Y avait le tic tac de l'horloge qui me martelait les tympans. Imperturbable. Immuable. Marquant chaque seconde passée à réfléchir: devais-je ou non provoquer la tempête? Je fixais les grandes baies vitrées d'un regard vide, les sourcils froncés. Il allait bien falloir que je me lance. Alors sans gâcher plus de temps j'empoignais mes clefs et délaissais mon tout nouveau chez moi.
Alors que le paysage à la fois familier et différent de Savannah défilait par le parebrise, j'essayais de visualiser mon objectif. La cible du jour serait loin d'être facile à attraper dans mes filets. Il allait falloir faire preuve d'ingéniosité pour l'acculer et l'empêcher de fuir, mais plus encore pour la forcer à m'écouter, quitte à ce qu'elle m'envoie sur les roses par la suite. Elena. L'essence de la beauté slave avec ses grands yeux bruns et son teint pâle. Elena la fuyarde qui avait suivi mon piètre exemple en tournant le dos à sa famille. C'était pas moi qui pouvait le lui reprocher. Dans mes souvenirs elle apparaissait encore comme une jeune fille fluette sortant de l'adolescence et arborant tour à tour une mine renfrognée ou un air pensif. Elle bâtissait une muraille autour d'elle, diablement efficace quand elle la surplombait d'un regard glacial vous dénudant jusqu'à l'os. Moi j'en avais toujours été fier de cette force incommensurable qui l'habitait. Chez les Popescu les femmes étaient plus résistantes que les hommes. Et moi je connaissais les passages secrets pour parvenir à me glisser jusqu'à elle au sein de sa forteresse. Ma seule crainte était le revers de la médaille que cela impliquait. Ce mur l'isolait aussi certainement qu'il la protégeait. A l'inverse de Anca, Elena avait toujours possédé un côté sombre frôlant l'auto-destruction. Et apparemment cela ne s'était pas arrangé ces dernières années. Tout au plus le dissimulait elle à peine sous une indifférence généralisée. J'espérais simplement arriver à retrouver ce souffle d'âme si particulier en elle.
La berline s'arrêta dans un faible ronronnement. Je détaillais les façades des petits commerçants, défraîchis pour la plupart. Ils étaient déjà là dans mon enfance. L'opticien chez qui ma mère m'avait fait faire mes premières lunettes pour un léger astigmate. Le vendeur de glace et de friandises, certainement le magasin préféré des mômes jusqu'à l'implantation de celui des consoles de jeux. Et puis cette petite librairie dans laquelle j'avais traîné mes guêtres plus souvent que je ne l'aurais cru. A l'époque ils vendaient des vinyles super classes. Elena était postée devant, le nez au vent et les yeux dans le vague. Pouvait on croire. J'étais quasi certain que ses prunelles sombres capturaient chaque détail avec une efficacité redoutable. Comme lorsqu'elle m'exposait patiemment qu'elle ne voulait pas finir ses brocolis parce qu'elle y avait déjà goûté et qu'elle n'aimait de toute façon pas ça. Déroutant lorsque la gamine n'était âgée que de neuf ans. Nerveusement je lissais mon col de chemise, évacuant l'appréhension galopante d'une grande expiration. Il était l'heure d'entrer dans l'arène. Je perchais ensuite mes lunettes de soleil hors de prix sur mon nez et sortais en pleine lumière. L'astre solaire serait peut-être témoin de ma mise à mort... Vingt mètres. Quinze. Puis dix seulement qui me séparaient de cette petite sœur oubliée. J'me demandais bien à quoi pouvait ressembler sa vie actuelle. Pourquoi elle se tenait devant les vitres de cette boutique en particulier. P't'être qu'elle y bossait? Ou que l'urgent besoin de s'évader au travers des caractères imprimés ne se soit fait sentir, plus pressant qu'à l'ordinaire. Elle était très discrète cette rose épineuse. Mon privé n'avait pu seulement me confirmer qu'elle arpentait régulièrement les rues du centre. Cinq mètres. Je remarquais tout juste que sa crinière interminable douces ondulations avait laissé place à un carré sage lui procurant paradoxalement un certain éclat sauvage. Port de tête mis en valeur, lui allongeant encore sa silhouette menue aux courbes assumées de femme. Un mètre cinquante. La ligne d'arrivée à rompre par les premières syllabes claquant dans l'air agité de la matinée. "Bonjour Elena." Le début d'une conversation était toujours très simple. Quelques secondes de terrain neutre, de banales amabilités, où toutes les espérances étaient encore envisageables. Le temps d'une inspiration avant que la réalité ne nous rattrape.
