✧ 01 Famille embourgeoisée, famille froide comme le marbre, famille qui n’en est une que sur le papier. L’épouse a eu ses belles heures, mais sert surtout de porte-monnaie. Portefeuille que l’époux a su utiliser pour le faire fructifier encore plus avec son cabinet d’avocats. Portefeuille qui a servi à payer les écoles privées où les enfants étaient envoyés. L’aîné doit reprendre la suite. La cadette peut faire ce qu’elle veut. Et la dernière est transparente. ✧ 02 Et oui. C’est vrai. C’est elle qui l’a cherché. La solitude. L’isolation. Le froid. L’absence. Le manque. Tout ça, c’est de sa faute. Malgré les jolis vêtements et la jolie gueule, petite, Winifred ne savait pas comment être à la hauteur de ses aînés, elle ne savait pas comment être dans leurs normes. Elle essayait, mais ça ne plaisait pas. Ça provoquait l’indifférence et l’oubli parmi les siens ; la haine et la jalousie parmi ses camarades. Elle était bizarre Wini. Trop de choses dans ses pensées distraites. Trop de questions ou trop de secrets, probablement. Trop de silences aussi. Pas assez de sourires. Pas assez d’aplomb. Pas assez de personnalité certainement. Elle était lisse Wini avec ses trop et ses pas assez. ✧ 03 Alors qu’en réalité, tout ce qu’elle voulait, c’était arrêter l’ennui, trouver des raisons et un sens, respirer librement, dépasser les limites de sa vie cadrée, réglementée, aseptisée, ridicule et sans intéret. ✧ 04 Et il a fallu que ça dérape méchamment à 15 ans. La bêtise transformée en crime. Puis le malin et le dégoût qu’on apprend à étouffer, qu’on laisse s’infiltrer, qu’on accueille sans rien dire pendant quelques années. Trois ans précisément. Jusqu’à ce qu’elle veuille se confier, jusqu’à ce que ça pèse trop lourd dans sa tête et sur ses os. Sauf qu’on ne l’a pas cru, personne n’a voulu y croire. Au lieu de ça, juste pour se donner bonne conscience, ou parce que, dans tous les cas, après toutes ces années, c’est vrai que quelque chose cloche chez elle, on l’envoie consulter. C’est plus simple. ✧ 05 Ça a été le déclic. La révélation menant à la révolte. Aux mots qu’on dit hauts et forts même si personne n’écoute. Aux défauts qu’on assume, qu’on amplifie, pour montrer qu’on existe alors qu’on a commencé à se dissoudre il y a bien longtemps déjà. À la culpabilité qu’on embrasse -celle d’avoir tué, celle d’avoir cédé, accepté, mais aussi pour toutes les fautes à venir. Parce qu’elle a décidé de leur prouver combien ils ont raison, de leur montrer combien ils l’ont sous-estimée. Elle a décidé de jouer le jeu et même plus que ça. Finalement, c’était vrai qu’elle était altérée… corrompue. Vilain petit canard de cette famille pourrie. Détractrice qui lâche tout, se déchaîne et ravage. La noirceur derrière ses yeux clairs, le tranchant sous sa peau poudrée, la provocation enfoncée dans la gorge, le mépris dessinant ses sourires, les morsures à chaque mot, le venin qui noie son sang. Elle veut leur faire mal comme elle a mal. À tous. Contre eux tous. Et elle a plongé pour le rouge et le noir. La haine facile et la rage survoltée dansent ensemble dans son souffle sulfurique. ✧ 06 Elle en a perdu sa place chez les Wells. Déshéritée et à la rue à 19 ans. Elle l’a eu sa liberté. En mode roots et auto-stop, elle a réussi à voyager en Europe, et elle a su se démerder. En vendant ses dessins et petites bd satiriques, dans la rue ou pour des journaux. En vendant ses faveurs, pour un temps. Oui, juste le temps d’amasser assez pour pouvoir suivre la formation qu’elle voulait. Le seul truc qui la raccroche à la normalité, qui la stabilise au milieu de tous ses abus, c’est ça, le maquillage artistique. Même si rien ne l’a jamais empêchée de causer une réaction urticaire si une pétasse ne lui revient pas. ✧ 07 Elle est dans son monde quand elle joue avec les peintures, les poudres et les colorants. C’est le silence et le vide. Elle en oublie la perfidie et la saleté qui ont élues domicile entre ses côtes. Elle en oublie ce qu’elle a appris sur les hommes et leurs désirs de domination, de soumission et de violence. Elle en oublie qu’elle s’est persuadée d’aimer tout ça et tout ce qu’elle est. Elle en oublie aussi qu’elle est pourrie que les autres, que sa famille, que son père et sa mère. Y a plus personne, plus rien. ✧ 08 Mais la réalité finit toujours par riccocher jusqu’à elle. Et même si Wini ne voudrait pas qu’il en soit autrement, elle aurait sûrement préféré ne pas être comme elle, ne pas avoir cette fichue maladie d’Huntington pour lui raccourcir son temps et ses rêves de massacres. ✧ 09 Diagnostiquée il y a un an comme précoce, depuis, elle a plongé un peu plus. Chat Noir, antique serpent ou corbeau. Tout ce qui peut être de mauvais présage. C’est ce qu’elle devient un peu plus à chaque. Comme une incarnation lorsque la Mort s’en mêle, vient siffler à vos tympans… Ce frisson de fin qui se faufile jusqu’à votre moelle, s’enroule autour de vos os, vos organes… Ce froid qui brûle votre sang… Tout ça jusqu’à crever pour une révolution. C’est comme ça qu’elle vit à présent. ✧ 10 Alors ce n’est pas un jeu quand elle pourrit et maudit la vie des autres comme elle le fait avec la sienne. C’est juste l’écho de sa propre perdition. Wini, elle soulèvera les enfers, bercera les mélancolies, participera aux guerres, creusera les corps et brûlera vos tombes.