Y a des frissons qui courent le long de son échine et il a beau se recroqueviller dans l'col de sa veste rien n'y fait – il continue de trembler. Il sait pas si c'est la sensation de froid qui l'étreint ou juste la douleur latente, il sait pas et il s'en fout il aimerait que ça s'arrête. Il a l'esprit embrumé le squelette esquinté, les veines saturées par ce qu'il prend pour compenser, les traits marqués par l'épuisement qu'il n'arrive pas à chasser. Il a l'teint blafard et la carcasse plus frêle que d'habitude, trop de poids perdu et pourtant sur ses épaules ça pèse et pèse encore jusqu'à lui donner l'impression de suffoquer.

Ses godasses râpent le bitume, son ombre se fond dans celles de la nuit.
Il est à deux doigts de rebrousser chemin quand il arrive devant le repère de Jimmy.

Il a pas envie d'être là, pas envie de venir le chercher lui. Ça fait des semaines qu'il les évite tous, des semaines qu'il loupe la moitié des répétitions et qu'il est médiocre sur scène, des semaines qu'il répond plus à personne. Des semaines qu'il les oublie qu'il se laisse engloutir par la folie, des semaines qu'il fait ce qu'il fait toujours : il fuit.

Il connaît Jimmy il sait que ça l'emmerde sûrement, même s'il ne dit rien, le montre encore moins. Et il s'en fout putain, ça lui convient et il aimerait continuer sur cette lancée, le savoir en train de s'agacer et ne rien faire pour s'excuser. Mais il a besoin d'lui. Il a besoin d'lui et ça le met en colère, ça le fait grincer des dents serrer les poings, ça lui donne envie d'se tirer loin.

Mais il peut pas. Ses alliés se comptent actuellement sur les doigts d'une main et Jimmy est le seul vers qui il peut se tourner.

Son poing s'abat mais pour une fois c'est pas contre la chair contre les os, c'est juste contre la porte. Il sait pas comment il va s'y prendre, il sait pas comment faire comment dire, il sait pas demander de l'aide il a jamais su. Il se rassure comme il peut, se dit que c'est rien, juste un peu de fric à emprunter, une dette à rembourser. C'est rien c'est juste des billets ça remet pas en cause sa fierté. Pourtant il est tendu de la tête aux pieds, ignorant les douleurs qui le lancent par à-coups – rafistolé mais pas tout à fait guéri, les traces de Peadar sont encore imprimées partout sur sa peau, celles de JJ et Sam se sont à peine estompées, celles de Rhoan continuent de le brûler. Il a l'impression que tout ça ne pourra jamais s'effacer.

Quand il le voit enfin apparaître devant lui, il regrette d'être ici. Il a envie de faire demi-tour sans lâcher le moindre mot, partir sans se retourner et surtout ne rien expliquer. Mais c'est trop tard il est là faut qu'il assume, et ses prunelles se font d'acier quand elles plongent dans celles de Jimmy. « J'te dérange ? » La vérité c'est qu'il n'en a rien à faire, il n'attend pas la réponse avant de le pousser pour entrer – grimaçant au passage parce que tout contact reste douloureux. Il s'enfonce dans son repère sans vraiment se soucier de son avis, se laisse tomber sur le canapé en retenant un grognement, pour finalement lâcher un soupir une fois que ses muscles se relâchent. « T'as pas une clope ? Ou un verre ? » À ce stade il est pas très regardant, il a juste besoin d'un truc pour se distraire, pour faire taire ses cellules qui lui font vivre un enfer.

Et il sait pas par où commencer Seven, il sait pas comment obtenir ce qu'il veut sans avoir à se justifier ou s'excuser, sans faire face aux remontrances qu'il devine entre les lignes. Il sait que Jimmy n'dira pas oui tout de suite, il sait qu'il risque de se faire salement envoyer chier. Il sait qu'il l'a mérité. « J'ai besoin d'fric. » C'est brutal parce qu'il sait pas enrober les choses pour les faire passer en douceur, parce qu'il a pas envie de jouer à ça avec lui. Il sait que ça sert à rien avec Jimmy.

