Y a du monde. Trop de monde. Beaucoup trop. Trop de gens qu’elle ne connait pas, des visages inconnus, trop flous, fantômes. Elle sait pas pourquoi elle est là, sur le sable, au milieu de la foule. Elle sait pas Anca. L’invitation était une blague. C’était toujours une blague avec elle. Y avait jamais rien de sérieux, juste des moqueries, encore et encore. Popescu trou du cul on raille sa famille, on se fout de sa gueule à elle, à eux. Pourtant Anca avait craqué. Juste pour une fois, rien qu’une fois. Elle avait profité que son père soit de combat ce soir pour se faufiler en douce hors de la maison. Tereza et Madalina trop endormies pour voir quoi que ce soit, elle s’était glissé hors de la chambre jusqu’à la porte d’entrée, refermant cette dernière sans faire le moindre bruit. Y a son cœur qu’avait battu pendant tout le trajet sur le vélo piqué à Sidney. Fort, tellement fort. Et ce sourire plaqué sur ses lèvres, l’adrénaline qu’avait coulé dans ses veines. C’était la première fois qu’elle faisait le mur, première fois qu’elle bravait les interdits trop rigoureux de son paternel. Dans sa tête c’est comme une évidence, que si elle arrive à s’incruster à cette soirée, les gens finiront par l’aimer, qu’elle aura des amis comme tout le monde, moins de bleus sur les genoux à compter le soir. Y aura plus d’insultes, plus de brimades, juste des rires et de la rigolade. Peut-être qu’elle pourra de nouveau parler à Sidney, elle s’en veut encore de la façon dont elle l’a envoyer boulé y a quelques semaines. Il avait rien fait pourtant. C’était juste elle, son aura toxique, sa présence poison. Elle avait pas supporté de le voir prendre sa défense, d’essayer de la protéger pour juste se faire tabasser. Sidney c’était un bon garçon, il méritait pas ça putain. Non. Il méritait pas ça. Alors elle l’avait rejeté, elle avait tout cassé, ce lien qui s’était formé au fil des années, pour le protéger. Elle avait perdu son unique amie et aujourd’hui elle le regrettait amèrement.
Elle arrive sur la plage, le sable qui crisse sous les roues du vélo et Anca qui descend de la selle pour le cacher dans un coin. Elle remet en place quelques mèches folles dans sa tresse, défroisse sa robe du mieux qu’elle peut. C’est une robe piqué dans les affaires de Iulia, plus vraiment à la mode, un peu trop vieille, trop longue, trop dépassée. Mais c’est une robe quand même, dos nu et jupe qui tourbillonne à chaque fois qu’elle tourne. Avec cette robe elle se sent invincible, comme si sa sœur n’était plus en prison mais à côté d’elle, pour la pousser dans le dos, pour l’encourager. Courage Anca, tu peux le faire, tu vas le faire, j’ai confiance en toi. Ah si seulement. Elle inspire un grand coup avant de se décider à avancer vers le groupe de jeunes installés un peu plus loin.
Ya du monde. Trop de monde. Partout, tout le temps. Des gens qui la regardent, qui la dévisagent, et elle se sent de trop, évidemment. Sous ses pieds y a le sable qui s’infiltre, alors elle se baisse pour retirer ses sandales, les prends à la main et regarde autour d’elle. Ils sont peut être une centaine, pas uniquement du lycée, mais surtout, des visages qu’elle voit passer tous les jours, des têtes qui restent gravées dans sa mémoire. Ah j’ai cours de chimie avec elle – tient lui il joue dans l’équipe de volley – ils sont encore ensemble ces deux là ? des mots, toujours des mots, des questions, des remarques, qui tournent en boucle dans sa tête. Ses yeux qui se perdent dans la foule, dans le vague, sur ces corps qui dansent, qui s ‘entrechoquent sur une musique balancée à plein volume. On la bouscule un peu partout, des coups de coudes, coups de hanches, coups d’épaules et sans vraiment comprendre comment elle se retrouve au niveau des futs de bières. Quelqu’un lui tend un verre, elle à pas le temps de refuser que déjà y a plus personne ? Juste elle et ce gobelet trop rouge, qui sent un peu trop fort. Un peu dépitée Anca continue de s’écarter pour finir par s’asseoir sur un tronc posé sur le sable. Elle dépose ses sandales au sol et contemple son gobelet. Elle pourrait presque voir son reflet dedans si y avait pas autant de mousse et ça la fait rigoler, un peu. Elle doit passer pour une folle. Tant pis, elle aura essayé. Lentement elle redresse la tête observe le ciel qui commence à se couvrir d’étoiles, lentement mais surement. Elle avait toujours aimé les soirs d’été, sur la plage à rêver. Comme si tout d’un coup elle se retrouvait propulsée dans un autre univers. Un monde où tout va bien, où tout est bien.