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Sujet: Re: Cataclasm _ (Elena) Lun 17 Avr - 16:44
Devanture de la librairie. Le pouvoir des mots. Non, le pouvoir de deux mots, deux mots insignifiants, deux mots en particulier. Bonjour Elena. Ça pleure dans son cœur, mais pas sur ses paupières. L'instinct que de lever le menton et de toiser les années sur le visage de son grand-frère. Tu peux pas me juger. Je suis toi, tu es moi. Bonjour Elena. Salut, Valerian. Et les rouages de l'horloge tournent, la ramenant quelques minutes, quelques heures en arrière. Quelques heures avant que l'orage approche et que la pluie commence à tomber sur le goudron, odeur de créosote en plein nez. Quelques secondes avant l'impact. Compte jusqu'à dix. Je t'écoute. « Dix balles, pas plus. » qu'elle précise en suivant l'ombre du libraire à travers les étagères. Dix balles, c'est déjà bien trop pour ce qu'elle prévoit d'acheter avec. "Acheter", ugh. Mais non, elle ferait ça bien, dans les règles de l'art. Un bouquin, c'est tout, mais pas n'importe lequel. Le plus con, le plus à l'eau de rose, le plus stéréo-typiquement féminin que la première féministe s'arracherait les cheveux à l'entendre penser une phrase pareil. « J'veux le plus plat possible, s'il y a des histoires de relations extraconjugales, c'est encore mieux. » Y a cinquante pourcents de chance qu'il veuille la tuer après ça, et cinquante pourcents de chance qu'elle se plante sur le chiffre alors qu'ils frôlent plus les soixante-dix, quatre-vingt dans les mauvais jours. Asher. Monsieur canapé, monsieur baignoire, monsieur tout ce qu'elle se permettait d'utiliser chez lui qu'il soit - ou non - là pour en témoigner. C'est du chaud quand elle a froid, de la bouffe quand elle a faim, de la discussion si on peut qualifier leurs gueulantes de ça. C'est un espèce d'accord qu'elle s'amuse à piétiner pour tester les limites, un peu comme une gamine qui continue de foutre ses doigts dans la bougie des repas de famille. Ça brûle. Parfait, elle a toujours été tout flamme. Tout conne, à finir les cartons de lait alors que ça lui flanque une envie de gerber mémorable. Piquer l'ordinateur et abuser des produits douche, c'était moins dangereux - quoique l'historique devait pas être plus joli que ça à regarder. Un bouquin, ça c'était la solution. Au pire du pire elle blâme le coup sur Swann, et elle se planque dans la cuisine en attendant que ça passe. Au pire du pire, elle accepte la couverture horrible que le libraire lui flanque dans les mains. Ça ressemble à un mec à poil, ou peut-être bien que c'est une nana, ou peut-être plutôt que ça fait un moment qu'elle est seule et qu'elle arrive plus à discerner. « C'est ... » Dégueu, écrit avec les pieds, mal photoshopé, interdit à la vente dans certains pays, provocateur d'urticaire, responsable d'accidents cardio-vasculaires, déconseillé aux enfants de moins de vingt kilos et aux femmes enceintes, sous avis d'un professionnel ou de votre pharmacien. « ... parfait. » Elle a les yeux qui brillent d'imaginer planquer ça dans la table de chevet d'Asher. Le pas léger et la honte sévère, elle se presse de balancer le montant dû avant de sortir, sac plastique à la main. Y reste presque une demie-journée avant qu'il quitte le boulot, soit le timing idéal pour achever son plan ridicule. Elle en profite pour faire les cents pas devant la vitrine, étrangère aux titres devant ses yeux. Elle a jamais pris le temps de lire des trucs biens, ou de lire tout court. Pas de perte de temps inutile. « Bonjour Elena » Le pouvoir des mots, le pouvoir d'un prénom. Elle se tourne, hypnotisée par la voix. « Salut, Valerian. » Talons plantés dans le sol, prêts à taper un sprint ou à lui marcher dessus. Elle est pas encore décidée sur le sort qu'elle lui réserve. Elle est surprise, il a réussi son coup. Mais surtout, elle appréhende l'altercation à sa façon. Griffes sorties, sourire tranchant. S'ouvrir, c'est prendre le risque de se voir fermer la porte en plein dans les dents. Alors elle prend bien soin de condamner toutes les issues à double tour. « Il te fallait un truc ? J'ai pas grand chose à donner. »