Des coups cognés à la porte qui tient à peine debout, il n'arrive même plus à deviner qui c'est. Y'a que Maïa qui toque doucement, tous les autres défoncent la porte d'entrée comme s'il avait fait quelque chose de grave à chaque fois, ça peut être Barbra, Trixia, Seven ou même JJ ou même les flics il serait plus étonné. Quand il se lève pour ouvrir il est à deux doigts de soupirer. Quand Seven apparaît il le regarde de la tête aux pieds. Il ressemble à une épave et l'espace d'un instant Jimmy se demande ce qu'il a fait pour voir des déchets sonner à sa porte tous les quatre matins, il est pas psy en gueules cassées ni infirmier. Mais c'est Seven c'est pas n'importe qui alors il se pose même pas la question de le faire rentrer de toute façon il s'est déjà invité, le QG c'est comme une grande maison tout le monde y fait sa vie c'est ce que Jimmy a déclaré quand il a emménagé. Mais pourtant y'a la mâchoire qui se serre les yeux qui se lèvent au ciel parce que ça lui fait mal de le voir comme ça, comme un instinct qu'on réveille. Quand il rentre dans le hangar il lui apparaît plus petit que d'habitude dans l'immense canapé rapiécé. Sa capuche sur la tête mais ça dissimule pas les marques, le visage constellé de rouge noir bleu violet les autres qu'il sait éparpillées sur le corps, il l'a vu boîter jusqu'au canapé puis tomber il se doute que quelque chose de grave est arrivé. Mais c'est le problème avec Seven on n'sait jamais rien il arrive défoncé du jour au lendemain. Jimmy sort une cigarette du paquet qu'il garde -pas pour lui, pour les autres, les cartouches qu'il achète à la sauvette avec l'argent commun de la bande. Il sait gérer un budget, garder les choses de première nécessité. Et il s'assoit à côté de lui, garde le silence pendant de longues secondes. Y'a des choses qui se bousculent dans sa tête, des questions surtout, le pied tapotant nerveusement le sol, des nuages noirs qui s'amoncellent. Il est pas vraiment énervé. Il sait pas vraiment comment se sentir. « Tu te fous de ma gueule, Popescu ? » Il lui tend quand même la cigarette, aide offerte sous condition mais main qui se retire sans qu'il n'ait réussi à la chopper. « Tu t'es cru chez ta mère ? Tu viens me voir totalement défoncé après des jours sans nouvelles et tu t'attends à quoi ? Tu veux pas que j'te fasse couler un bain aussi ? Une petite pipe ? » Putain, mais quel ingrat. C'est encore pire sachant qu'il s'inquiète malgré tout pour lui. Seven il a toujours tout fait pour le protéger et s'il peut le sortir de la merde il finira par céder. Ça le fait juste enragé de le voir toujours la bouche fermée. « Maintenant tu m'racontes ce qui s'est passé et pourquoi tu la veux, ta thune. » Il finit par lui passer la cigarette et un briquet qui traîne sur la table basse chinée dans une décharge, le verre si vieux qu'il en est totalement opaque. « Et fissa. »

« Tu te fous de ma gueule, Popescu ? » Il réagit pas il écoute qu'à moitié, le regard vissé sur la clope que Jimmy lui tend, ses doigts qui la frôlent avant qu'elle ne lui soit retirée. Il fronce les sourcils, visiblement frustré. « Tu t'es cru chez ta mère ? Tu viens me voir totalement défoncé après des jours sans nouvelles et tu t'attends à quoi ? Tu veux pas que j'te fasse couler un bain aussi ? Une petite pipe ? » Il savait que les représailles viendraient parce que Jimmy il le connaît, au moins un peu, juste assez. Alors ça l'étonne pas mais ça l'fait soupirer quand même le temps d'une seconde, ses traits lassés son regard fatigué, ce soir il a pas envie d'lutter. Pourtant son insolence est là quand il lève les yeux au ciel comme un sale gosse pas prêt à écouter son aîné. « Commence pas à faire chier. » Une pause, il le regarde du coin de l'œil. « Mais si tu veux m'prêter ta douche et ton canapé j'dis pas non. » Parce qu'il se sent pas en état de rentrer, il a pas de caisse et y a plus de transports communs vu l'heure qu'il est, de toute façon il a pas envie de s'y plier. Il pourra pas marcher jusqu'à chez lui à moins de s'effondrer en chemin, et il a plus assez confiance pour s'risquer à faire du stop s'il croisait une voiture – y a trop de chances de tomber sur quelqu'un qui a une dent contre lui, c'est con mais ça l'rend parano. Alors s'il peut s'éviter de finir sa nuit sur un banc il hésitera pas, mais il quémandera pas non plus. Si Jimmy n'veut pas il insistera pas il a trop de fierté pour ça, il préfère encore agoniser seul dans le froid.

Il sent son regard qui pèse sur lui et ça l'emmerde, il a pas envie de subir ça et il essaie d'se planquer sous sa capuche il s'enfouit dans le col de son sweat. Ça lui donne l'air ridicule on dirait un gamin qui sait pas comment se réchauffer, et puis de toute façon ça sert à rien. Jimmy a vu les traces et la balafre il le sait il le sent, ça lui fait serrer les dents. « Maintenant tu m'racontes ce qui s'est passé et pourquoi tu la veux, ta thune. » Bien sûr il savait que ça serait pas simple mais il a pas envie, il veut pas avoir à parler ou se justifier, il aimerait juste qu'on fasse ce qu'il demande sans poser de question. Mais ça n'marche jamais et surtout pas avec Jimmy. Son regard qui tombe sur la clope que l'autre finit enfin par lui céder, ses doigts qui tremblent sur le zippo quand il l'allume. « Et fissa. » Il tire une taffe, bascule la tête en arrière, ferme les yeux.