Comme par réflexe elle porte son verre à ses lèvres, avale un peu du liquide ambré avant de grimacer. Décidément l’alcool c’est pas pour elle. Pourtant elle se force à continuer, à boire encore un peu, se disant que peut être comme ça les choses se dérouleront différemment, que si elle fait comme tout le monde, elle deviendra effectivement tout le monde ? Qui sait. Son ventre se réchauffe un peu plus à chaque gorgée et Anca commence à se détendre un peu. Elle s’amuse à enfoncer ses pieds dans le sable, à voir les grains couler entre ses orteils, jeux d’enfants mais au fond c’est ce qu’elle est. Une gamine paumée dans un monde de grands. Elle voudrait savoir quoi faire, avoir le charisme de Seven ou la popularité de Ioan, qu’on la regarde, qu’on l’aime, qu’elle brille. Sauf que non. Tant pis ça sera pour une autre fois.
Le verre vidé elle le pose à ses pieds et finit par se laisser tomber dans le sable. Graduellement Anca finit par s’allonger sans vraiment se soucier de ce que pourront dire les gens. Si elle est isolée, autant profiter de la soirée, du ciel, de la liberté qui lui est accordée juste pour quelques heures. Elle se sent comme Cendrillon, mais sans prince pour la faire danser. Tant pis, c’est dépassé de toute façon, les princes et leurs chevaux blancs. Alors elle se laisse doucement aller, les yeux dérivant dans le ciel elle se sent enfin apaisée, pour la première fois depuis longtemps.

Tu devrais pas rester là toute seule… tu pourrais attirer l’attention de mecs lourds qui veulent te draguer sans vergogne. Elle sursauta et se redressa d’un bond, secouant ses cheveux pour faire tomber le sable. Elle ne s’attendait pas à ce que quelqu’un arrive. Ni que quelqu’un vienne lui parler tout simplement. Ou même qu’elle puisse attirer l’attention de quelqu’un, mec lourd ou non. Anca redressa la tête pour observer son interlocuteur. Oh. Oui oh. Elle s’écarta un peu plus, comme par réflexe, parce que le gars qui venait de s’asseoir à côté d’elle c’était pas n’importe qui. Caleb. Ou monsieur populaire. Le genre de cas qu’elle n’aurait jamais pensé approcher un jour. Alors être assise à côté de lui. Respire Anca, respire, ça va aller. Crois moi, y’en a des tas dans l’coin, et une jolie fille comme toi va les rendre dingues ! Un rire gêné lui échappe et elle porte bien vite la main à sa bouche. « Moi ? Non. Je pense que tu fais erreur avec une des filles là bas » celles en mini jupes ou robes bien trop moulantes, celle qui brillent de milles feus sous la lune, celles qu’il devrait aller draguer au lieu de perdre son temps avec elle. Lentement elle se reconcentre sur son verre, car c’est bien plus simple de fixer le plastique rouge que les deux iris bleues qui la fixent. Elle a l’impression qu’elle pourrait s’y noyer et c’est mauvais. Très mauvais. Elle savait pas Anca, comment faire avec les gars au sourire solaire comme lui. Les gars de la haute, les vrais. Anca elle, elle connaissait que les mauvais garçons, ceux qui trainaient dans son quartier, ses frères, Sidney ou bien Jack et  Nash. Pas des gars comme