Nemo est un gosse de bord de mer. Quand il était tout petit, il allait sur la plage de Tybee Island presque tous les jours, qu'il pleuve ou qu'il vente. Il y allait avec ses parents, il y allait avec sa petite cousine, il y allait même seul, parfois – du moins c'est ce qu'il croyait, mais il était toujours surveillé de plus ou moins près. Dès que les enfants furent assez grands, le grand-père maternel les emmenaient au Troisième Œil. A l'époque ils ne savaient pas quel genre d'endroit c'était, ils étaient juste émerveillés par toutes les babioles qu'ils voyaient et en plus on leur servait des tartines, le rêve. C'était ça, l'enfance de Nemo. Du moins c'est ce qu'il raconterait si on lui posait la question. Le reste, il ne s'en rappelle pas. Ou alors ça ne l'intéresse pas suffisamment pour qu'il se rappelle.

En réalité, s'il devait narrer sa courte existence, il ne ferait mention que des étés. Les étés et la plage. Si pour lui tous les automnes, tous les hivers se ressemblent, à quoi bon en parler ? Alors après ses étés d'enfant, il y avait ses étés d'adolescent, ces étés où Ismael commençait à laisser Nemo derrière lui. Si les premiers n'étaient pas spécialement intéressants puisqu'il ne faisait que jouer aux cartes avec sa cousine jusqu'à onze heures avant d'aller se coucher, les suivants étaient déjà plus divertissants. Leurs nuits, surtout. Plus les années passaient, plus Ismael veillait tard le soir et plus sa cousinette l'accompagnait partout. Dès qu'il eut le droit, il enchaînait les petits boulots tous plus ou moins insignifiant. Il avait commencé en vendant des glaces et des churros, il avait fini en louant des planches de surf, et faisait même office de DJ pour certaines soirées – en réalité, il ne faisait que contrôler le shuffle et veillait à ce que les morceaux choisis collent le mieux possible à l'ambiance du moment. La petite cousine, bien plus extravertie que lui, l'embarquait presque chaque fois dans des histoires abracadabrantes qui n'étaient alors rien de plus que des plans foireux.

Et puis Ismael devint un adulte. Derrière lui la jeunesse débauchée (c'est un mensonge), s'il ne naviguait pas, il reprendrait la voilerie familiale. Et s'il ne savait pas faire, il apprendrait sur le tas. C'est exactement ce qui se produit. Comme il n'avait pas fait d'études, les vieux Delgadillo fatigués de voir leur rejeton ballotté de job en job le firent s'asseoir dans l'arrière boutique.  Arrière boutique qu'il quitta quelques heures après pour s'offrir avec tout l'argent qu'il avait un billet d'avion pour l'Italie où il souhaitait passer son ultime été de gosse. Ce fut son premier été en solitaire et son ultime improvisation, une impro qui dura tout de même presque trois mois. Et quand septembre arriva enfin, il revint finalement à Savannah. Peut-être légèrement changé, c'est difficile de se rendre compte. En tout cas, il n'évoqua jamais son voyage en Europe et on le vit beaucoup moins aux soirées sur la plage.

Il y a peu, il s'est retrouvé avec un marmot sur les bras. Une fille avec qui il passait beaucoup de temps étant plus jeune, avec qui il a repris contact à son retour d'Italie. Elle est tombée enceinte et s'est volatilisée. Il ne s'est pas fait de soucis à son sujet, il était confiant. Seulement, quand elle est revenue il y a quelque mois, Ismael n'avait pas prévu qu'elle aurait gardé le bébé. Il avait encore moins prévu qu'elle lui refourgue et disparaisse à nouveau de la circulation. Le voilà père célibataire et complètement dépassé d'un petit Ulysse, deux ans et demi.