Il se tait. Il s'dit que s'il reste silencieux, Jimmy finira peut-être par laisser tomber.

Le goudron qui lui calcine les poumons pendant de longues secondes, son visage qui finit par se tourner dans sa direction à nouveau, le crâne toujours appuyé contre le dossier du canapé – comme s'il avait même pas l'énergie de se redresser. Jimmy ne flanche pas. Jimmy attend et il déteste la détermination qu'il lit dans ses yeux, les relents d'autorité qui émanent de lui. Il veut pas obéir mais il sait qu'il n'aura pas ce qu'il veut s'il lui cède pas un peu de terrain.

Alors il soupire et il se concentre sur le plafond plutôt que sur lui, il le regarde pas quand il crache un nuage de fumée au ralenti avant de daigner ouvrir la bouche. « Qu'est-ce t'en as à foutre ? J'te rembourserai. » C'est pas la première fois qu'il revient en sale état et il dit jamais rien, ne donne aucune explication à personne. C'est toujours pareil et le reste de la bande s'y est fait, même si parfois il voit que ça les fait chier. P't'être que cette fois c'est différent, parce qu'il est jamais revenu aussi fracassé, parce que la douleur n'est pas que dans ses os elle est dans son regard, dans l'angle de ses lèvres dans le timbre de sa voix. « J'ai pas assez pour la facture d'hôpital. » Il a pas assez parce qu'il a des trous dans son budget, parce qu'il pique dans ses stocks et que toute marchandise non vendue est perdue – si son fournisseur le voit il sait qu'il le paiera. Jusqu'ici il se tient à flots mais ça pourra pas durer et avec les frais de soins imprévus il s'est foutu dans la merde, même si Anca a aidé à en payer une partie. S'il vient à Jimmy c'est qu'il a pas l'choix et ça l'agace d'être questionné sur le sujet, ça l'irrite d'être obligé de s'expliquer. « C'est bon c'est juste un emprunt, tu veux pas que j'te laisse un rein en garantie non plus ? » Y a un rictus sur ses lèvres mais ça n'dure qu'une seconde, parce que même ça c'est douloureux, ça tire sur les sutures et ça l'fait grimacer jusqu'à le forcer à retrouver des traits figés. « Fais pas ta pute. »

Jimmy qui insiste, qui pousse le couteau dans la plaie, serpent qui s’enroule autour du cou c’est sa spécialité. Mais avec Seven le serpent est docile, il mord moins souvent, prédateur calmé. Il l’énerve, le gosse, encore plus quand il se pointe avec la gueule défoncée mais il peut pas s’en empêcher il veut juste savoir. Qui l’a tabassé pour mieux le venger. Et ça Seven est pas capable d’assimiler –qu’il y a quelqu’un qui pourrait crever pour le protéger. Ça le fait enrager. « Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Je-» Il se fait couper incapable de finir et les poings se serrent la mâchoire aussi. Il observe son visage quand il ne regarde pas. La balafre et les coquards, les bleus et les marques, les vêtements qui en recouvrent d’autres, sûrement. Combien ? Profondes ? Sûrement. Y’a longtemps qu’il a appris que les gens n’étaient jamais tendres, grâce à la guerre qu’il a lui-même initié. Mais cette fois c’est différent. Parce que d’habitude quand c’est un des Kids, ils se disent tout. Une baston en entraîne une autre et c’est comme ça depuis la nuit des temps, vengeance sur revanche, sale coup sur manigances. Seven esquive pourtant le sujet et y’a dans son regard fuyant un truc qui a changé. Un truc détruit derrière l’étincelle de l’insolence. Quand il se moque quand il cherche, comme d’habitude, ça sonne faux. Alors Jimmy ne cède pas. Pas maintenant, ça viendra. Bien sûr qu’il lui paiera ses frais d’hosto. Il le laissera pas crever, jamais. Il veut juste savoir qui crever, lui. Le poing qui s’abat sur la table, imprévisible, orageux. Faut arrêter de se foutre de sa gueule deux secondes. « Seven ! » Et il ne le lâche pas des yeux, ses mains restent loin de lui même s’il a envie de le secouer pour le faire parler. « J’fais pas ma pute, Seven. Je fais ça parce que j’m’inquiète. Et parce que je sais qu’tu diras rien si j’te force pas. Parce que t’es qu’un sale petit con. » La dernière phrase qui sort avec moins de rancœur, moins de colère que prévu. On dirait un père sévère et son fils turbulent et des fois il a l’impression que c’est ce qui définit le mieux leur relation. Il l’a ramassé, quand il n’était qu’un déchet. Il le laissera pas retomber, même s’il doit le cogner pour ça. Le forcer. « Maintenant tu me dis qui est l’enculé qui t’a fait ça et Joe et moi on va le défoncer si tu veux. Mais arrête de faire l’enfant, pas avec moi, merde. » Une pause, quand il détourne le regard, fixe le vide devant lui. « Et insinue plus jamais que j’m’en fous ou c’est deux claques dans la gueule. »

« Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Je- » Il n'écoute même pas, ne cherche pas à connaître la fin de sa phrase. Il s'en fout il veut pas savoir, il veut pas entendre les mensonges de Jimmy, il veut pas se laisser servir un sermon à la con. Tout ce qu'il demande c'est un peu de thune et le gîte pour cette nuit, ensuite il repartira comme il est venu, et il remboursera quand il pourra. Il ne veut ni question ni leçon, il est fatigué putain il aimerait juste qu'on lui foute la paix.

Finalement il veut plus rester là, le regard qui vagabonde vers la porte. Il a envie de se tirer.

Encore plus quand le poing de Jimmy cogne brusquement la table, le faisant sursauter alors qu'il plonge ses yeux dans les siens. « Seven ! » Sa colère est palpable mais il l'ignore, ne réagit même pas. Il se contente de tirer une latte sur sa clope, soufflant la fumée dans sa direction générale, comme une énième provocation. Comme un défi – essaie de m'engueuler pour voir. Le haussement de ton ça marche peut-être sur les autres, mais pas sur lui. C'est bien ce qui dérange Jimmy, il le sait parfaitement. « J’fais pas ma pute, Seven. Je fais ça parce que j’m’inquiète. Et parce que je sais qu’tu diras rien si j’te force pas. Parce que t’es qu’un sale petit con. » J'm'inquiète c'est la seule chose qu'il retient, j'm'inquiète ça résonne en écho dans sa tête. Ça déclenche une rage sourde, contenue, palpable dans son regard qui s'assombrit et sa posture qui se durcit. Il ne bouge pas, laisse échapper un ricanement détestable. « Oh c'est bon ferme-la. » C'est même pas agressif, c'est juste lâché avec toute la nonchalance du monde, ça pue l'arrogance. Sa tête qui se tourne de l'autre côté, son regard qui le fuit. Il sait pas comment encaisser ça ; j'm'inquiète j'm'inquiète j'm'inquiète c'est trop pour lui. Il aime pas ça, il aurait préféré que Jimmy n'ait jamais rien dit.

« Maintenant tu me dis qui est l’enculé qui t’a fait ça et Joe et moi on va le défoncer si tu veux. Mais arrête de faire l’enfant, pas avec moi, merde. » Ses poings qui se serrent contre ses cuisses, la rage qui grimpe encore et encore. L'impression d'être un môme qui se fait remonter les bretelles par son père et ça l'insupporte – de père il n'en a qu'un et il le hait tellement qu'il en a la nausée. La moindre trace d'autorité suffit à le faire vriller, Jimmy le sait. « Et insinue plus jamais que j’m’en fous ou c’est deux claques dans la gueule. » C'est trop. Sa voix est sèche quand elle claque dans l'air : « Arrête. » À nouveau ses prunelles se posent sur lui, le transpercent alors qu'il écrase la cigarette contre le coussin du canapé sans ciller. Il provoque, encore, toujours. « J'te demande de me prêter du fric, pas de me faire la morale. » Il ne dira rien. Y a une époque il déballait tout ou presque quand ça concernait les bagarres, encore plus quand les Kids étaient dans l'équation. Ça fait un moment qu'il a arrêté. Il ne dira rien sur Peadar, sur pourquoi il a fini dans cet état. Il ne dira rien sur le mal qui le ronge, les démons qui peuplent ses nuits. « Tu t'inquiètes ? » Il ricane à nouveau, comme si c'était improbable, impossible, comme si Jimmy était en train de lui mentir de la même façon qu'il ment à tout le monde. Pourtant il sait que des gens tiennent encore à lui – même s'il comprend pas vraiment. Alors pourquoi c'est si dur à avaler ? « Fallait l'faire avant, connard. » Fallait le faire avant de le faire plonger tête la première, avant de le jeter dans l'enfer de la guerre. Fallait y penser quand il l'a ramassé, quand il l'a lâché au milieu des autres mômes détraqués, tous prêts à se déchirer, s'entretuer.

C'est d'sa faute s'il en est là.

Il sait que c'est faux mais c'est plus facile de blâmer de Jimmy, de se dire que sans lui tout serait plus facile, sans lui il n'y aurait jamais eu aucun des Kids dans sa vie. Sans lui il aurait moins de cicatrices.