Caleb au rire qui vaudra des milliers dans quelques années. Elle se sent soudain ridicule avec sa robe seconde main et son maquillage qui s’efface déjà. Pourtant il est bien là, à côté d’elle et il n’a pas l’air de bouger. Je m’appelle Caleb West. Et toi c’est comment ? Nouveau rire, elle porte son verre à ses lèvres pour noyer sa gêne avant de se retourner vers lui à nouveau. « Je sais que tu t’appelles Caleb. » Elle dit ça d’une toute petite voix, de nouveau happée par ses yeux avant de secouer la tête. « Enfin je veux dire tout le monde sait qui tu es ici » Caleb West. Contre Anca Popescu gamine paumée dans une soirée où elle n’aurait jamais dû aller. « Anca, je m’appelle Anca »  et plus elle parle et plus sa voix s’étiole, le rouge lui monte définitivement aux joues et elle baisse la tête, laissant ses cheveux faire un rideau entre le jeune homme et elle. Dans sa tête elle entend son père qui parle, encore et encore, qui lui dit de pas approcher les garçons, de même pas les regarder, de juste rester à la maison. Il dirait quoi son père s’il la voyait là comme ça, verre de bière à la main, rouge aux lèvres et aux joues. Il lui dirait qu’elle suit le chemin de Iulia, sa sœur, qu’en trainant avec les garçons comme Caleb elle finirait enceinte 17 ans, tuerait son mari à 20 et apporterait une nouvelle fois le déshonneur sur sa famille.
Mais Anca n’était pas comme ça. Anca c’était la voix de la raison de la famille, c’était la sérieuse, celle qui aurait un avenir. Anca c’était la fierté de sa mère, sa copie conforme aussi. Silencieuse, discrète, serviable. Trop. Anca qui ne devrait pas être là, Anca qui sent l’angoisse monter. Pourtant y a quelque chose qui l’empêche de bouger, peut être la sensation d’enfin établir le contact avec quelqu’un du lycée, la solution vers l’acceptation. Si Caleb devenait son ami, beaucoup de gens voudrait d’elle pas vrai ? Et elle cesserait d’être Anca, la foutue paria du lycée, à se faire bousculer dans les couloirs, insulter ou marcher sur les pieds. Alors elle inspire un bon gout finit son verre et se retourne de nouveau vers le jeune homme. « Tu sais si tu restes la tu vas pas profiter de la soirée. »  Lentement elle ramène ses genoux contre sa poitrine et lui adresse un sourire amusé. « Enfin ici aussi on profite, au final, c’est juste une autre vue, une autre vision, plus calme. » Loin de l’alcool, des cigarettes, des corps qui se cherchent. Y a moins toute cette frénésie qui s’empare les jeunes qui leur fait tourner la tête et le cœur. Elle se sent pas d’aller au milieu de cette foule Anca, de toute façon elle sait qu’elle s’y ferait juste lyncher. « J’ai reçu une invitation tu sais. Je viens pas squatter comme ça… »  Elle bafouille, cherche à se justifier sur sa présence, elle a peur qu’il la compare à un parasite, qu’il pense qu’elle vient foutre la merde comme ses frères et ses sœurs avant. Enfin, peut être qu’il sait pas. Faites qu’il ne sache pas. Qu’il la voit comme une jeune fille trop timide pour se mêler à la foule. Tout serait tellement plus simple comme ça….

