… ton masque détox ? je passe ma main libre dans mes cheveux et m'éclaircis la gorge. Des capotes. Voilà une réponse bien virile. J’aurais presque joué le jeu à fond s’il y n’avait pas cette pluie de médocs qui dansait dans ma tête. Je soupire et enlève ma main de derrière mon dos, en fait je la tends même vers elle. C’est costaud comme médicaments. Ca fait longtemps que t’en prends ? Je suis tout sauf naturel quand je dis ça. J’aurais pas dû sécher les cours de théâtre. Vraiment pas. Mais y a un air inquiet qui me quitte pas, comme quand j’avais trouvé ces médicaments pour la première fois, dans la chambre d’adolescent de l’époque.