Il y eut son regard s'écarquillant imperceptiblement alors qu'elle relevait la tête vers moi, puis qui se planta dans le mien sans hésitation. Défi muet qui me fit retrousser les lèvres. Je retombais des années en arrière quand je devais taper des bornes et des bornes pour retrouver ce petit chat de gouttière en vadrouille qu'était ma sœur. Souvent dans des coins isolés, difficiles d'accès, fuyant le bruit et la foule. Elena était une brume acide disparaissant à sa guise. Elle me salua d'une voix gracieuse mais directe, exemptée du moindre vacillement sous l'effet de la surprise. Et attaqua. "Cinq minutes de ton temps suffiront. Enfin, si t'es pas devenue trop radine pour ça." Ça se présentait pas si mal. Pas de hurlement, ou pire de dédain, tout au plus un vague soupçon de reproche. On était fait du même bois tous les deux mais la partie promettait encore des surprises que je n'étais pas sûr d'apprécier. J'me sentais mal à l'aise d'être planté là comme un idiot sur ce putain de bout de trottoir. Quelque part j'aurais presque préféré les cris et les insultes plutôt que de rester dans l'incertitude. Obtenir un semblant de logique dans sa réaction. Mais l'esprit d'Elena était un véritable labyrinthe, éprouvant à démêler. La patience pour dérouler son fil d'Ariane et en arriver au cœur était absolument indispensable. "Je vois que l'effet de surprise n'est pas de mise." continuais-je avec un demi sourire. "Dommage ça a toujours été un défi personnel d'y parvenir avec toi." Le grand jeu quand on était môme et que Lucian était au boulot ou trop occupé à noyer son peu d'humanité dans des fonds de verres de mauvais alcool. J'essayais de trouver l'endroit ou le moment le plus insolite pour la surprendre et lui filer la frousse. J'y étais jamais arrivé. Peu importait que ce soit au réveil, dans la nuit ou en rentrant de cours. Elena ne cillait pas. Aucun sursaut, aucun hurlement ne venait annoncer ma victoire. Aujourd’hui, après plus de dix ans d'absence j'aurais cru, ou voulu, éveiller chez elle une quelconque réponse. Égoïste que j'étais. Au moins je la retrouvais telle que je l'avais laissé: imperturbable. L'atmosphère nous entourant était étrange. A quelques pas de nous les gens poursuivaient leur existence, peu concernés par le séisme puissance neuf sur l'échelle de Richter qui venait de frapper nos existences. J'étais l'ombre du passé, malédiction enivrante tatouée au fer rouge dans leur corps. Semblable avec quelques nuances. Plus de cheveux mi-longs aux mèches rebelles tournant les yeux. Exit le camaïeu de bleu sur la peau pâle. Le costume taillé à la perfection avait pris la place des vêtements informes et déchirés. Je voulais croire à une meilleure version de moi-même. Bien. Mal. Culpabilité. Innocence. Depuis mon retour les pôles antagonistes bien distincts dans mon esprit apparaissaient déformés, flous. Mon départ, d'un héroïsme déchirant, pensais-je sur le moment, s'était peu à peu mué en trahison assumée. Mes frères et sœurs, homonymes dont je connaissais chaque qualité et travers étaient devenus des étrangers distants et peu enclins à m'accueillir à nouveau dans leur vie. C'était d'une tristesse affligeante. Et banale. 'Fin pas quand on était le principal intéressé. "Alors? Quoi de neuf pour ma frangine préférée?" Ironique et cynique. C'était comme ça que je communiquais le mieux en cas de gêne. C'était comme ça que j'avais appris. Et qu'elle l'avait aussi fait. Je reconnaissais certaines de mes mimiques chez elle, comme ce tic avec le pouce et le majeur s'effleurant alors que la réalité de ma présence s'imposait à elle. Ou c'était moi qui cherchait trop une ressemblance laquelle me raccrocher. Un truc qui prouvait qu'on était toujours de la même famille. Retrouver le fantôme de la fillettes aux yeux trop grands pour son visage et trop sérieux pour son âge. Elena t'avais pas disparue, hein? Tu t'étais quand même pas mangé trop de coups pour avoir renoncé et être tombée dans ce dégoût dévorant de toi-même? Alors j'guettais le signe, ce tapotement de bec contre la coquille du poussin prisonnier. S'il le fallait j'irais au marteau l'en extraire. Parce que la tâche d'aîné c'était ça: porter un poids parfois bien trop lourd sans avoir le choix. Les cellules hurlaient trop fort pour nier les liens du sang. "Et au passage..." embrayais-je tout en retirant mes lunettes de soleil."J'suis content de te voir." On sautait dans le vide au mépris de la peur. Je tendais ma joue au mépris de la douleur. Offrais mon cœur au mépris de la raison.