Je les connais déjà ces filles là. Mais toi j’te connais pas. C’est une excellente raison d'être ici tu crois pas ? Son cœur manque un battement. Parce qu’il dit qu’il veut la connaitre elle, plutôt que toutes les autres là-bas. C’est la première fois. Première fois que quelqu’un s’intéresse à elle comme ça. Elle avait toujours cru être invisible aux yeux des autres, brillant par moment quand Jack ou Nash la regardait. Mais jamais quand un garçon comme Caleb la regardait. C’était une erreur, ou une énorme blague. Dans quelques instants il tournerait la tête vers son groupe d’ami et s’en irait en rigolant. Mais la chute ne vient pas. Au contraire il continue, il se présente et Anca sursaute. Ah oui ? Il en doute ? De sa popularité ? Si elle n’était pas aussi gênée elle lèverait les yeux au ciel. Pourtant lui n’a pas l’air suffisant, pas fier de cette remarque. Il se contente de sourire, de jouer avec le sable, et Anca profite d’un instant d’inattention pour le détailler. Il a quelque chose de différent, pas comme elle l’imaginait et ça lui fait tout drôle. On dirait que ça te fait peur. « Un peu.. Les gens comme toi ne parles pas à des gens comme moi, sauf si c’est pour se moquer ou… » les mots fusent et Anca soupire. Elle a cette manie de trop parler, de dire les choses de façon honnête puis de regretter. C’est la mauvaise éducation Popescu ça, celle qui ne lui a pas appris à nuancer ses propos. « Pardon je voulais pas dire ça. » Penaude elle secoue la tête, les joues légèrement rosies. Elle a envie de disparaitre dans le sable, un peu à la manière de ces crabes, s’enterrer vivante pour échapper à ses pupilles bleutées.
Je savais. Enfin j’veux dire, tout le monde sait qui tu es ici ! Les mots la blessent plus qu’elle ne l’aurait pensée. Bien sur que tout le monde sait qui elle est. Stupide. Elle pensait qu’on l’oublierait le temps d’une soirée mais non. C’est comme si elle portait son nom de famille en néon au-dessus de sa tête, une marque indélébile tracée par ses ainés. « Ah… » Elle serre les lèvres, les yeux, elle ne veut pas pleurer. Parce qu’elle en a marre Anca, qu’on la catégorise comme eux, comme les autres, les Popescu. Parce qu’elle n’est pas comme eux, elle a pas les jointures couvertes de sang et préfère étudier plutôt que de fumer. Elle veut un avenir Anca, loin de cette maison poison, loin de ce père dictateur et de cette mère fantôme, loin de ces frères et sœurs ingrats, qui lui sucent sa vie un peu plus chaque jour. Soudain elle sent des doigts la frôler, écarter les mèches qu’elle avait fait tomber entre Caleb et elle, comme une ultime barrière de sécurité. Surprise elle tourne la tête un peu pour le surprendre la dévisageant. Et y a quelque chose qui se tord dans son ventre. Pour la première fois. Ça te va bien. merci qu’elle voudrait répliquer mais à la place elle se contente de bafouiller « Je suis sur que tu dis ça à toutes les filles ». Parce que des filles il y en a toujours eu autour de lui. Ce genre de filles sublimes qu’elle ne sera jamais. Elle est perdue Anca, elle comprend pas pourquoi, elle sait pas ce qu’elle fait là, ce qu’il fait là, ce qu’ils font là. Elle a envie de lui demander de tout avouer, de lui dire ce qui le pousse à rester avec elle. Puis y a cette part d’elle qui se dit pourquoi pas ? Pourquoi pas elle pour une fois ? En silence elle se perd dans ses questions, dans ses divagations.