Son corps proteste quand il se lève mais il n'en tient pas compte. Il grimace, serre les dents, lutte pour ne pas retomber dans le canapé à cause de ses jambes qui ont du mal à le porter. Il fixe Jimmy, la rancœur au bord des lèvres, la rage au bout des doigts. « Tu vas me filer la thune ou pas ? J'suis pas venu là pour rien, alors si c'est non tu l'dis et j'me casse, on en parle plus. » Soudain il espère que c'est non. De toute façon il regrette d'être venu.

Il lui dit qu’il s’inquiète –c’est vrai- il voit son regard qui change –mauvais signe. Seven ne sait pas à quel point Jimmy le connaît. Ça fait des années qu’il l’a ramassé qu’il l’observe qu’il l’analyse qu’il l’apprécie. L’insolence, la peur de l’autorité, la manie de toujours repousser tout le monde d’exploser de gueuler. Seven est prévisible dans sa tempête même s’il fait des dégâts et que lui aussi finira par partir en fumée. Alors Jimmy soupire, il le laisse faire sa crise, exploser à moitié, se lever. Mais y’a les mots qui blessent et même s’il est le premier à les détourner ça lui fait comme un coup de poing dans le bide. Fallait l'faire avant, connard.
Avant
Avant
Avant
C’est trop tard.
Y’a les yeux éteints et la fuite que Seven s’apprête à prendre. Y’a l’explosion au bord du crâne, quand Jimmy le rattrape, serre son poignet. « Assieds. Toi. » Le ton est froid et quand il le pousse contre le canapé qu’il voit sa grimace il sait que Seven n’a pas la force de lutter. Ton qui monte quand il le regarde de toute sa hauteur sans le juger. « Avant ? Tu t’rends compte de c’que tu dis ? Putain mais t’en as du culot. » Pause. Les yeux qui fusillent les siens. « Sans moi tu serais peut-être mort, dans l’caniveau. Enfin vu ton état c’est sûrement c’que tu veux non ? T’aimes tellement te faire tabasser que t’en redemandes, c’est ça ? » Il ne le laisse pas finir, silhouette qui s’approche de la sienne et l’index qui se plante sur sa poitrine. Il sait qu'ils ont tous les deux tord, qu'il n'aurait pas du l'emmener dans sa guerre alors qu'il n'était qu'un gamin. Mais merde, il l'a sauvé, putain. Il revoit encore Seven à cette époque là, déchet perdu. C'est lui qui l'a sorti de la rue. Il a pas le droit de lui dire ça. « J’te le donnerai ton argent tu sais pourquoi ? Parce que j’te laisserai pas crever. C’est pour ça que j’veux savoir ce qui s’est passé sale con. Pour pas que ça recommence. Alors qu’est-ce que t’as fait ? » Il  veut pas le laisser le protéger il s’en fout, il le fera même s’il doit le forcer. Il s’est juré de jamais le laisser tomber et même si là il a tout fait foirer il peut encore se rattraper. Quand il le voit regarder vers la porte il fait non de la tête. « Essaye même pas ou j’te jure j’aggrave ton cas. »

Déjà prêt à partir, fuir plutôt qu'avoir à affronter les questions et l'inquiétude dans le fond de ses yeux, fuir pour pas laisser sa rage le consumer puis exploser. Dans ses veines ça brûle et il sait que ça n'se termine jamais bien quand c'est comme ça. Ce soir il veut pas. Il est trop fatigué, il n'a plus la force de se battre et encore moins contre Jimmy. Parce quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, il a besoin de lui.

Alors il voudrait se barrer mais la main sur son poignet l'en empêche. « Assieds. Toi. » Et il voudrait lui dire d'aller se faire foutre mais il se fait tirer sur le canapé sans pitié, son squelette qui vibre sous l'impact, un grognement de douleur qui lui échappe malgré lui. Ça tire sur ses plaies, ça fait trembler ses côtes brisées. « Putain. » Putain il a mal, putain la colère lui ronge les entrailles. « Avant ? Tu t’rends compte de c’que tu dis ? Putain mais t’en as du culot. Sans moi tu serais peut-être mort, dans l’caniveau. Enfin vu ton état c’est sûrement c’que tu veux non ? T’aimes tellement te faire tabasser que t’en redemandes, c’est ça ? » Leurs regards qui s'accrochent et se font la guerre, Jimmy et ses yeux glaciers, Seven et ses prunelles d'acier. Il voudrait lui sauter à la gorge et le fracasser mais il ne le fera pas – il est clairement pas en état. Même s'il l'était il est pas sûr qu'il pourrait, il s'arrêterait probablement en plein milieu avant de détaler. Pourtant ses poings se serrent ça l'démange et ses doigts tremblent. Parce que Jimmy balance ça comme s'il lui était redevable, comme s'il lui devait tout. Il déteste ça parce qu'y a une part de vrai, parce que ça fait des années qu'il a l'impression d'avoir une dette à payer et que ça l'insupporte. Mais il n'accepte pas de l'entendre dire tout ça – pas avec ce que Jimmy lui a pris. Il le blâme pour le champ de ruines qu'est devenue sa vie. Alors « Ta gueule. » c'est un avertissement, ça gronde comme l'orage qui se prépare, la tempête qui commence à se lever. Il va finir par imploser.