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Sujet: Re: Cataclasm _ (Elena) Lun 8 Mai - 16:06
J'ai pas grand chose à donner. Juste des regards, des regards qui se méfient, des regards qui disent tu m'as manqué. Y a une confiance sincère qu'elle assume pas envers son grand-frère. Valerian peut comprendre, Valerian est comme elle. Les deux fugitifs de la famille. Les deux qu'ont sauté. Elle se demande si c’est seulement pour faire plaisir aux statistiques, s'il est retombé sur ses pieds et elle sur sa gueule. Ou s'il y a autre chose de plus profond à analyser dans tout ça. T'es chanceux, tu l'as poussée, t'es vraiment bien tombé ou c'est son cadavre qu'a amorti ta chute ? Cadavre ouais, tu portes un costume. Un putain de costume. Et t'as même pas les manches qui plongent plus loin que tes poignets. C'est taillé ? C'est ajusté ? T'as payé combien, Val. T'as payé combien pour avoir le culot de te pointer en costard pour te pavaner. « Alors ? » la voix est impatiente, et la moue grotesque. Elle a plus vingt-huit ans, faut en retirer dix. Retire, encore un peu, et elle est dans l'escalier. Le cul sur la marche du haut, les jambes repliées sur celle d'en-dessous. Pas de costard, mais pour le coup, elle voit quand même tes mains. T'es dissipé, tu retiens pas les leçons. Tu lui feras pas peur, resaute une marche à pieds joints, je te jure, elle bougera pas. Elle cillera pas en t'entendant soupirer. Pas cette fois, Valerian. Pas celle d'après, ni celle d'après, ni celle d'après … « Cinq minutes de ton temps suffiront. Enfin, si t'es pas devenue trop radine pour ça. » Elle s'esclaffe. On s'en fout des gens que ça fait retourner, ils y connaissent rien. C'est étrangement posé pour l'instant, l'air vibre pas encore. Sous ses doigts, c'est relativement calme. Elle a de quoi occuper ses doigts – la poignée du sac part tranquillement en lambeau. Elle observe comment ça part au vent avant de penser une réponse. « T'en fringué comme un homme d'affaires, c'est politiquement correct pour toi te parler de fric ? » Elle vient d'acheter un bouquin dégueulasse pour faire chier son colocataire qu'est techniquement pas son colocataire avec des sous qui sont techniquement pas ses sous. Et tu veux parler de fric. Cinq minutes, pas plus. Elle enclenche le chronomètre et regarde la trotteuse partir à point. Quatre minute et cinquante-cinq secondes. « Je vois que l'effet de surprise n'est pas de mise. » Quarante-neuf. « Dommage ça a toujours été un défi personnel d'y parvenir avec toi. » et quarante-six. Elle est radine, et il sourit. On se croirait presque à la maison, plus forcément dans l'escalier. Dans les couloirs, et les angles qu'il arrive pas à s'approprier. Elle le voit toujours venir, y a une partie de sa tête qui pense comme sa tête à lui. C'est relié, d'une manière ou d'une autre. Un peu moins avec le temps, même la magie s'épuise à terme. Ils s'épuisent, il l'épuise, avec sa carrure bien tenue et sa veste bien carrée et sa tête bien calculée. Il prend soin de marcher où il faut. Faudrait pas faire exploser un quiproquos. Trente-sept. Valerian, oh Valerian, t'as rien retenu. Dans sa tête comme dans la tienne, elle sait à quoi s'attendre. Elle sursautera pas. « Alors ? Quoi de neuf pour ma frangine préférée ? » De la mauvaise littérature et les fantômes du passé. Nouveau programme sur Netflix. Palpitant. Elle suppose, elle sait pas comment ça marche, Netflix. Elle a pas de téléphone, faut pas trop lui en demander. Non, elle est pas conne. Elle aime juste pas le principe du téléphone. Pas besoin du dernier modèle en vogue pour venir l'emmerder. Y a d'autres moyens, plus vieux-jeu. Comme … Elle sait pas, comme se pointer devant cette librairie et la planter de là à coups de questions qui s’enchaînent pas. Là, c'est un bon exemple. Merci Valerian. « Oh, tu sais, l'habituel. J'ai des costumes