Y a encore cette fille qui n'arrête pas de la mater. Lola. Et Mia qui se demande si elle se fait des idées. Elle n'arrive pas à déchiffrer l'expression sur son visage quand elle la regarde du coin de l’œil. Un regard à chaque tour de piste, elle est toujours là, elle la déstabilise. C'est comme ça qu'elle se ramasse méchamment à un moment, mais c'est à ça que servent les genouillères et le protège-dents. Lola elle s'est pointée à un premier match y a quelques mois, elle sait plus quand. Et puis deux fois, trois fois, alors qu'elle n'est là pour soutenir aucune des filles de l'équipe. Alors elles se sont demandé si elle voulait rejoindre l'équipe. Mais nan, apparemment, elle aime juste regarder. C'est sympa quelqu'un de l'extérieur qui s'intéresse à leur jeu, le truc c'est que Mia voit bien que c'est à elle qu'elle s'intéresse le plus. Elle la trouve mignonne ? Mais c'est pas le genre de filles qu'elle attire et c'est pas le genre de filles qu'elle-même approche volontiers. Un peu plus girly que la moyenne de la salle, un peu princesse, elle détonne au milieu des sportives. Dès qu'elle se fait ce genre de réflexion, Mia a envie de se coller un coup de roller dans la gueule, ça ferait bien mal et c'est tout ce qu'elle mérite. Qui elle est pour décréter que Lola est tel ou tel genre de fille ? Elle déteste être comme ça, comme sa mère, à se fier à ses préjugés. Et puis de qui elle se fout, Mia ? Elle n'approche personne volontiers, elle laisse venir, elle observe, et elle décide au dernier moment si elle préfère mordre, fuir ou se laisser apprivoiser. Mais avec Lola c'est pas si simple, ça fait un glitch dans le code.

À la fin du match — gagné, mais c'était amical —, elle file prendre en douche et revient changée pour l'after, les cheveux mouillés attachés n'importe comment au sommet du crâne, un sweatshirt noir à l'effigie de Tool sur une robe noire, des collants noirs mouchetés de croix retournées parce que ça l'amuse d'enfoncer le clou, et ses Docs jaunes aux pieds. Après des heures dans ses rollers c'est aussi confortable que des chaussons, et rien que ça, ça suffit à la faire sourire. De toute façon, Mia est moins un grumpy cat quand ça concerne le roller derby. Elle n'aime pas tout le monde ici, ça n'arrive jamais, mais elle est plus à sa place qu'ailleurs et, après l'effort, les endorphines font leur boulot. Les filles de l'équipe se félicitent, déconnent déjà avec celles de l'équipe adverse, et puis quelques proches, copains, copines, grands frères, petites sœurs, se joignent à elles. Ce soir Mia n'a personne, de toute façon ce match n'avait pas franchement d'importance et elle n'aime pas réclamer trop souvent la présence des gens de l’Égide, sa famille à elle. Tout le monde se sert du punch, officiellement sans alcool puisqu'on n'a pas le droit de boire dans ce lieu public mais évidemment il y en a, attrape des petits fours ou des brownies. Et puis il y a Lola, encore plantée là. Les filles qui commencent à la connaître la saluent mais Mia hésite à se joindre à elles. Qu'est-ce qu'elle lui veut à la fin ? Le truc c'est que parfois elle a l'air de chercher à l'impressionner mais Mia doit mal interpréter les signaux parce que quand elle essaie d'y répondre, l'autre fait celle qui ne capte rien. Ou peut-être que c'est pas du tout ça, ou peut-être qu'elle se fout de sa gueule mais qu'est-ce qu'elle y gagnerait ? C'est pas qu'elle la dérange, loin de là finalement, mais le courant passe de travers et ça commence à la peser. Peut-être que Lola est timide même si elle n'en a pas l'air, peut-être qu'elle attend que Mia fasse le premier pas. OK, si c'est ça, il va bien falloir qu'elle se bouge le cul pour en avoir le cœur net. Elle chope un verre et un brownie et s'approche d'elle en paniquant déjà parce que les mots ne viennent pas. Un blanc. « Hey, Lola. Décidément les matchs ça te plaît hein ? » Et elle fait un petit sourire parce qu'avec son ton bourru, ça pourrait presque sonner comme un reproche et ce n'est vraiment pas ce qu'elle veut.

Ça fait des mois qu'ça dure – son cul vissé aux gradins, son regard verrouillé sur le match qui s'déroule. Non c'est faux c'est pas le match qu'elle regarde, pas vraiment. C'est une participante, Mia et ses cheveux en vrac Mia et ses taches de rousseur Mia et sa moue boudeuse. Mia qui lui ressemble pas. Pourtant elle essaie Lola, chaque fois elle cherche des points communs, des choses qui peuvent les rapprocher, même des trucs infimes elle s'en fout. La tignasse brune le regard sombre la silhouette fine ; c'est à peu près tout. Elles ont pas le même nez ni la même bouche, pas les mêmes traits ou la même façon de marcher.

