Camille.

Code:

<pp>CARL HJELM SANDQVIST</pp> ezra stoltzfus

Citation :

QC de River Albarn, Mia Faulkner et Atticus Hornigold  

© Camille.

« Tu vas où ? 
— À la gare. 
— Hazleton ? 
— Si ça vous dérange pas. »

Il me sourit et me fait signe de monter. Assise sur le siège arrière, il y a une petite fille vêtue de rose de la tête aux pieds qui me regarde entre ses doigts. C'est la première fois que je fais une chose pareille. Du stop. Mais c'est aussi la première fois que je n'ai plus de maison, plus de famille, plus personne, juste un sac à l'épaule et l'espoir ténu qu'Emma finira par me pardonner. Et Dieu, s'Il ne pas m'a pas abandonné.
J'entends la petite voix derrière moi. « Moi je m'appelle Emily, et toi ? » Je me retourne pour lui répondre, elle a descendu ses mains jusqu'à sa bouche pour dissimuler son sourire timide. Je lui souris.
« Ezra. 
— Comme Ezra Miller ? 
— Hein, tu le connais ? »
Elle ouvre des yeux ronds et sa bouche tombe. « Tu le connais ? »
Et son père éclate de rire. « C'est un acteur qui lui plaît. »
Oh. Moi, je connais un Ezra Miller, c'est un cousin au deuxième degré. Il y a un Ezra Yoder aussi. Des Yoder et des Miller, il n'y a quasiment que ça chez nous. Et le père doit le savoir : « T'es amish ? » Il n'y a que de la bienveillance dans sa voix alors j'acquiesce d'un hochement de tête. « Enfin... » J'hésite à m'étaler, mais ce serait mentir que de me contenter de lui dire que oui. Je ne suis plus vraiment un Amish. « Ah. T'as quelque part où aller ? » Je dois avoir l'air surpris parce qu'il me sourit d'un air rassurant. « T'es pas le premier que je rencontre, tu sais. Et... J'ai compris. » Il a compris que chez eux, ce n'est plus chez moi. Il faut dire que je dois avoir l'air désespéré. Je me laisse retomber contre le dossier du siège passager. « Je prends le train jusqu'à Des Moines, je connais quelqu'un là-bas. » Mais je sais que je ne pourrai pas y rester éternellement. « Qu'est-ce qui t'est arrivé ? » Il a l'air d'être du genre compréhensif alors je n'hésite pas trop. « J'ai été baptisé il y a deux mois. J'ai épousé ma fiancée deux semaines plus tard et... J'ai changé d'avis. Sur tout. » Et renoncer à la communauté après avoir choisi d'y être baptisé, c'est pire que tout, sans parler du divorce. Ça aussi, le monsieur a l'air de le savoir. Il hoche la tête gravement avant de m'adresser un nouveau sourire compatissant. « Ça va aller, t'es jeune, t'as toute la vie devant toi. » C'est peut-être une banalité, mais ça m'encourage du fond du cœur. J'espère ne rencontrer que des gens comme ces deux-là.




C'est un autre cousin qui m'a hébergé à Des Moines. Il est comme moi, il a quitté la communauté, mais lui n'est pas en disgrâce parce qu'il a eu l'intelligence de le faire avant son baptême. Il ne s'était engagé à rien. Il a une femme, une chrétienne des plus modernes, et deux enfants. Je sais bien qu'il ne faut pas envier mais je l'envie, Dieu me pardonne. Moi, je n'arriverai sans doute jamais à me contenter de cette normalité-là, pas plus que celle des Amish, alors il est temps d'avancer. La vérité c'est que je ne sais pas bien où je vais, mais je n'ai pas renoncé à ma famille pour rester à Hazleton, à les savoir tout près de moi sans pouvoir les regarder en face. Je veux un nouveau départ. Je veux quitter l'Iowa. Mais avant de décider de ma prochaine destination, je veux revoir Emma. Elle est partie vivre chez un oncle et une tante mennonites dans l’État voisin, c'est pour ça que j'attends le train pour Peoria, Illinois. Il a du retard.
Parmi les voyageurs impatients qui attendent sur le quai, il y un groupe de jeunes particulièrement bruyants. Ils s'approchent de moi et se laissent tomber à côté sur le banc ou en tailleur par terre, en continuant à plaisanter ensemble comme s'ils ne m'avaient pas vu. Ça ne me dérange pas. C'est marrant d'écouter des gens de mon âge parler si différemment de ceux de chez moi. Au bout d'un moment, une fille me tend la bouteille enveloppée dans un sac en papier qu'ils se passent depuis tout à l'heure. Je fais un signe de la main pour refuser poliment, mais un autre me remarque et lui arrache la bouteille des mains pour me la coller sous le nez. « Allez, bois un coup mec. » Avec tous leurs regards sur moi, je finis par accepter. J'ai déjà bu de l'alcool, mais seulement quelques fois, et quelques fois de trop.