taillés aussi. Ça vient de "troisième jour avec le même pantalon", tu connais ? » Elle tire le tissu au niveau de ses hanches, puis elle fait une révérence. Bien lente, bien gauche. « Et au passage... » Faut qu'elle se relève ? Faut sûrement qu'elle se relève. « J'suis content de te voir. » Et il retire ses lunettes de soleil dans un geste souple, ouais souple, ils ont même calculé la place nécessaire pour manœuvrer. Qui êtes-vous, et qu'avez-vous fait de mon frère. « Deux minutes soixante-et-une, on croirait pas comme ça, le temps ... » elle dessine dans l'air le cadran de la montre qu'elle a pas. « J'déconne. Paie moi un café, j'sais pas, les gens normaux ils font quoi. T'es devenu expert, on dirait. » Elle profite que son épaule rencontre la sienne pour récupérer ses lunettes. Sympa. Presque, on verrait pas le contraste quand c'est elle qui les porte. Il se retourne pas tout de suite une fois qu'elle l'a dépassé. Ça la fait taper du pied. « Tu viens ? »
Son humour était devenu plus incisif avec les années, encore plus grinçant que le mien ce qui m'arracha un sourire plus large, au bord du rire véritable. L'insolence personnifiée se fendit même d'une grossière révérence qui ne parvint pourtant pas à dissimuler ce substitut de grâce qui l'accompagnait. "Ah oui, cette fameuse marque mondialement connue par 80% de la population? C'était ma préférée y a pas si longtemps." Je retenais mon souffle en l'entendant égrener les minutes avant d'expirer discrètement de soulagement. Mon cerveau peinait à traiter les informations et refusait l'agréable évidence: on allait prendre un café. Comme des gens normaux. Ouais enfin c'était pas non plus parce que j'étais sapé comme un prince que j'en étais un. J'étais riche, c'était un fait, et j'avais une mentalité de leader. Mais réussir des études et devenir prospère n'avait au final été qu'un excellent moyen de brandir un doigt d'honneur gigantesque à la face de Lucian. Cet homme arriéré, peu cultivé, qui préférait perpétrer le cycle de misère dans lequel lui-même avait grandi. C'était typiquement le genre de personne à vous entraîner avec lui s'il coulait, et Dieu seul savait depuis quand il avait pointé sa sale tronche en surface. "Ça va princesse, j'arrive. J'ai plus l'habitude de marcher, normalement c'est litière avec porteur pour le seigneur." Je lui cédais volontiers mes lunettes: elles lui allaient mieux qu'à moi de toute façon. J'avais l'impression d'être devant le film rêvé pour nos retrouvailles. Où étaient l'hystérie et l'ignorance glaciale? J'm'y étais tellement préparé que sa nonchalance me déboussolait un peu. En dépit de mon nouveau train de vie la normalité était pas devenue mon truc. Pas plus qu'Elena n'était devenue épanouie en ayant grandi. Mon ADN était programmé pour merder la plupart du temps et pour jouer avec les limites de n'importe quoi ou qui passait à ma portée. Jusqu'où on pouvait aller avant de tout détruire irrémédiablement comme un masochiste d'apprenti sorcier. Je laissais ma cadette m'entraîner à sa convenance. Marcher côte à côte comme dans notre jeunesse me donnait l'agréable sentiment d'être un type particulièrement chanceux. Même la serveuse mal aimable qui nous installa ne m'agaça pas de façon immédiate. "Bon en dehors de ta nouvelle coupe, elle te va à ravir d'ailleurs,..." et elle me faisait penser à une esquisse de Lavinia. Mais à l'image d'une femme forte et déterminée, pas comme la dernière vision d'un être humain enchaîné qui luttai pour garder son intégrité. Évidemment je me risquais pas à lui en faire part: j'avais pas envie qu'elle m'en colle une. "C'est quoi les dernières nouvelles pour toi? Tu crèches où?" Mon langage fleuri reprenait ses droits dans ce souffle de souvenir. Vous savier ce qu'on disait à propos des mauvaises habitudes... La serveuse passa pour la troisième fois devant nous en