Mia revient du vestiaire avec des fringues noires des croix retournées des Docs aux pieds – soudain Lola a l'impression d'se tenir de l'autre côté d'un fossé. Elle se sent un peu conne avec sa mini-jupe en jean et son haut moulant, elle aimerait avoir mis du noir et des collants.

Maintenant c'est trop tard et c'est toujours la même histoire, elle s'approche sans oser venir trop près, elle s'fait saluer par les autres et elle dévoile ses dents dans de grands sourires éblouissants.

Elle voudrait avoir du courage et tout lui balancer mais elle peut pas faire ça, elle a trop peur que ça finisse mal ou que Mia s'en foute, chaque fois qu'elle veut ouvrir la bouche elle s'fait envahir par les doutes. Alors elle fait ce qu'elle fait de mieux Lola, elle joue la comédie, des bonjour oui merci, elle s'mouille pas et elle bouillonne d'être si près mais pourtant si loin. Elle a envie de la connaître, lui parler, essayer de nouer – quoi ? Elle sait pas. Un truc, n'importe quoi, à ce stade elle fera pas sa difficile elle a juste envie que Mia sache qui elle est, elle voudrait juste se sentir acceptée et peut-être aimée. Mais on débarque pas dans la vie des gens en remettant tout en cause juste en se présentant, elle a essayé elle a vu que ça n'pouvait pas marcher. Pourtant elle y a cru elle a vraiment pensé qu'elle y était arrivée, elle se voyait déjà compléter son tableau familial pour de bon, elle croyait se trouver une deuxième maison.

Faut croire qu'elle cessera jamais d'être naïve Lola, p't'être même qu'un jour ça la perdra.

Elle s'est bercée de ses illusions elle a cru aux promesses et aux sourires, jusqu'à se rendre compte que même une fois retrouvé il était pas là, pas le temps jamais le temps – finalement il la veut pas. Et si son père n'la veut pas qui la voudra ? P't'être bien qu'elle veut se rassurer en tournant autour de Mia, p't'être qu'elle veut voir tout ce qu'elle n'a pas eu ou juste se donner l'impression d'exister. Parfois elle s'demande si elle veut une sœur et elle sait pas, un jour oui un jour non elle sait plus sur quel pied danser.

Et Mia elle veut quoi ?
Si Mia n'la veut pas elle fait quoi ?
Elle sait pas, elle sait rien Lola.

Mia est là Mia s'est approchée la première et soudain elle a oublié comment faire pour respirer. Elle a l'impression que le silence dure une éternité, les mains moites, le sourire figé. « Hey, Lola. Décidément les matchs ça te plaît hein ? » Le ton n'est pas engageant mais de ce qu'elle a vu, c'est juste comme ça qu'elle parle, qu'elle fonctionne. Elle s'en formalise pas vraiment, préférant se fier à son sourire pour se rassurer. Si elle sourit c'est qu'elle la déteste pas, hein ? Si elle sourit c'est que ça va bien s'passer, pas vrai ?

Inspire, expire, elle a peur de s'effondrer. « OUAIS ! » Y a un peu trop d'enthousiasme dans sa voix c'est pas naturel, ça frôle même le ridicule. Elle se maudit intérieurement en se raclant la gorge, se reprenant rapidement. « J'veux dire, c'est vraiment cool à voir et puis vous avez la classe. » Son sourire se fait plus certain, sa voix posée, assurée. Elle essaie d'afficher une confiance qu'elle n'a pas – pas là maintenant, pas avec Mia. C'est sa chance de faire bonne impression alors elle veut pas tout gâcher, avec un peu d'chance Mia aura même envie de s'en faire une amie. Elle espère. Elle a peur de s'faire détester. « D'ailleurs j'te regardais, et je trouve que tu te débrouilles vachement bien. Enfin j'y connais rien, mais t'as l'air douée. Je crois ? » Elle sent qu'elle s'enfonce et pour faire diversion elle se met à rire, feignant un air détaché alors qu'elle a l'impression qu'elle va se liquéfier. « Bref, tu vois ce que je veux dire. J'peux te piquer un bout de brownie ? » Du bout de l'index, elle désigne le gâteau que Mia a dans la main, continuant de sourire d'un air qu'elle espère amical. « Ça m'empêchera p't'être de continuer à dire n'importe quoi. » Elle aurait bien aimé, mais elle sait que ça marche jamais. Sa langue semble vouée à la faire trébucher.