Tu veux que je te laisse tranquille ? C’est un peu sec comme réponse et Anca se retourne complètement pour le dévisager. Puis il reprend, plus calme cette fois et Anca s’autorise à se détendre un peu, à l’écouter parler. J’apprécie le calme. Tout ce brouhaha, ça monte vite à la tête… Elle rigole avant de hocher la tête. Oui elle voit totalement de quoi il veut parler. « Le calme c’est bien, chez moi c’est jamais calme, y a toujours quelqu’un qui hurle, qui crie. Alors j’aime bien ici. » Elle avoue doucement, raconte une parcelle de sa vie, sans aucune honte. Etrangement les mots sortent d’eux même et elle n’a pas ce recul qu’elle a avec les autres. Caleb a cette espèce d’aura qui lui donne envie de lui parler, de se confier, comme s’il était là pour l’écouter. « Non, je veux pas que tu me laisse tranquille... » Murmure Anca pour répondre à sa question précédente. Timidement elle lui offre un sourire, tout petit, avant de bien vite le ranger, de peur de l’abimer. Elle ressent alors le besoin de se justifier sur sa présence, qu’il ne pense pas qu’elle est de ce genre de fille à s’incruster là où elle n’a pas le droit, pas comme les autres, pas comme Seven surtout. Si jeune et pourtant déjà avec une sale réputation, ça la bouffe Anca, de savoir ça. Elle aimerait trainer son frère par la peau du cou, le ramener à la maison, s’occuper de lui, comme avant. Mais non. C’est finit tout ça. C’est terminé. Et elle se sent soudain amère, mauvaise. Triste. Anca, je me fiche de tout ça. Tu squattes si t’as envie, et t’aurais bien raison de le faire… Elle redresse doucement la tête, écoute Caleb, le dévisage, détaille ses cheveux un peu en bataille, et ses lèvres ourlées. Mais si tu veux mon avis, c’est une belle connerie. Intriguée Anca hausse un sourcil l’incitant à continuer sur sa lancée. Elle ne comprend pas trop où il veut en venir. Pourquoi ça serait une belle connerie de participer à ce genre de soirée ? Pourquoi est-ce qu’il est persuadé qu’elle aurait du rester chez elle, bien au chaud dans son lit ? Personne n’apprécie réellement. Tout ce qu’ils veulent, c’est oublier leur vie minable l’espace de quelques heures, et le lendemain, tout leur revient en pleine face. C’est comme ça. Anca hoche la tête doucement, ramenant ses genoux contre sa poitrine elle est maintenant totalement tournée vers Caleb et l’écoute parler. Il a quelque chose de magnétique dans sa voix, quelque chose qu’elle rêverait de posséder. Et soudain elle comprend pourquoi autant de gens l’apprécient. Ce n’est pas juste pour sa belle gueule ou son argent. Il a quelque chose de différent. D’hypnotisant. Ne pas accepter ça, c’est accepter qu’on a une existence pourrie, et l’assumer. - C’est être plus courageux que les autres, en un sens… Il frappe juste. Terriblement juste. « Et si on a pas envie d’assumer ? Et si on en peut juste plus ? Qu’on veut oublier, juste une heure ? » Sa voix se fait hésitante, légèrement tremblante. Parce qu’elle parle d’elle, de ces journées merdiques qui n’en finissent plus. 15 ans et elle se comporte déjà comme une mère pour sa nièce, Madalina, qu’elle élève du mieux qu’elle peut en plus du reste. 15 ans et la douleur dans les mains, parce qu’à force de laver la vaisselle sa peau s’abime. 15 ans et de la solitude au quotidien, parce que personne ne veut d’elle vraiment et qu’elle sait pas comment faire Anca, pour changer tout ça. « Je comprends ce que tu veux dire mais parfois t’as juste besoin d’appuyer sur pause, de souffler un peu » comme ce soir. Essayer de modifier la routine habituelle, faire comme un trou dans la réalité. Anca soupire doucement, essaye de chasser cette boule qui se forme dans la gorge à chaque fois qu’elle a envie de pleurer. Trop sensible pour ce monde, un véritable bébé. crybaby qu’on l’appelle depuis sa naissance, gamine au cœur trop gros, aux larmes trop fortes.
Cela dit, tant que tu es là légalement – il rit – ça te dirait pas d’aller rejoindre les autres ? Tu voudrais danser ? Un rire lui échappe tant sa proposition sort de nulle part. Elle danser . Elle secoue la tête s’apprêtant à refuser. Promis, j’te lâcherai pas. Elle le dévisage un instant, lui et ses yeux trop bleus, elle a l’impression qu’elle pourrait s’y noyer. Il promet. promis. Et lentement elle vient placer sa main dans la sienne, se sentant soudain minuscule en face de lui. « Promis ? » qu’elle répète d’une voix minuscule. Parce qu’elle s’apprête à franchir la barrière entre eux et elle, et qu’elle a terriblement peur de se faire bouffer une fois balancée dans la cage aux lions.