La première fois qu'Emma m'a embrassé, on avait trop bu tous les deux. C'était vers le début de notre rumspringa. Son cousin Eli qui avait vingt-et-un an avait acheté de l'alcool pour tous les jeunes qui voulaient essayer, en cachette de nos parents évidemment. Ils n'approuvent pas cet aspect de la rumspringa. Pour eux, c'est seulement l'occasion de trouver celui ou celle qu'on va épouser, pas d'avoir des comportements à risque et encore moins illégaux. Mais trouver une fille, c'était une tâche impossible pour moi, bien plus qu'aller au travail avec ma première gueule de bois sévère. Autour de moi, dans notre groupe de jeunes, tout le monde cherchait, trouvait, les garçons proposaient des rendez-vous aux filles, Jacob et Ruth avaient même couché ensemble, et moi tout ce qui m'intéressait c'était d'aller à Hazleton pour écouter des disques. C'est Emma qui m'a proposé un rendez-vous après le groupe de prière, c'est Emma qui m'a demandé de la demander en mariage. Je l'adorais, je l'adore, c'est ma meilleure amie, mais je n'ai jamais réussi à l'aimer autrement. J'aurais juste dû le lui dire avant, m'en rendre compte avant, l'admettre avant, je ne sais pas.

Quand le train arrive enfin, les autres ne me quittent pas, ils m'incluent dans leur petite bande et on passe le voyage à parler ensemble, les langues trop déliées par l'alcool qui continue de circuler planqué dans le sac d'une des filles. Je leur raconte trop ma vie, je leur raconte tout. Je leur dis que je ne sais pas où je vais pouvoir dormir ce soir à cause du retard du train, parce que je n'oserai pas aller déranger Emma et sa famille à une heure pareille, et une fille qui s'appelle Kylie me propose de m'héberger si je descends avec eux, un arrêt avant Peoria. Les gens sont sympas, même quand ils n'en ont pas l'air. C'est que Kylie, elle a des piercings partout et du rouge à lèvre carmin, le genre de fille qui ferait pleurer ma mère si elle me voyait avec elle — je n'arrive plus à m'imaginer ma mère autrement qu'en larmes, j'espère que ça me passera.
Finalement, je m'endors et je me réveille seulement au terminus, à Peoria. Ils n'ont pas voulu ou pu me réveiller. Je rassemble mes affaires en me disant que je vais bien trouver un hôtel, mais mon portefeuille a disparu. Bon. Tout le monde n'est peut-être pas si sympa et honnête que ça, mais j'arrive à me convaincre que Kylie était sincère et qu'elle a essayé en vain d'arrêter ses copains.






