Quand on est gamin, on a des rêves immenses, on veut devenir empereur et dominer le monde, devenir astronaute et conquérir l’espace, devenir médecin et maitriser la vie. Caïn n’a pas fait exception à la règle. Quand il était petit, il voulait devenir une étoile. Pas n’importe laquelle : Vega, de la constellation de la Lyre. Celle qui brille dans le ciel, celle qui met du baume au cœur, celle que sa mère lui pointait du doigt, le serrant fort contre elle. Parait que ton père est parti là-bas Caïn. Il a rejoint les étoiles. Alors Caïn voulait être une étoile, Vega, briller dans le noir pour attirer son père. Celui de ses souvenirs, ses mains, ses doigts, son odeur. Son rire un peu trop fort et son visage flou, qu’il ne garde intacte que grâce aux photos décorant les murs.
Mais la réalité l’a bien vite rattrapé. Etoile c’est trop compliqué. Impossible diraient même les pessimistes. Alors à la place Caïn a décidé qu’il serait danseur. Parce qu’on dit bien d’un danseur doué qu’il est une étoile pas vrai ? Voila. Il serait danseur. Danseur étoile. Du genre à transcender les foules, à faire vibrer les corps, les cœurs. Ptit gars du Bayou, de la campagne profonde, du Sud paumé, il deviendrait célèbre. Un putain d’artiste. Pas aussi brillant que Vega mais presque. Suffisait d’y croire : d’enfermer ses rêves dans une cage dorée et de ne plus les laisser s’échapper.

Il vient de la misère Caïn, de la vie dans un mobile home, à faire une heure de marche le matin pour aller à l’école, cartable troué sur le dos et chaussures élimées. Il vient de la misère et de l’intolérance, du mépris pour son existence, son accent, sa mère. Surtout sa mère. Sa mère dans sa caravane, les cheveux pleins de plumes et les yeux brumeux. Les mains tatouées, troisième œil pour voir le tout : passé présent futur, véritable décodeur cosmique.  Sa mère c’est sa vie à Caïn. Celle qui est à l’origine de tout et qui fermera le rideau. Sa mère c’est son armure, celle qui l’a toujours protégé de la vie terrible et cruelle.
Alors il lui a promis Caïn, il lui a promis de lui décrocher la Lune, sans savoir qu’il le ferait vraiment. Qu’il la rendrait heureuse, sans deviner que ça n’arriverait jamais. Qu’il ferait d’elle une reine, reine du Bayou et des talismans, sans comprendre la réalité.  Et pour réaliser ce rêve il a tout donné. Dansant, dansant, encore et encore, nuit et jour jusqu’à avoir les pieds en sang. Dansant pour oublier cette putain de misère qui les rongeait, dansant pour s’évader de cette prison de marais, dansant pour apercevoir les étoiles. Son père. Quelque chose.

Il a jamais vraiment aimé l’école Caïn. Encore moins les heures de marches pour y aller. Il a jamais non plus été très doué. Faut dire que quand t’es marginal, on a du mal à t’accepter. Pourtant il a jamais abandonné. Parce qu’il avait un but Caïn. Et pour réaliser ce but il avait besoin de l’école, quoi qu’en dise son cœur, pour une fois il a écouté la raison. Il a trainé les pieds, trainé sa moto, trainé sa carcasse jusqu’aux bancs scolaires jusqu’à ses 16 ans Caïn. Jusqu’à ce que tout change.
Il y croyait pas vraiment Caïn, mais il y était allé la rage au ventre à cette putain d’audition. Autodidacte depuis la naissance, il avait pas su répondre aux question sur ses antécédents, ses recommandations ou bien la richesse de ses connaissance sur le milieu de la danse. Pourtant il leur avait montré cette passion, cette envie, ce besoin de bouger, de danser, comme si c’était devenu une seconde nature, un besoin primaire : respirer. Il avait foutu ses tripes dans son audition, y voyant sa chance. Unique. De s’évader, de s’échapper. Et dans sa poche la carte numéro XIII, du jeu de sa mère, tirée le matin même dans son sens élémentaire : Transformation – Transition – Passage - Renouveau.


