✧ 01 Abram Jesus Kaspárov, t'es né un
18 Avril à Santa Maria de los Ángeles, une maternité un peu paumée, un peu pourrie aussi. Le blanc des murs qui s'effrite, qui vire au jaune sans savoir s'il s'agit d'usure ou juste de pisse. Là-bas toutes les mères sont camées, et tous les pères sont bourrés. Ça crie dans les couloirs, ça jure sur les sage-femmes... Et toi dans l'histoire ? Toi t'as le crâne qui git dans le sang de ta mère. Parce que tu sors de son ventre alors qu'elle est déjà morte, qu'elle a à peine eu le temps d'apercevoir le haut de ta tête. Mais toi Chief, tu t'en rends pas compte; tu sais pas encore que t'as tué ta mère. Et tu gueules, comme tous les autres. Tu gueules à t'en éclater les poumons, ceux-là même qui goûtent pour la première fois l'odeur de clope qui émane de ton père. Tu comprends rien, t'as juste mal et tu veux l'faire savoir. Mais c'que tu sais encore moins, c'est que le pire est encore à venir.
✧ 02 T'as à peine
six ans, tu commences à comprendre que c'est pas normal de n'avoir qu'un parent. Mais
abuela est là pour toi alors t'es pas triste, pas vraiment.
Abuela, ça veut dire grand-mère dans ta langue natale; et c'est la mère de ton père, accessoirement. Et puis tu le comprendras que plus tard mais en plus, elle est d'une bonté si épatante qu'elle apprend l'anglais, pour mieux te l'enseigner. Parce qu'elle aimait ta mère aussi, et qu'elle ne veut pas que tu lui reproches ça, une fois l'adolescence entamée. Aujourd'hui, t'es trilingue, et il t'arrive parfois de lancer des expressions en espagnol ou en hawaïen - langue que tu as apprise plus tard, pour renouer les liens brisés à ta naissance - notamment lorsque tu t'emportes, qu'il s'agisse de colère, de surprise ou de moments de grande tendresse.
✧ 03 T'avais seulement
quatorze ans quand t'as quitté l'école; puis ton paternel t'a pris sous son aile, dans son garage, pour t'apprendre à bidouiller des bécanes, des bagnoles, et même à bricoler tout court... Chez toi, à Ciudad Juárez, personne n'est vraiment fait pour les études. Les seuls médecins - ou tout autre richards à bac +10 - venaient des villes voisines, et la plupart voulaient même pas risquer de s'installer dans le coin, alors fallait qu'ce soient vous qui bougiez. Comme si vous étiez assez pétés de tunes pour vous permettre de vous taper des bornes d'essence, juste pour une chiasse un peu trop molle.
✧ 04 Deux ans plus tard, tu fréquentais les mauvaises personnes, t'allais pas aux bons endroits. Et y'a suffit que d'une rencontre pour que tu te mettes à dealer, t'étais la mule, celui qui refourguait la marchandise... Seulement, tu prenais des risques, beaucoup trop. Et tu t'es fais tabasser, pas qu'une fois, et pas qu'aux poings non plus. Alors à
dix-huit ans tu t'es cassé, t'as pris ton envol, laissant
abuela derrière toi, à regrets, mais tu sais qu'on touche pas aux anciens là-bas, tu sais qu'elle risque rien.
✧ 05 T'as quitté le pays et t'as rejoins Atlanta. Loin des magouilles, loin des problèmes, t'as trouvé un taf de mécano, t'avais un salaire, un appart, une vie tranquille, et t'as même rencontré Sunny à l'aube de tes
vingt ans. Tu l'aimais. Tu voulais qu'elle t'épouse et elle a accepté. T'étais le plus heureux Chief. Mais le karma t'a rattrapé et t'a cogné de plein fouet.
✧ 06 A
vingt-quatre ans, alors que tu croyais être définitivement sauvé, ils t'ont retrouvé. T'étais à eux, t'avais pas le droit à la liberté, t'aurais jamais du partir, et ils te l'ont fait comprendre, ils te l'ont fait payé. Et le sang de Sunny a coulé. T'étais détruit, et tu l'es toujours; mais t'as voulu faire justice toi-même et, à ton tour, t'as fais couler le sang de ce sombre enfoiré. Il était presque mort, t'avais plus que quelques coups à donner pour lui défoncer complètement le crâne, mais on t'en a empêché. Et vous avez tous les deux plongé.
