un tu étais heureuse, durant tes premières années de vie. fillette insouciante, un sourire constamment dessinait tes lèvres. jusqu'à la mort de tes parents. tu avais sept ans. ils sont décédés à une semaine d'intervalle. ta mère sous les coups, ton père étouffé par sa propre bêtise, sûrement. alors tu es devenue maman, pour ton petit frère. ces bras, qui savaient soulever le poids de vos maux. mais vous ne pouviez vivre seuls, pas encore. alors c'est sous le toit de votre oncle que vous vivez, ou plutôt dans la caravane de cet ivrogne qui la plupart du temps oubliait votre présence. deux gamine emplie d'un réalisme déconcertant, tu le garderais à vie. les rêves, tu les laissais aux autres. tu te contentais de l'espoir toi, paraît qu'il faisait vivre. mais lasse de la misère, toi aussi tu voulais mieux, t'en sortir. alors avec beaucoup de courage, à seulement quinze ans tu décidais de laisser derrière toi le peu que tu avais. trois savannah. une nouvelle ville, pour un nouveau départ. le garçon que fréquentait l'une de tes amies de l'époque vivait là-bas, ça te semblait paisible, la carte postale était belle, alors tu as tout quitté pour rejoindre le continent américain. ton petit-frère sous le bras, et munie de faux papiers d'identité attestant ta fausse majorité, tu as obtenu sa garde, puis réussi à dégoter un job dans un fast-food, un second dans une usine. rien de gratifiant, mais ça payait le loyer du petit appartement que tu louais en ce temps-là. quatre tu as quitté les bancs de l'école très jeune et tu manques certainement de connaissances. mais t'es intelligente, c'est indéniable. aussi prudente que débrouillarde. et c'est grâce à cela que tu t'en sors. tu n'as pas toujours vécu dans la légalité, tu n'as même jamais été une sainte en fait. mais pour monter des combines, un cerveau est nécessaire. alors ils pouvaient parler, les gens, ceux qui te regardaient du coin de l'œil, maudissaient ta présence. logique et ardeur valent tous leurs diplômes. cinq tu parles couramment arabe, même si tu te demandes encore comment c'est possible. t'as appris toute petite avec ta mère, c'est sûrement pour ça. parce que t'as jamais l'occasion de pratiquer, si ce n'est avec ton frère lorsque tu veux que seul lui puisse comprendre. six paraît qu'il fallait être fou pour frauder aux états-unis. beaucoup t'avaient dit que tu n'aurais jamais dû mentir, moins encore rester, que tu finirais en prison pour avoir triché. pourtant, vous avez fini par obtenir des papiers, toi et ton frère. ça a pris du temps, beaucoup de temps, mais votre situation s'est régularisée. vous êtes devenus citoyens américains, enfin, et pour de vrai cette fois, sans magouilles. presque pas. sept ton frère, il allait à l'école pendant que toi tu trimais. mais ça t'allais, t'étais fière de lui. il était même devenu plus sociable que jamais. alors lorsqu'il ramenait ses amis à l'appartement, tu ne disais rien. ça donnait de la vie à cet endroit trop froid. et au début, ce n'était qu'une petite bande d'adolescents. mais de joueurs ils sont passés à rebelles, puis caïds. tu ne saurais dire quand le changement a débuté, quand tout cela a vraiment commencé. toujours est-il qu'ils ne sont pas restés ces enfants turbulents qui baignaient ta demeure de rire, ils sont devenus un véritable gang de délinquants. et toi, tu en es devenu la maman. huit toi par contre, tu n'as jamais ramené personne à l'appartement. ni à l'ancien, ni au nouveau, plus grand, que tu n'arrivais au départ que difficilement à payer. trop pudique peut-être face à ton petit-frère, sûrement ne t'a t-il jamais vu embrasser un homme finalement. et pourtant, tellement volage, charmeuse, charnelle. tu sortais beaucoup, buvais beaucoup, et donnais ton corps à presque tous. neuf parait que t'as un charme particulier. et t'as finis par y croire, car tu n'avais jamais véritablement fait d'efforts pour te mettre en avant. ce n'est pas quelque chose que tu désires de toute façon, t'aimes rester discrète, pouvoir observer. adepte du jean/baskets, tu t'habilles près du corps certes, mais tu n'as qu'une unique jupe tailleur dans ton dressing qui n'a servie que lorsque tu cherchais du travail, parce qu'il fallait faire semblant d'être classe, de ne pas venir des bas quartiers. dix ton frère a fini par déménager pour vivre avec ses amis, sa bande. toi, tu voyais ça d'un bon œil. naïve. peut-être que tu ne voulais pas ouvrir les yeux sur la gravité de leurs agissements. après tout, ils étaient si gentils, si aimables avec toi. taquins, impulsifs tout au plus, ils avaient leurs défauts bien-sûr, mais ils étaient tous comme tes petits, tes enfants. tu les