« J’te le donnerai ton argent tu sais pourquoi ? Parce que j’te laisserai pas crever. C’est pour ça que j’veux savoir ce qui s’est passé sale con. Pour pas que ça recommence. Alors qu’est-ce que t’as fait ? » Il s'en fout il veut pas répondre, il veut juste se barrer et oublier tout ça, faire comme s'il n'était jamais venu. Il aurait pas dû. Son regard qui se tourne vers la porte, Jimmy qui l'intercepte. « Essaye même pas ou j’te jure j’aggrave ton cas. » Il se met à ricaner. Doucement d'abord, et puis avec plus de force, au point de résonner dans la pièce, entre eux, dans la tension à couper au couteau. « Ben fais-le, pour c'que j'en ai à foutre. » Un peu plus un peu moins il se dit qu'il verra pas la différence, et même s'il est fatigué de toute cette douleur il s'en nourrit – elle se transforme en haine et quand ça explosera il sait qu'il y aura trop de dégâts. « T'façon t'as déjà tout gâché. » Son regard est assassin quand il le plonge dans le sien. Sur sa poitrine pèse le poids de toute la fureur et la rancœur, ça l'étouffe et il a besoin d'évacuer, de tout cracher. « Tu dis qu'tu m'as sorti du caniveau mais putain c'est d'ta faute si j'y suis maintenant. J'en voulais pas d'ta guerre à la con. » C'est à cause de ça qu'il se met à dérailler, qu'il commence à perdre pied. Tout lui échappe depuis qu'ils vont plus loin, toujours plus loin. Il est fini le temps des bagarres sans fond et sans importance – maintenant y a les fausses accusations qui pèsent sur lui et la fois où il a été poignardé par Samih, le dégoût qui tord ses tripes et le pousse à la vengeance avec JJ. Y a la crasse qui n'veut plus quitter sa peau, qui s'incruste jusque dans ses os, jusqu'au creux de son cœur qui n'arrive plus à fonctionner.

C'est plus des histoires de pauvres gosses en colère, c'est une putain de guerre et il n'a rien d'un soldat.

« Viens pas m'dire que j'te dois quoi qu'ce soit espèce d'enfoiré, moi j't'ai jamais rien demandé. » Sans lui peut-être qu'il serait mort, peut-être pas, au final il s'en fout. Ça serait toujours mieux que l'état dans lequel il est maintenant. L'affrontement entre les bandes qui dérape et le fait vriller, c'est à cause de tout ça qu'il a commencé à perdre le contrôle. Il aurait jamais fini fracassé par Peadar si le train n'avait pas déjà déraillé – et tout ça c'est à cause de Jimmy il veut y croire, c'est pas lui il n'y est pour rien, il a jamais voulu de tout ça. « C'est d'ta faute. » Il l'assène comme un coup qu'il n'est pas en capacité de donner, ses mains trop abîmées, ses muscles trop engourdis pour cogner. Alors c'est avec les mots qu'il vise, qu'il fait mal. Si Jimmy est maître dans cet art, Seven a toujours su y faire aussi. « Alors ouais tu vas m'donner ton fric, et j'm'en bats les couilles de savoir que tu t'inquiètes. Tu vas m'le donner parce que tu m'dois bien ça. » Il le fusille du regard, son visage qui se rapproche pour le défier. « Si y en a un qui doit s'faire pardonner ici, c'est toi. »