✧ 07 Vingt-sept ans. T'as purgé ta peine. Trois ans pour coups et blessures avec intention de tuer. T'aurais pu prendre plus, t'aurais pu prendre moins. Seulement pour toi, c'était une éternité. Seul avec toi-même, tu ne pouvais que penser. A son visage lorsqu'elle souriait, sa voix lorsqu'elle te disait qu'elle t'aimait, la douceur de sa peau sous tes mains calleuses. Maintenant tu respires, mais l'air n'est qu'une lame de rasoir dans ta trachée. Tu dois partir, t'en aller, à nouveau. Parce que tu peux pas errer dans les rues où vous aviez l'habitude de passer. Parce que tu supportes pas l'idée de fouler la terre où repose ta bien-aimée.
✧ 08 Trente-quatre ans. Ça fait maintenant sept ans que t'as posé tes valises au Troisième Œil, bien que le terme valise ne soit pas vraiment approprié pour le peu que t'avais à emporter. T'avais à peine posé le pied à Savannah que t'étais tombé sur Madame, et son aura mystérieuse. A croire qu'elle savait que t'allais arriver, parce qu'elle semblait t'attendre, les mains jointes devant elle, un sourire accueillant accroché au visage. Elle t'avait proposé une chambre, un boulot, mais t'as laissé le tout à Gavroche. Parce qu'il était jeune et qu'il pouvait encore s'en sortir. Toi t'as plutôt préféré la cave, le seul endroit où tu ferais chier personne et où personne te ferait chier; puis t'as négocié. Aujourd'hui t'as repris tes habitudes, sauf que tu deales plus, tu fournis.
✧ 09 Quand Ken est arrivé au Troisième Œil, t'as pu changer d'identité, en quelques sortes. Parce qu'Abram était derrière toi, que tout le monde t'appelait
Chief, et que c'était très bien comme ça. Aujourd'hui, t'arrives plus à supporter qu'on t'appelle par ton prénom, enfin, surtout les femmes; alors tu te présentes toujours par ton surnom. Symbole de renouveau.
✧ 10 Et puis, faut dire que Ken ne fait pas les choses à moitié. Grâce à lui non seulement tu renais - en quelques sortes - mais en plus, tu te sens vraiment chez toi. Grâce aux cartes de tarot, celles qu'il s'est amusé à tirer à chacun des habitants, anciens comme nouveaux. Symbole d'appartenance.
El Diablo, c'est toi. La faute à tes pulsions, ton côté belliqueux, ton air à la fois inquiétant et mystérieux; toutes ces nouvelles caractéristiques qui, auparavant, se terraient au fin fond de ton âme. Sans parler de toutes les sortes de vices dont tu abuses, ceux qui t'ont construit, ceux qui t'ont détruit, et ceux qui t'ont mené ici.
✧ 11 Désormais,
la cave du Troisième Œil t'appartient, c'est TON territoire. Officiellement, c'est une sorte d'atelier, éclairé par un simple néon. Des clés à molette par-ci, un banc de muscu par-là... tu t'en sers pour bricoler, passer le temps, jouer au poker quand l'établit est dégagé. Puis y'a ton lit aussi, un peu rouillé, un peu grinçant, mais rien de bien méchant; tu t'y sens à ton aise et c'est le principal. Mais lorsqu'on s'aventure un peu plus loin, on trouve une porte, toujours verrouillée, et derrière celle-ci, c'est le sale. Plongée dans l'obscurité, elle n'est éclairée que par la chaleur des lampes couvant ton travail; il n'est d'ailleurs pas rare de t'en voir sortir en plissant les yeux, agressés par la lumière du néon de l'atelier. Autrement, on y trouve aussi le coin meth, un peu rustique, un peu usé, mais qui suffit à produire des cristaux de qualité, malgré tes méthodes primitives. Toujours est-il que tu détestes qu'on s'y introduise en ton absence, et d'ailleurs, seule Madame est en possession d'un double de la clé.