protégeais, les soignais parfois, leur remplissais le frigo, souvent. une part de ton maigre salaire était pour eux, pour les nourrir, les aider. c'est ce qu'on fait après tout, en famille. on s'entraide. onze tu sais te battre, et tu t'es souvent battue, au sens propre du terme. maintes visages ont déjà portés la marque de ta paume, de ton poing. t'as grandis dans un milieu au sein duquel il fallait savoir se défendre, physiquement. et malheureusement, même ici, t'es toujours en plein dedans. douze tu détestes les chats. leurs regards vicieux, cette attitude ingrate. ils ne sont que présage de malheur à tes yeux. ton frère en avait un lorsque vous étiez petit, et si tu étais reconnaissante de cette joie que l'animal lui procurait, tu n'en étais pas moins ravie le jour où votre oncle l'a tué. une mort atroce d'ailleurs. ce dernier, complètement bourrer, avait tiré sur le chat à la carabine, tuant la pauvre bête sur le coup. et si cela t'avais dégoûté, peut-être même un brin attristée, tu ne pouvais nier être soulagée, même si bien-sûr tu ne l'avoueras jamais. treize t'es une personne observatrice, perspicace. et pourtant tes pires malheurs, tu ne les as pas vus venir. moins encore le dernier en date. l'un des kids, le pire, celui que tu considérais comme ton fils jadis, comme ton frère ensuite, il t'a violée, et sauvagement tabassée. t'avais beau hurler, le supplier d'arrêter, de partir, de te laisser tranquille, il n'a rien voulu entendre. Il t'a juste souillée, lâchement, salement, sur le tapis de ton salon. et tu ne sais encore aujourd'hui ce qui est le pire. l'acte en lui-même, ou que ce soit lui, ce gamin que t'a presque élevé, qui est osé le faire. quatorze t'en veux à ton frère, d'avoir ramené ce mec dans ta vie. d'avoir ramené cette bande, ce gang, et surtout le malheur dans ton existence. tu ne peux plus le regarder dans les yeux, tu ne peux plus le regarder tout court. t'es trop en colère pour ça, dégoûtée. et ça te bouffe, ça te ronge. alors t'as coupé les ponts, avec lui, avec tous les kids. et t'es tellement écœurée, anéantie, tu te sens tellement trahie, que tu ne ressens de manque. quinze t'es quelqu'un d'organisé, et tu détestes les surprises. bonnes ou mauvaises, tes proches savent qu'il ne faut pas t'en faire. car ça te rends au mieux mal-à-l'aise, éveille souvent ta colère. les plus aimables dirons que t'aimes simplement avoir la main mise sur ton existence. les autres te jugerons excessive. et ils ont sûrement raison, y'a qu'à voir le nombre de listes et plannings accrochés par de vieux aimants sur ton frigo. seize d'ailleurs en parlant de frigo, tu sais cuisiner. paraît que t'es une vraie chef même. pourtant t'as jamais appris, tu ne sais pas vraiment d'où ça te vient, mais peu importe. au moins une chose que tu fais bien. dix-sept tu fumes, t'enchaînes les clopes, les joints. pourtant la drogue, ça n'a jamais été ton truc, d'ailleurs t'en as jamais consommé de dures. mais l'herbe c'est pas pareil, ça te fait juste rire parfois, rarement. du moins au début c'était l'effet. maintenant tu profites juste du goût, et tu dois être un peu maso parce que t'aimes quand ça accentue tes peines. mais tu sais que t'abuses, que tu commences à en consommer beaucoup trop. la preuve, tes roulages deviennent presque parfaits, pourraient rivaliser avec ceux des dealers du quartier. mais t'as le temps pour arrêter, ça ne rend pas accroc de toute façon. alors tu verras ça plus tard. dix-huit suivant les périodes de ta vie, tu demeures cette âme très stable, ou au contraire totalement fragile, précaire. toujours dans l'extrême, noir ou blanc, tout ou rien. tu rigoles, ou tu pleures. et entre les deux tu te perds, parce que tu ne sais jamais vraiment ce que tu cherches. dix-neuf tu te lèves tôt, tout le temps, tous les jours. pourtant t'es pas du matin, mais tu ne sais plus dormir. alors tu te contentes de ces trois pauvres heures de sommeil par nuit, ça finit par te suffire. vingt t'as certes la tête sur les épaules, et pourtant tu n'as toujours été que cette âme anxieuse, torturée. sujette aux crises d'angoisse, légères certes, mais dernièrement elles n'ont de cesse de se déclencher. tu te sens en danger, constamment épiée par le plus rude de tes bourreaux. t'en deviens paranoïaque. et si les bleus sur ton corps se sont effacés, les cicatrices dans ton cœur, ton esprit elles, ne s'atténueront jamais. du moins c'est ce que tu penses, depuis des mois. parce que t'arrive pas à sortir la tête de l'eau, parce que t'as l'impression que tu ne pourras jamais t'en sortir. pourtant t'as vécu tellement d'épreuves. mais faut croire que là, c'était la goutte de trop.