Sujet: everybody gets high, (jemima) Dim 8 Oct - 7:38
– EVERYBODY GETS HIGH – once upon a time in a land far away, there lived a little boy and he cried all day
Elle s’appelait Jemima. Jemima Carter. C’était ce qu’un type de l’université lui avait dit, en tout cas. Pas Emma, pas Gemma. Jemima. Il avait pris soin de ne pas noter le nom. Il s’était contenté de se le répéter en boucle, sans émettre le moindre son. Fallait pas que quelqu’un sache. Fallait pas que quelqu’un puisse comprendre de quoi il retournait — fallait pas qu’on puisse deviner ce qu’il s’apprêtait à demander.
Le type de l’université lui avait dit qu’elle serait à c’bar-ci, à c’t’heure-là. Ioan avait enregistré, et c’était sans un mot qu’il avait quitté la demeure familiale des Popescu, le soir venu. Party étudiant, qu’on lui avait dit. L’bar est pas réservé, tu pourras rentrer. D’après le peu d’informations qu’on lui avait données, il avait compris que Jemima ne serait sûrement pas là pour s’enfiler des shooters avec ses amis. Il ne savait si l’idée le rendait plus anxieux, ou au contraire plus assuré. Probablement un peu des deux.
Lorsqu’il arrive finalement dans le bar, les amplis résonnent jusqu’à l’extérieur du bâtiment. La porte est laissée ouverte, et les jeunes entrent et sortent sans logique particulière. Et alors qu’il observe l’enseigne un peu défraîchie de l’endroit, il se demande à nouveau ce qu’il fout là. Il se dit qu’il ferait peut-être mieux de faire demi-tour. De rentrer, avant que les choses ne tournent mal. De disparaître d’ici, avant qu’un abruti un peu trop alcoolisé ait la bonne idée de l’accoster pour lui taxer une cigarette. Cigarette. La sienne est finie, et il l’a écrasée à quelques mètres à peine du bar, avant même d’arriver. Et machinalement, il en sort une deuxième reculant dans l’ombre d’un arbre, planté le long des berges de la rivière.
Shit. Il les voit entrer et sortir sans relâche, un peu plus loin, et ça l’rend cinglé. La simple idée de foutre un pied au milieu de tout ça lui donne envie de dégobiller — et y a d’ailleurs pas grand-chose pour l’en empêcher. Il n’est pas dans ce genre de soirée où il serait capable de supporter les coups d’épaules et les regards en biais. Pas capable d’encaisser les quelques remarques qu’on pourrait lui faire, en passant — ou même simplement la présence étouffante de tous ceux qui, un tantinet imbibés, avaient le don de se croire les rois du ring. Ça faisait six nuits. Six putains de nuits qu’il ne dormait plus convenablement. Six nuits où il ne se contentait que de quelques minutes de sommeil. Au fond de lui, l’animal que la fatigue traînait dans son sillage avait fait son trou. Et, posté à une distance raisonnable du bar, l’échine courbée, il essayait de s’assurer que l’animal était, lui, bel et bien endormi — tout en sachant pertinemment que le moindre mot mal placé, le moindre coup d’épaule un peu trop insistant, le réveillerait et le relâcherait.
Les paupières fermées, la clope entre les lèvres, il essaie de respirer. De se recentrer, et de se décider à se lancer. Mais surtout, de respirer. Respirer, malgré les bouffées de nicotine qui lui polluent les poumons. Respirer, malgré l’anxiété grandissante qui se tapit au fond de ses intestins à l’idée de devoir mettre un pied dans ce bordel. Respirer, malgré le désespoir que l’idée de ne pas être capable de dormir, ce soir encore, provoque en lui. Respire Ioan. Putain, respire.
L’air est bloqué dans ses poumons lorsqu’il rouvre les yeux. Son regard se pose immédiatement sur la sortie du bar, d’où une petite silhouette vient d’émerger. Et sans vraiment la connaître, il la reconnaît. Pour l’avoir déjà croisée, sans savoir qui elle était. Pour s’être fait donner son nom et une rapide description, il y avait quelques heures de ça. Il ne lui avait jamais parlé, et n’avait jamais pensé que l’occasion se présenterait. N’importe qui aurait pu lui dire, alors, qu’il était fou de penser que cette fille pouvait être celle qu’il cherchait. Que parmi toutes les petites brunes aux yeux effilés, celle-là était forcément Jemima. Pas Emma. Pas Gemma. Jemima.
Et pourtant, il s’avance. Guidé par ses pas, par l’instinct qui lui fait ignorer complètement les quelques regards qu’on pose sur lui. Il est quasiment invisible, Ioan — mais à quitter ainsi les ombres pour se diriger droit vers une gamine, on finit par le remarquer. On ne lui dit rien, et on le laisse s’avancer. On le laisse ôter la cigarette de sa bouche, on le laisse la jeter au sol et l’écraser d’un pas, sans qu’il ne prenne la peine de s’arrêter. Sa démarche n’est pas assurée — loin de là, même. Il passe un couple, et une bande de potes à l’air un peu trop éméchés pour l’heure. Quand il arrive finalement à la hauteur de la jeune femme, il réussit tout de même à rassembler le peu de courage qu’il a pour ouvrir les lèvres et mâcher quelques mots. « Excusez-moi… » Il piétine, passe du pied gauche au pied droit. Les mains ont atterri au fond des poches. Poings serrés par l’anxiété et l’incertitude, dissimulés. « Je cherche Jemima Carter. » Sa voix est douce, plus curieuse et hésitante qu’assuré. Et il a pris soin de regarder autour de lui, avant de parler. Cherchant si quelqu’un d’autre correspond à la description — essayant de voir si quelqu’un écoute. Intimidé par le regard de la brunette face à lui. Intimidé par ce qu’elle dégage, malgré sa petite taille. Intimidé par l’idée que la conversation tourne mal, et qu’il ne doive rentrer bredouille.
Apeuré par la simple idée d’être aussi près d’un bar bondé, alors qu’au fond de ses tripes, la bête se fait les griffes. Susceptible. Alerte. Affamée.