Y'a leurs yeux qui combattent et il sent dans les prunelles de Seven l'envie de se casser -celle de ne pas implorer de ne jamais laisser tomber sa foutue fierté même cabossé même la tête contre l'pavé. Des fois il a envie de le cogner, d'le secouer. Réveille-toi putain. Laisse moi t'aider. Jimmy c'est pas le plus doué quand il s'agit de protéger, il le sait même s'il se voile la face, il a entraîné tout le monde dans une guerre qu'il a lui-même déclenché -Seven, Barbra, Joe, même JJ, tous ceux qu'il a pu protéger pour au final les bousiller. Il détruit tout c'qu'il touche tout c'qu'il aime c'est un fait. Mais jamais on ne pourra remettre en question sa loyauté parce qu'il essaye même quand on s'évertue à le repousser. S'il doit obliger Seven il le fera, par la force ou pas, et il est pas en état de riposter. Alors il lâche pas le regard -il le fait jamais. Seven peut tromper qui il veut avec sa gueule cassée toujours prête à se venger. Mais il le connaît et il sait que ça le fait enrager. Jimmy veut pas que Seven le considère comme son salvateur, il l'a aidé parce qu'il en avait envie. Il a jamais rien demandé en retour. Ils n'ont jamais rien demandé.
Comme d'habitude y'a les mots de Seven qui sont prêts à trancher. Les poignards assassins sous la langue que n'importe qui pourrait mal interpréter. Jimmy il se contente de ses yeux le fusiller. Parce que le gosse devant lui est écorché et ça lui fait pitié autant qu'il a envie de le cogner. Il le sait, qu'il a tout gâché. La guerre qu'il a fait exploser, la bataille qui les a tous les deux tués. Il sait qu'il y a des trucs cachés, des trucs que Seven ne lui dira jamais. Ils ont chacun leurs secrets. Mais il a pas l'droit de parler comme si Jimmy l'avait obligé. « Oh non. Joue pas à ça avec moi. Tu sais très bien que ça marche pas le jeu du petit con qui rejette la faute sur les autres. Tu m'as suivi j't'ai jamais obligé. Et t'as rien à te faire pardonner, à part agir comme tu l'fais. » C'est d'ta faute les mots crachés au visage qui dégoulinent jusque dans ses os, qui rendent ses veines glacés. C'est d'ta faute -devant lui il voit le gosse qu'il a gâché. Mais il peut pas se laisser démonter et il est hors de question de s'écraser. S'il doit en venir aux poings, il le fera -c'est seulement comme ça que Seven accepte de la fermer. C'est pour ça qu'il lève le pied et appuie de toutes ses forces sur le genou de Seven, qu'il se penche sur lui dans une position de dominant -pour qu'il l'écoute, pour qu'il accepte de rester. Au fond il veut juste remettre de l'ordre dans ses idées. « Répète pour voir ? » Leurs yeux qui se brûlent se brûlent qui vont finir par cramer. Le souffle de Jimmy qui commence à s'accélérer -il refuse de le cogner, il en a aucune envie. Y'a son regard qui glisse sur les marques les bleus, il peut pas. Il peut pas.
Mais il appuie quand même.
« Tu vas faire quoi à part finir par crever parce que tu laisses jamais personne t'aider ? »

« Oh non. Joue pas à ça avec moi. Tu sais très bien que ça marche pas le jeu du petit con qui rejette la faute sur les autres. Tu m'as suivi j't'ai jamais obligé. Et t'as rien à te faire pardonner, à part agir comme tu l'fais. » Et ça l'emmerde parce que Jimmy a raison, parce qu'il ne l'a jamais obligé à rien. Il ne l'a jamais obligé à venir ni à rester, il ne l'a jamais obligé à affronter la bande adverse. S'il avait voulu il aurait pu se tirer il le sait, et même s'il commence à en avoir envie plus que jamais il en est incapable. Ils sont tous désarticulés détraqués fracassés mais ils sont ensemble, ils se ressemblent dans leurs travers. Il n'a jamais considéré les Yobbos comme sa famille – ça il en a déjà une et c'est un mot qui vaut plus rien à ses yeux, c'est devenu une insulte. Eux ils sont sa meute et c'est mieux ou peut-être pire, c'est l'appartenance pour pas crever tout seul. Parfois il n'est même pas sûr de les aimer pourtant il reste. Il reste quand ils se bouffent la gueule, quand ils se déchirent, quand ils s'ignorent. Il reste quand ils s'allient contre l'ennemi, quand ils se jettent à corps perdu dans un combat ridicule. Il est resté jusqu'à ne plus pouvoir les quitter, jusqu'à devoir compter sur eux quand Samih a failli le buter quand Samih l'accuse pour ce qu'il n'a jamais fait, quand Ailish l'a piégé, quand JJ l'a fissuré. Il est resté jusqu'à ce que ça devienne indispensable et maintenant il donnerait tout pour les quitter, pour déserter une guerre qu'il n'a pas voulue, pour tout abandonner sans se retourner.

Mais il peut pas – il est trop faible pour ça, ça ferait de lui une proie facile pour tous les charognards qui veulent sa peau. Alors il est là, mais c'est devenu une nécessité plutôt qu'un choix.

C'est d'ta faute.

Il pourrait le répéter à l'infini, le scander, le hurler à s'en péter les cordes vocales à s'en arracher la langue. Il voudrait l'incruster dans sa tête sous sa peau au creux de ses os, le forcer à se sentir coupable comme si ça pouvait apaiser sa douleur. Comme si avoir quelqu'un à blâmer pouvait l'aider à guérir. Ça ne marchera pas il le sait au fond, les blessures sont bien trop profondes pour êtres pansées si facilement. Elles resteront à vie.