Elle se redresse à son tour, la main toujours glissée dans celle de Caleb et donne un petit coup rapide pour chasser le sable des plis de sa robe. Dans sa poitrine son cœur commence à battre, trop vite, pourtant elle trouve pas les freins, juste l’accélérateur. Alors elle se laisse tirer, loin de son abris, de son havre de paix, pour rejoindre la foule et le bruit. Elle baisse les yeux Anca, serrant peut être un peu trop fort la main du jeune homme dans la sienne, elle a envie de disparaitre. Elle ne sait pas pourquoi elle fait ça, ni pourquoi elle le laisse l’attirer vers la piste de dance alors qu’elle n’a jamais fais ça de toute sa vie. « Je te préviens je danse très mal, il est encore temps de faire marche arrière » qu’elle lance enfin, la voix pleine d’espoir quand ils s’arrêtent au milieu des gens, des autres, de la foule en mouvement.

Il la regarde. Il la regarde et elle sent quelque chose se fissurer petit à petit en elle. C’est la première fois que quelqu’un la regarde comme ça, comme si elle était humaine, un être à part entière et pas la sœur de / la Popescu . Elle tourne un instant la tête, croise son regard, baisse les yeux aussitôt. Il a les yeux si bleus. Bien différents des pupilles noisette de la fratrie. Du quartier. C’est déconcertant. Il est différent. Tout simplement. Pas un sale gosse des rues à se taper chaque soir pour assurer sa place sur le trône des voyous, pas un gamin qui mange un soir sur deux et qui est obligé de porter les vêtements de ses ainés. Non. Caleb est bien plus que ça. Caleb c’est le roi. Trop brillant, trop lumineux, bien trop loin de son quotidien. Alors elle a du mal à croire qu’il soit là, avec elle. J’imagine que dans ton cas, ça demeure légitime de vouloir oublier et souffler. Mais pour les autres, ça ne l’est pas forcément Elle rigole doucement, secoue la tête. Il la comprend. Du moins, il semble la comprendre et ça lui fait plaisir. Elle sent comme une chaleur qui s’étend dans sa poitrine. Elle se fait un ami. Le premier qui ne vient pas du bordel ambiant qui l’entoure continuellement, et soudain Anca a presque envie de pleurer. Trop sensible. Beaucoup trop sensible. Elle se maudit intérieurement et se rattrape de justesse. C’est juste qu’elle a ce trop pleins de sentiments, cette tristesse qui menace à chaque instant de la frapper, mais elle ose pas Anca. De peur qu’on la confonde avec Elena, cette grande sœur au cœur en miette. Elle s’est promis, jamais comme elle. Non. Jamais comme eux. Elle s’en sortira Anca, loin du marasme des Popescu. Elle s’en sortira putain. Promis juré.
C’est peut-être pour ça qu’elle finit par céder, qu’elle lui tend sa main et qu’elle frissonne inconsciemment au contact de la paume chaude de Caleb. Elle se redresse lentement et soudain prend conscience de leur différence de taille. De tout. Mais il y a son regard bleuté qui la dévisage comme une promesse, rieur, plein de malice. Alors elle balaye les doutes et se laisse entrainer vers la foule, vers le monde. Ils s’arrêtent sur la piste de danse et Anca se sent soudain paniquer. Elle est à deux doigts de tourner les talons, de s’enfuir en courant. Puis il y a sa main dans le creux de son dos, la façon dont il l’attire à lui comme pour la stabiliser, pour la rassurer. Elle retient son souffle un instant lorsque leurs regards se croisent de nouveau, le cœur battant à cent à l’heure. Tu me fais confiance ? Expiration. Elle ferme les yeux pour ne plus se noyer dans ceux de Caleb et pose avec hésitation sa main libre sur l’épaule du jeune homme. Confiance ? Ca n’existe pas dans chez elle. Ca n’existe pas quand votre sœur vous abandonne, quand votre frère disparait, quand vos piliers sont détruits à chaque fois que vous avez terminé de les reconstruire. Mais il y a cette main, solide, dans le creux de ses reins, cette main qui l’empêche de tomber. « Peut être. » Qu’elle souffle doucement avant d’ouvrir de nouveau les yeux. Peut être, rien qu’une fois. De toute façon il s’est déjà imposé là où il n’aurait pas dû.