✧ 12 Pour ce qui est des clients, tu les reçois à
ton bureau, positionné en face des escaliers, mais toutefois assez loin pour que leur venue à toi soit des plus longues, des plus malaisantes. Tu y laisses toujours une arme blanche traîner, histoire de dissuader, mais en règle générale, on peut toujours y trouver des bandages couverts de cambouis, ou de sang, ou des deux à la fois; des cartes de poker, quelques-unes de tarot, mais aussi des clopes, de la poudre, et une ou deux bouteilles de whisky. Dans le tiroir, t'as un flingue, et t'espères n'avoir jamais à l'utiliser; parce que putain, t'as déjà assez de morts sur la conscience.
✧ 13 Quant
au pognon, personne ne sait vraiment où tu le caches, ni ce que t'en fais. Y'a des rumeurs bien sûr, même au sein du Troisième Œil, et tout le monde sait que t'en refiles une partie à Madame, parce qu'elle est bien gentille de te laisser magouiller. Parce qu'elle met elle aussi sa vie en sursis, quelque part. Et puis y'a une autre partie qu'tu refiles à tes dealers, parce qu'ils font le taf, parce qu'ils se mettent en danger, comme toi quand t'avais que seize ans. Mais bordel, t'es pété de thune et ça se voit même pas. La preuve en voyant ton lit de merde, tes vêtements abîmés, et même rien qu'au fait que tu squattes encore le sous-sol. Mais en vérité, tu gardes presque rien pour toi, nan Chief, toi, tu préfères subvenir aux besoins d'
abuela, alors chaque mois, tu lui envoies tout ce que t'as, tout ce qu'il te reste. T'économises même pas, tu t'en fous, tu veux juste que la vieille ait une belle fin de vie, qu'elle compense un peu ton absence, quelque part.
✧ 14 Un truc dont on pourrait pas trop se doute au premier coup d’œil aussi, c'est que t'es
catho. La faute à
abuela, alors tu portes une grosse croix autour du cou, sur un bout de cordon un peu trop court. Tu crois en Dieu, tu crois au Diable aussi, à celui qui t'habite. Un paradoxe vivant. Et tu pries, tu pries chaque jour pour ton pardon, parce que t'as été misérable, que t'as ôté la vie aux âmes les plus pures que tu connaisses. En quelques sortes. Tu pries pour
abuela aussi, que les flammes de sa vie perdurent longtemps encore. Et tu pries la mort, qu'elle soit clémente, rapide et sans douleur.
✧ 15 En parlant de croix, t'en as même une dissimulée parmi tes nombreux
tatouages. On y trouve un peu de tout, des trucs religieux, des gribouillis mystiques de Ken, notamment ta carte de tarot; mais surtout du polynésien, la faute à tes origines. T'as voulu rendre hommage à ta mère, te racheter pour la souffrance que tu lui as fais endurer alors qu'elle t'avait chérit pendant neuf long mois; puis aussi pour celle de ton père, parce que tu peux pas faire autrement que de comprendre sa douleur. La ressentir. Parce que vous avez ça en commun, la mort de vos amours respectifs. Sauf que toi t'as pas eu le temps de projeter ses traits dans une autre petite âme; t'as aucun souvenir, aucun amour à transposer.
✧ 16 Puis faut parler de
ta bécane hein, évidemment, parce que maintenant elle fait partie des meubles du Troisième Œil; toujours garée devant. De temps en temps tu te fais une virée dans les rues de Savannah, tu fais gronder le moteur, et t'aimes qu'on te reconnaisse sans te reconnaître vraiment; parce qu'à travers ton casque t'es presque incognito. Personne sait qu't'es le fameux Abram Kaspárov, à part peut-être tes clients. Pour tout le monde, t'es que le mec à la grosse bécane, qui pollue tant l'environnement sonore que la couche d'ozone. C'est elle qui t'emmène partout, qui voit du paysage, que tu fignoles dès que tu peux... Oh t'en prends soin Chief, et le seul connard qui a osé y toucher a vite compris que c'était pas la meilleure des idées.
✧ 17 Un peu comme
les femmes, au fond. On va pas dire que t'es du genre à clamer haut et fort que tu les soutiens, qu't'es un putain de féministe; parce que c'que tu montres, toi, c'est un peu tout l'inverse. Tu leur parles mal, tu joues les machos, tu racontes des blagues de cul pour les emmerder; bref, un vrai con. Seulement, c'que certaines peuvent affirmer, c'est qu'en vrai t'es super attentionné. La faute à ta culpabilité - ta mère,
abuela, Sunny... et l'idée qu'il arrive quoi que ce soit à une autre femme de ton entourage te ronge de l'intérieur. Alors maintenant, face aux injustices, au sexisme, au harcèlement et à la violence, tu pètes un câble. T'es plus toi-même.
