«  Tu vas PARLER ? »

Le poing s'écrase contre l'os, tu sens ta mâchoire qui craque. Les os brisés, le liquide chaud qui se répand entre les lèvres. Pas un mot, les yeux clos. Pas un mot, lèvres scellées. Tu comprends que tu t'es fait trahir, mais tu sais qu'elle a bien fait de fuir. Tu restes là sans bouger, tu penses à l'échappatoire qui aurait pu être si belle, qui aurait pu t'emmener toi aussi, partout ailleurs, partout sauf ici. Tu repenses à ta décision (ça fait presque un an), tu repenses à ta naïveté (tu n'étais qu'un enfant), à ton désir de rébellion. T'as claqué la porte de chez toi, parce qu'à quoi bon. T'as laissé tomber Maman, qui se détruisait assez sans toi, avec ses cachets et ses bouteilles et les coups des gars aux visages flous qui essayaient de lever la main sur toi aussi. T'as tiré un trait sur la ville-brouillard pour plonger dans les yeux de l'homme-sauveur, l'homme qui t'a tendu la main et promis un ciel d'éternité, pour te jeter dans la gueule du loup, pour te vendre. Au début, tu te pensais chanceux, même, tu ne voulais pas les quitter. C'était une vie brûlée par les deux bouts, avec ton corps pliant sous le sien, plus grand et plus fort, avec les braquages qui faisaient battre ton cœur, avec les tapes dans le dos, les « tu nous seras très utile », gamin. Tu te sentais utile, aimé et choyé, mascotte et prince, nouveau et mature, tu avais ta place avec eux, derrière une moto froissant l'asphalte, tentant d'échapper à une bagnole de flics, se planquant dans des appartements miteux. Tu leur avais donné ta vie sans le savoir, mais tu ne voulais pas la reprendre.

« Parle, Kiddo. »

Lui, il fume dans un coin, celui qui t'a vendu, celui qui t'a déchu. Tu ne parles pas, tu craches même dans sa direction et le coup part, il y a dans ta tête comme une alarme, ça sonne, ta tête te tourne et tu laisses échapper un râle. Merde, tu te pensais pas si résistant. Pourtant, dans ta vie y'a eu que de la merde grattée pour révéler un bitume malpropre. Mais t'étais un prince sur leur bitume à eux, entre les sales coups et les rires gras. Mais t'as fini par comprendre, ouvrir les yeux que le gamin paumé s'obstinait à fermer, quand t'encaissais les coups de poings ou de bassin, quand on te jetait en pâture pour distraire les flics, quand on se servait de toi comme une poupée de chiffon, t'as fini par comprendre que tu devais partir, c'est pour ça que t'as volé cette thune pour la donner à Lola et en garder un peu pour toi, c'est pour ça que t'as couru le plus loin possible avec la peur qu'on te retrouve, que t'as failli fuir loin avec ce type au nom de chiffre, c'est pour ça que maintenant que t'es retombé entre leurs griffes, tu ne dis rien.
Parce que tu sais que t'as fait le bon choix.

« Allez... Tous... Vous faire foutre. »

Et tu revois tout d'un coup, ta mère sur le banc de l'église avec les yeux flous les buildings de Seattle le sang d'Elliot sur tes mains et sa fuite et l'abandon et le vide et les bassins qui défilent le regard inquiet de Robin et les cris entre les murs de la maison puis la fugue l'adrénaline la cagoule sur ta tête le corps souillé trop de fois la sensation du flingue entre tes doigts la peur la mort les cris animaux et les rires, tu revois tout tu regrettes tout, une larme roule sur ta joue tu sens le cœur qui te lâche quand le canon du flingue se retrouve braqué contre ta tempe, tu sens que tu pars quand la balle transperce ton crâne,
et puis
tout est noir
il n'y a que des ombres
il n'y a plus rien.

Tu te réveilles en sursaut et tes draps sont trempés de sueur et de larmes, le cœur qui bat à mille et la migraine comme un poignard dans le crâne. Tes mains tremblent et tu te recroquevilles genoux contre la poitrine, respire, respire, c'est fini, c'est qu'un souvenir, RESPIRE. La moiteur des draps entre tes doigts te ramènent à la réalité et tu regardes la lune percer à travers les volets, quand tu ouvres la fenêtre pour respirer à poumons ouverts. T'oses pas regarder l'astre en face, pas encore, si tu es réveillé, si tu n'es plus dans le cauchemar. Tu te pinces, c'est fini.
Les flashs dans ta tête te ramènent souvent à cette période, sur la route avec tes bourreaux-sauveurs, souvent tu oublies, parce que le plomb incrusté dans ta cervelle te fait souvent des nuages noirs dans la mémoire, souvent ça revient, au détour d'une rêverie ou dans ton sommeil, ça te ramène à avant Savannah, avant les années d'errance de foyer en squatt et de squatt en foyer, avant que tu te ressaisisses et que tu te mettes à bosser. Ça te ramène à avant la fascination des cellules, avant la musique et les cœurs qui battent au rythme des basses, avant que tu sortes la tête de l'eau, alors quand tu te réveilles tu es à nouveau en pleine noyade. Tu fermes les yeux. Ça va maintenant. Ça va maintenant.
Je m'en suis sorti,
je suis vivant.
Tu prends une grande inspiration,
tu es vivant.
Toi qui ne pensais pas le rester bien longtemps.