Elle ne le quitte pas des yeux, jamais. Elle serra sa main aussi, un peu trop fort sans doute, mais elle a peur de tomber si elle décide de le lâcher. Et soudain il n’y a plus de foule, il n’y a plus de musique, il n’y a plus de plage. Il y a juste eux deux dans une putain de bulle. Laisse toi guider, tu te débrouilles très bien… Alors elle se détend, elle se laisse faire. Elle s’autorise même à sourire, à rigoler doucement pendant qu’il la guide, la faisant tourner au rythme de la mélodie. Elle est heureuse Anca, vraiment heureuse, pour la première fois depuis longtemps. Alors elle enregistre ce moment, elle le range dans une petite boite bien précieusement pour le regarder de nouveau quand elle retournera chez elle.
Puis soudain tout s’arrête. Elle se retrouve immobile, la respiration saccadée et les joues rouges. Autour d’eux les gens les applaudissent et Anca se met à rire, à moitié de gêne, à moitié de plaisir, avant de se cacher derrière Caleb qui salue la foule. Elle le regarde, elle le regarde briller au milieu des autres. Il est chez lui, à sa place. Les gens le sifflent lui, pas elle. Mais c’est pas grave, elle a l’habitude. Et le sourire qu’elle affiche est sincère, heureux, détendu.
Anca se laisse entrainer, sans vraiment rechigner, main dans la main elle fixe ses doigts liés à ceux de Caleb. Son cœur manque un battement. pourquoi ? Mais le jeune homme ne lui laisse pas le temps de se poser la question, il l’attire vers un coin plus solitaire, loin de la foule et de la musique. Un coin où ils sont tous les deux, rien qu’eux deux. Alors ? Comme ça tu ne sais pas danser hein ? J’aimerais beaucoup pouvoir être à nouveau ton partenaire le jour où tu seras douée alors ! Il aimerait hein ? La prochaine fois ? Il y aura une prochaine fois ? Elle ne répond rien pendant un instant trop occupée à remettre de l’ordre dans ses idées, à calmer son cœur qui déconne depuis le début. « J’ai un bon partenaire, s’il était pas là pour me guider je me serais emmêlé les pieds » qu’elle murmure un peu gênée. C’est vrai, si Caleb ne l’avait pas entrainé, jamais elle n’aurait eu le courage de bouger comme tout à l’heure. « Va falloir que je m’entraine alors pour devenir douée » Pour pouvoir de nouveau danser avec toi mais ça elle le garde pour elle.
Elle se sent moins stressée, plus détendue, elle est bien avec lui, à discuter. Il partage un peu de sa chaleur et devient plus accessible à ses yeux. Tu as réussi à oublier ? « oui. Complètement. » Elle répond un peu trop vivement mais c’est pas grave, elle a pas envie de cacher la vérité, elle a pas envie de son contrôler. « Merci. » elle serre un peu la main, légère pression pour souligner ses mots. « Ca fait… Longtemps que je ne me suis pas autant amusée tu sais ? » Parce que la dernière fois qu’elle avait voulu faire la fête avec Ioan, leur père avait débarqué et éteint la musique en débranchant la radio, râlant sur la musique de tapette qu’ils écoutaient. « Et toi Caleb ? T’as réussi à oublier quelque chose ? T’as profité ? Parce que si c’est juste moi qui m’amuse c’est pas vraiment juste. » Elle a envie de savoir qu’il a autant aimé ce moment qu’elle ; Elle en a vraiment envie. Pour la première fois de sa vie l’avis de quelqu’un d’autre que sa famille est important. Elle le regarde droit dans les yeux, sérieuse. Et plus elle l’observe et plus elle se dit qu’elle fonce sur un chemin qu’elle ne maitrise pas. Mais qu’importe, elle a envie d’essayer, de changer.