Quand le pied de Jimmy s'appuie sur son genou il grimace et grince des dents, les os qui protestent sous son poids. Il le voit asseoir sa dominance comme le mâle alpha, comme pour lui rappeler où est sa place – il déteste ça. Jimmy le sait. Jimmy le fait exprès, et pour ça il voudrait le foutre à terre et le tabasser. « Répète pour voir ? » Leurs prunelles se défient mutuellement mais Seven voit celles de Jimmy glisser sur les plaies et les ecchymoses, son corps devenu la carte dégueulasse du mal qu'il a semé, le seul trésor qu'on trouvera c'est sa haine. « C'est d'ta faute. » Il n'a pas peur, Jimmy ne l'a jamais impressionné. Tant pis si ça fait mal – au point où il en est, il peut continuer d'encaisser. Il le laissera jamais gagner. « C'est d'ta faute et j'te pardonnerai jamais. » Il ne pardonne jamais rien à personne et il accumule les rancœurs jusqu'à en avoir envie de gerber, toute une liste de gens à qui il voudrait faire payer, à qui il n'accordera plus jamais sa compassion.

Son poing vient s'abattre violemment dans le tibia de Jimmy pour le forcer à ôter son pied, alors qu'il le fusille du regard. « Tu vas faire quoi à part finir par crever parce que tu laisses jamais personne t'aider ? » Il sait pas, il s'en fout. Il est tellement occupé à se saboter qu'il ne s'en rend même plus compte, s'enfonce sans voir qu'il creuse sa propre tombe. Et il voudrait lui dire d'aller se faire foutre, se lever, s'en aller. Il n'est pas en état de marcher jusqu'à chez lui, et il a un peu peur de s'faire crever s'il passe la nuit seul dehors – il ne l'avouera pas. Il n'a aucune envie d'être là mais il n'a nulle part où aller, il repousse tout le monde et ceux qui restent se comptent sur les doigts d'une main. Il veut pas affronter le regard d'Anca ni de Malo, Nash est en taule, il refuse de demander de l'aide à Barbra et Maia est sûrement défoncée dans un squat. Il ne reste que Jimmy. « C'est bon tu vas la fermer maintenant ? J'peux pioncer ici ou pour ça aussi tu vas m'demander des comptes ? » Et ça lui coûte de demander ça, il est obligé d'abaisser sa fierté, obligé de ravaler la rage qui le ronge. Il est trop fatigué pour continuer à lutter, trop faible pour s'aventurer dehors maintenant. Ses mâchoires sont aussi serrées que ses poings et il se tient prêt à fuir malgré tout. Il demande une fois pas deux, au moindre signe de complaisance de raillerie ou d'autorité, il se tire. « J'serai parti avant que tu t'lèves. » Et il ne reviendra plus. Il ploie pour cette nuit parce qu'il n'a pas le choix, mais quelque chose s'est rompu, ça se sent ça se voit. Il n'en restera pas là.

Il ne pensait pas pouvoir gagner.
De toute façon c’est Seven il le connaît assez, leur relation comme une bataille constante, une bataille sourde sans combats réels. Y’a le défi dans le regard du gamin l’autorité dans le sien, ils se crachent à la gueule –au fond il fait ça parce qu’il se soucie de lui qu’il ne veut que son bien. Mais Seven ne comprend pas il ne comprendra jamais et il peut pas se risquer à lui expliquer, à s’exposer, pour que ce que ça changerait. Seven ne laisse personne entrer. Les Bos sont sa meute il sait qu’au fond tout au fond il pourra pas les lâcher. Mais pourtant, là, maintenant, il doute. Il a peur, Jimmy, presque, que Seven parte et qu’il retrouve son nom en lettres capitales à la rubrique nécro du journal local. Quand il le cogne et qu’il s’éloigne il le fusille quand même, les yeux qui crient regarde si j’fais tout ça c’est pour toi c’est pour pas qu’tu partes.
Connard.
Ça sert à rien de lutter. Il soupire, mais il ne courbe pas l’échine. C’est pas comme s’il capitulait. Sans un mot il monte les escaliers à grand pas. sous une latte du plancher, il sort les billets –pas tous évidement, suffisamment assez. Quand il redescend il sait pas s’il est surpris déçu soulagé que Seven se soit pas cassé. Il lui balance les billets, ils tombent sur ses genoux.
« Tu connais l’chemin. » Des pièces il en a plein. Toujours au cas où pour être un refuge, quand Maïa est trop défoncée, quand Joe revient le nez pété. Il refusera jamais de les aider, même si là il a du mal à regarder Seven. Il se dit qu’il n’abandonne pas. Qu’il réessaiera la prochaine fois.
Mais il sait pas si y’aura une prochaine fois.