Il a quitté son Bayou Caïn, en même temps que sa mère. Enterrée dans leur jardin, sous la caravane qu’il a brulé, sans aucun remord ni aucune larme. Le jeu de carte entre ses mains, comme un réceptacle pour l’âme de celle qu’il a toujours admiré. Jferais de toi une Reine et je serais ton Roi. Car y a toujours eu plus que de l’amour mère-fils dans tout ça. Une espèce de passion, de vénération, pour sa créatrice.
Il a quitté son Bayou humide et poisseux Caïn, pour la grande ville rutilante qu’est New York. 16 ans, le cœur en deuil, le cœur en feu, les yeux brillants de toute cette folie qui l’entoure. Encore ce matin, il l’a tiré, cette carte qui revient sans cesse : numéro treize, sans nom ni visage. La Mort. Alors il l’écoute, il ferme son cœur pour éteindre les flammes, il laisse le changement opérer. Il se laisse guider. Peut être qu’il aurait pas du jouer les aveugles, peut être alors qu’il l’aurait évité.
Elle s’appelle Swann, sauf sur sa carte d’identité. Elle s’appelle Swann et elle est déjà très loin dans le ciel. Quand elle glisse entre ses doigts, entre ses mains, peau contre peau. Il sent ses vices. Ceux de Swann, la belle Lune. Porteuse de doute et de séduction. Elle est dans le ciel et lui la marée, incapable de résister à son appel, montant toujours plus haut, plus vite plus fort.
Caïn et Swann, Swann et Caïn. Un amour plus fort que tout, violent, beaucoup trop. Le genre de passion dévastatrice qui ne vous laisse qu’une carcasse vidée quand la tempête a fini de gronder.

Ensemble ils grandissent, ils finissent par se trouver. Et ils dansent, ensemble, chaque jour un peu plus liés. Et ils dansent parce qu’ils ne savent faire que ça : faire pleurer les muscles, leurs os, les yeux des gens. Caïn comprend enfin, que les étoiles c’est avec elle qu’il les touchera. Parce que sans Swann il serait rien, juste un humain. Mais avec elle il est divin. Et ils se promettent, de ne jamais se séparer. Paume contre paume, leurs sangs se mélangent, tout comme leurs âmes. Serment inviolable, d’après les lois les plus anciennes. Menteuse Car la Lune a deux visages. Et Caïn l’apprendra bien assez tôt


Ce matin encore il a tiré la Mort, usée, fripée, cornée. La tête en bas, porteuse d’un message qu’il ne souhaite pas entendre. Non. Alors il range la carte au milieu de ses sœurs. Ignorant. Il ne veut pas. Pourtant il sait déjà. Tout au fond de lui. Y a ce fil qui s’est brisé. Elle l’a libéré.
Swann n’est plus là, dans leur appartement en ruine. Dix dans de relation pour quoi ? Pour ça ? Y a son rire mystérieux qui sonne comme le glas, dans les murs vides de leur chambre. Y a son parfum entêtant qui lui enfonce un peu plus la tête sous l’eau. Etouffe toi Caïn. Etouffe toi et disparait. Ta Lune s’est évaporée, elle a pris ses cliques et ses claques et elle s’est envolée. Eclipse. Y a plus que du noir, là où avant elle brillait. Et lui il reste là, comme un con, le cœur à vif, explosé au sol, le frappant de lui-même avec un maillet, pour tenter de s’achever.
S’ensuit ensuite un ballet de d’accusations, de démarches, de malheur. On l’accuse. Meurtrier. Mais qu’elle folie. Si entre Swann oui Lui quelqu’un devait craquer, tout le monde sait que ça serait elle, et sa folie destructrice. Les recherches se taisent, au bout de quelques mois. Ca sert à quoi de chercher l’introuvable ? Swann est partie, ses valises sous le bras, et elle t’a oublié sur le quai de la gare.

Engoncé dans sa douleur, Caïn vivote, du mieux qu’il peut, gardant la tête hors de l’eau juste assez pour pouvoir respirer. Et y a cette carte qui ne cesse de tourner, d’apparaitre. Numéro VI. L’amoureux. Il pense que c’est pour lui, il pense que c’est pour elle. Alors qu’elle n’est pas sa surprise quand elle se révèle enfin. Bambi. Bambi perdue. Bambi abandonnée. Bambi sans plus personne ni famille. Il avait oublié, se complaisant dans sa douleur, qu’il n’était pas le seul à avoir été brisé. Alors il la laisse entrer, Bambi. Petite biche apeurée. Il lui ouvre sa porte et ses bras, il la range dans sa valise et il l’emmène avec lui. Loin de cette femme qui les a bousillés. Sœur, Amante, meurtrière de leurs cœurs.
Ils se sont plus quitté depuis, rongés par ce vide permanent. Ils se tiennent chaud la nuit, corps contre corps, pour oublier. Ils essayent de s’entraider, lui la Bête et elle la Belle, à tirer un trait sur le passé. A Savannah, chez Madame. Ils se construisent une carapace d’amour et de regrets, de doutes et de remords, pour se préparer au retour de Swann. Car la Lune est toujours là. C’est indéniable.