El Diablo. Et tu cognes, t'en as rien à foutre que ce soit quelqu'un que tu connais, rien à foutre que ce soit un client - même un bon -, ou un mec armé jusqu'aux dents. Tu cognes à t'en péter les phalanges. Parce que les femmes méritent de vivre une vie tranquille, parce qu'elles sont
las reinas. Et qu'tu risques pas de changer d'avis de sitôt. C'est un peu ton point faible au fond, car derrière tes airs de gros dur je m'en foutiste, tu accoures au moindre appel au secours; tu joues les super-héros, t'es toujours là.
✧ 18 Après, c'est pas parce que tu t'la joues justicier des petites culottes que t'en es pour autant un coureur. Nan. Pas vraiment. T'as toujours le visage de Sunny ancré dans ta mémoire, la peur au ventre lorsque tu croises une jolie brune au détour d'une ruelle; t'as l'impression qu'elle est encore là. Partout. Tu sauras jamais aimer quelqu'un d'autre comme tu l'as aimé, alors tu te renfermes, tu laisses les sentiments de côté.
Gengis l'a bien compris - en même temps elle est au courant de toute l'histoire, et faut dire qu'elle en a aussi pas mal bavé de son côté. Puis vous vous envoyez en l'air de temps à autre, même si parfois vous avez du mal à vous écouter sans vous arracher la gueule. Au moins avec elle, tu sais que t'auras pas d'emmerdes - parce que vous n'vous aimez pas, vous répondez juste à vos pulsions, à cette haine cordiale agrémentée de relans sexuels.
✧ 19 Bien sûr, tu sais pertinemment qu'il n'y a pas que le sexe comme exutoire, et d'ailleurs tu ressens parfois un peu de honte, parce que tu te dis que Sunny doit sans doute savoir, qu'elle t'observe d'où elle est. Alors pour compenser, tu t'entraînes, tu muscles chaque parcelle de ton corps; et parfois, tu t'autorises une matinée plus
sportive. Rugby, hockey sur glace, parfois même basket-ball, la faute à ton mètre quatre-vingt treize. Ça te libère de tes pensées, ça t'offre un nouveau but, le temps de quelques heures; puis tu vois de nouveaux visages aussi, même si t'en as bien souvent rien à foutre de savoir leur nom, ou même de savoir qui ils sont, tant qu'ils sont là pour te renvoyer la balle, ou le palet. Seulement t'es plus au meilleur de ta forme, la faute aux abus - la clope, l'alcool, la drogue, et ta manie de te renfermer à tel point qu'tu bouges quasiment plus de ta cave. Alors tu tousses un peu, tu ralentis, tu t'essouffles plus vite aussi. Bref. C'est pas parce que t'as la carrure d'un colosse qu'on peut pas cogner dans ton pied d'argile.
✧ 20 Et tant qu'à finir sur tes faiblesses, on peut de nouveau parler de Sunny - ou même de ta mère. Parce qu'au Troisième Œil, c'est évident qu'on t'a déjà parlé d'elles; parce que là-bas tout se sait, tout se ressent, et il n'est pas impossible que ton ex-fiancée n'ai voulu reprendre contact avec toi depuis
l'au-delà. Seulement, t'as jamais vraiment eu l'envie de ressasser le passé, t'y arrives très bien tout seul, alors inutile de sortir la planche de ouija, ni même les dons de médium. Et puis surtout, ce que tu redoutes le plus, c'est qu'un de tes colocataires n'ait une révélation concernant
abuela, son état de santé. Alors dès qu'une réaction étrange se reflète dans le regard d'un de tes petits potes, ton coeur loupe un battement, tu redoutes que ses billes ne se tournent vers toi pour t'annoncer une funeste nouvelle. Nan. Toi, tu veux rien savoir; t'aimes pas faire chier les esprits, et t'aimes pas non plus qu'ils te fassent chier. T'es peut-être un peu maso d'avoir décidé de vivre là, mais tu t'en tapes, t'as juste à fermer les yeux, te boucher les oreilles, et retourner à ton isolement, là-bas, entre deux-trois plants.