Je meurs de chaud sous le soleil du début d'après-midi, le pouce levé et mon sac à mes pieds. Les voitures défilent sans même ralentir pour moi. Peut-être que j'ai l'air d'un clochard, peut-être que le monde est majoritairement pourri contrairement à ce que j'ai voulu croire. Je suis un clochard, tout bien considéré, littéralement sans-abri sur ce bord de route sans le moindre coin d'ombre. Ma peau commence à le payer.
J'ai Emma plein la tête et rien d'autre. Emma avec ses cheveux coupés courts qui lui donnent l'air d'un garçon. C'est peut-être pour ça que je ne l'ai jamais trouvée aussi jolie, c'est bien la preuve qu'elle avait raison, il fallait que je parte. J'ai bien vu que son oncle et sa tante n'approuvaient pas du tout mais c'est Emma, elle est forte, elle fait ses propres choix. C'est ce qu'elle m'a dit. « J'ai choisi l'excommunication, Ezra. J'étais pas obligée, j'aurais pu rester. On aurait pu rester et faire semblant. Je t'ai choisi toi, ton bonheur, j'aurais pas pu vivre avec toi en sachant que t'étais malheureux, j'aurais pas pu vivre avec moi. Je t'ai choisi et je t'en veux pas mais j'ai besoin de temps pour digérer. » C'est à peu près tout ce qu'elle m'a dit, encore et encore quand j'essayais de discuter, de lui demander pardon, de lui faire dire ce que je pouvais faire pour elle. Parce que tout ça c'est cause de moi. À cause de moi elle n'est plus la bienvenue chez elle non plus. Parce que je lui ai parlé de mes doutes, je lui ai dit que je ne voulais pas vraiment être avec elle, pas comme ça, mais c'est elle qui a décidé qu'on devait divorcer, qu'on devait partir faire nos vies ailleurs, qu'on n'était pas à notre place dans la communauté. Elle l'a fait pour moi, parce que je ne l'aurais pas fait, je serais resté avec elle pour qu'elle ait la vie qu'elle voulait. J'ai été stupide. Bien sûr qu'elle ne voulait pas d'une vie factice avec moi.
Je ne lui ai pas dit ce qui m'est arrivé hier. Je ne voulais pas qu'elle se sente obligée de m'aider. Elle a besoin de temps et d'espace alors je lui laisse, je m'en vais. Si quelqu'un daigne me prendre en stop.

C'est un pick-up rouge qui finit par ralentir pour s'arrêter à mon niveau. Je suis tellement soulagé que j'attrape mon sac et ouvre la portière avant même d'avoir jeté un œil au conducteur. En fait, je n'ai pas la moindre idée de ce que je fais, je me dis seulement que j'irai où on voudra bien me déposer. Le type se penche un peu côté passager et je découvre un géant tatoué avec des lunettes de soleil sur le nez. Après mon expérience de la veille, je ne sais plus quoi penser des gens avec ce genre d'allure. Je veux bien être ouvert d'esprit mais je l'ai payé hier. D'un autre côté, ce n'est pas comme si j'avais d'autre option. « Vous allez où ? » Il va vers Bloomington. Au moins c'est une ville et ce n'est pas loin. Je grimpe et je me présente en me demandant si j'ai l'air d'avoir passé la nuit dans une gare avec la gueule de bois, d'avoir pleuré toute la matinée puis d'avoir grillé au soleil. Probablement. Je suis surpris quand il me dit de l'appeler Toad, mais s'il est bizarre il n'a pas l'air si dangereux que ça. Je n'en reviens pas quand il me dit qu'il est pasteur, j'hésite à le prendre au sérieux. Quand il me demande ce que moi je fais dans la vie, j'éclate en sanglots. Ça ne prévient pas.

Au lieu de me lâcher à Bloomington, il reste avec moi. Ou bien je reste avec lui. Il me prête un bout de sa chambre au motel et le lendemain je ne le quitte encore pas, sauf quand il rend visite à un autre pasteur — c'était donc vrai. Là, je me promène autour de l'église en gardant quand même un œil sur son pick-up, pour qu'il ne m'oublie pas en partant. Sans m'en rendre compte, je m'impose comme un bagage supplémentaire et un peu plus bavard, ou bien c'est lui qui me prend sous son aile comme si ça allait de soi. On écoute de la country et les Beatles, on parle de notre religion et il me fait réaliser qu'il y a d'innombrables options pour moi. Et puis il me fait rire, et on finit par traverser quatre États et visiter une bonne dizaine d'églises. Il n'y a pas d'églises chez les Amish mais je me mets à les apprécier. Ça tombe bien, il y en a une qui l'attend à Savannah et il a du travail pour moi.