nous ignorant ostensiblement avec une légère grimace de dégoût, faisant ressortir le désagréable ostracisme qui frappait depuis toujours (me semblait-il) les appartenants au clan Popescu. On l'avait tous subi à un moment ou un autre. A cause des vêtements dépassés qu'on nous refourguait, de notre nom de famille toujours écorché, et des différents scandales qui entachaient notre réputation. Ça avait été un poids à traîner pendant longtemps, jusqu'à ce que je décide qu'au lieu de me marginaliser cette marque de fabrique peu glorieuse ne devienne un atout. Les filles se mariaient avec les mecs de bonnes familles mais craquaient littéralement pour les mauvais garçons. Les mecs réfléchissaient à deux fois avant de provoquer un Popescu: on avait le sang chaud et les phalanges calleuses. Bref, tous ces vices je les avais saisi à bras le corps pour m'en confectionner une armure bien rodée. Et ceux qui voulaient continuer à m'ignorer? J'me faisais un plaisir de les pousser dans leurs retranchements. "J'vais aller détendre cette conne, j'en ai pour trente secondes." lançais par dessus la table avec un large sourire. Je me levais pour emboîter le pas à l'objet de mon courroux qui récupérait une commande auprès de son manager. Une dernière vérification de ma montre de luxe bien en vue au poignet et je me lançais dans mon numéro parfaitement exécuté de client exaspéré et odieux. "Excusez-moi!" si cette idiote ne percuta pas toute de suite, le regard de son supérieur ,lui, m'accrocha immédiatement en ayant au passage ricoché sur le cadran siglé. "Vous faites exprès de passer devant nous depuis quinze minutes ou c'est simplement pour nous faire comprendre que le café est meilleur ailleurs?" Elle releva vers moi des yeux alarmés par le ton glacial qui se déversait sur elle. En lâchant un soupir digne d'être oscarisé, je claquais un billet de cinquante dollars sur le comptoir sortant tout droit d'un porte-feuille craquant de ses semblables. "Désolé, je n'ai pas plus petit." Quelques secondes plus tard je revenais avec deux cappuccinos gracieusement offerts par la maison tandis que l'employée désagréable du mois filait en "petit rendez-vous" avec son patron. A sa gueule il allait pas être tendre. C'était pas faute d'avoir prévenu en même temps: dorénavant c'était les Popescu qui vous regarderaient de haut.
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Sujet: Re: Cataclasm _ (Elena) Lun 5 Juin - 17:04
Elle s'impatiente. Et elle ne saurait pas dire pourquoi, des fois le temps part trop vite, et des fois le temps ne revient pas. Ils sont bloqués au milieu de tout ça, frère et sœur, étrangers, famille, connaissances de loin. Elle le regarde à travers les verres fumés des lunettes, et elle ne le reconnaît pas. Elle cligne des yeux deux fois, et ça repart enfin. Valerian, plus Valerian, Valerian, mais t'es qui, toi. Et elle ne saurait pas dire pourquoi, des fois elle aimerait qu'il lui livre son secret, et des fois elle préférerait qu'il ne dise rien. « Ça va princesse, j'arrive. J'ai plus l'habitude de marcher, normalement c'est litière avec porteur pour le seigneur. » La princesse, ouais, c'est elle. Princesse des grandes misères. C'est pas simple à acquérir, comme titre, faut le mériter. Heureusement, princesse a de la chance. Princesse a la royauté dans le sang, le droit divin depuis le berceau. Princesse peut exploser un millier de bonheur dans son sommeil. Prosternez vous. « Excusez-moi, monsieur » qu'elle rétorque avec cette voix de pimbêche propre à tout ceux qui se pensent au haut sommet de la société. Elle comprend pas. Si elle avait le fric, elle parlerait jamais comme ça. Ou alors elle se ferait opérer des cordes vocales pour se passer l'envie de se tirer une balle dans le fond de la gorge. Ou encore mieux, elle paierait pour plus qu'on ne la dévisage comme la serveuse le fait devant eux, sans-gêne. Y a tout qui tranche. C'est la clocharde et le beau, elle a compris. Vive le monde à l'envers ; et allez toutes vous faire foutre, les serveuses de café. Elle tire la chaise et s’assoit, prétend de s'intéresser à la carte des boissons. Ça coûte autant que ça, un putain extra de chantilly ? Mais quel monde de merde. « Bon en dehors de ta nouvelle coupe, elle te va à ravir d'ailleurs,... » Main dans les cheveux, elle tire doucement sur une des mèches brunes. Ça change, c'est court. C'est moins Iulia, mais un peu plus Anca. Elle aime bien, sauf que ça repousse déjà trop vite à son goût. Même les cheveux veulent pas la laisser tranquille. T'es la digne fille de ta mère, oublie pas. T'auras beau te barrer à l'autre bout de la planète, tu pourras jamais effacer ça. Elle commente platement. « J'avais besoin de changement. » C'est moins radical qu'un abandon, certes. Mais une coupe de cheveux aurait pas suffit à la sauver, y a dix ans de ça. Au moins dans le miroir, maintenant, il lui faut une seconde pour se reconnaître. C'est bon de se perdre. Elle aime quand c'est pas elle qui fixe dans l'autre sens. Elle préfère l'inconnue et son carré à la familière et sa cascade ébène. « C'est quoi les dernières nouvelles pour toi? Tu crèches où? » Sur un canapé. Avant c'était dans un une pièce minable en soubassement, mais l'ouragan a tout gâché. Puis avant c'était un autre canapé, avec encore plus de trous dedans. Y a bien eu un trottoir, à un moment donné, et le tabouret d'un bar, et le réconfort du Troisième Œil, et le dégoût d'autres bras. « Rien de palpitant. J'me débrouille. » C'est un parasite, elle bouffe dans le frigo d'Asher sans jamais rien payer. Elle taxe l'eau chaude sans jamais rien laisser. Puis quand elle a encore la dalle, elle grignote un peu de sa patience. « T'as plus de trucs à raconter, non ? J'veux dire … », elle pointe le costard du doigt, « T'as gagné à la loterie ? T'as braqué une banque ? Attends, ne dis rien, j'vais trouver. » Il s'est sûrement juste bougé le cul pour pas finir comme elle, c'est moins facile à vocaliser que les conneries. Ça y est, elle est jalouse. Et les jointures blanchissent subitement, elle ne remarque pas à quel point elle sert le menu plastifié dans sa main. Elle capte juste que c'est pas la seule sur les nerfs, parce que Valerian se lève soudainement. Elle relâche la pression. « T'en as déjà marre de moi ? » J'en ai déjà marre de moi, regarde, frérot, on a un point commun. « J'vais aller détendre cette conne, j'en ai pour trente secondes. » Ah. Cette conne. La conne qui gravite autour de leur table comme un satellite qu'est pas trop certain de vouloir se taper une collision. Impact avec un Popescu dans trois, deux, un … « Excusez-moi! » Coudes enfoncés dans la table, elle se penche et tend l'oreille pour ne rien louper de l'altercation. Pas une seule miette, pas une seule expression déconfite. « Vous faites exprès de passer devant nous depuis quinze minutes ou c'est simplement pour nous faire comprendre que le café est meilleur ailleurs? » Il claque ce qu'elle pense être un billet sur le comptoir ; de sa distance, elle arrive pas à savoir combien exactement. Tout ce qu'elle comprend, c'est que ça dépasse sûrement les 20 dollars, et que Valerian revient avec deux tasses brûlantes. « Conne 0 – Popescu 1 ? » qu'elle s’enquiert en acceptant le cappuccino. Elle flash un sourire radieux par-dessus les lunettes de soleil, dingue, comment par moments, elle sait faire autre chose que la gueule. Seulement par moments, faut pas y prendre goût. « C'est ça ton taf ? Faire peur aux connes ? Parce que j'peux aider, tu sais, je suis bonne à ça. On s'associe quand tu veux. » Elle prend une gorgée de la boisson, repose la tasse un peu trop brusquement. C'est crevant de pas sauter à la gorge de quelqu'un, elle a oublié entres deux interactions.