Elle l'a guetté chaque instant à partir du moment où il a claqué la porte. Elle est restée prostrée un long moment contre son mur défraîchie et son matelas défoncé avant que Madame ne vienne la chercher pour l'obliger a manger quelque chose. Tout le Troisième Oeil avait résonné de leurs derniers mots et du claquement de porte qui les avait conclu. Il n'était pas rentré pour manger, pas rentré pour travailler, pas rentré pour dormir. Et elle n'avait rien trouvé de mieux que l'attendre, faire des aller-retour dans son bureau, fixer la porte d'entrée en serrant sa croix contre elle. Elle était stupide. Elle ne s'en rendait même pas compte. Alors le soir quand il ne restait que la lueur de la lune pour lui faire peur, elle l'avait appelé. Elle avait vaguement trouvé un peu de courage et avait composé son numéro. Sans réponse elle avait recommencé le lendemain matin. Forcément des heures où il ne répondait jamais au téléphone. Et elle recommence. Ça sonne. La journée est passée, la Mort n"a pas traversé le seuil de la boutique, son parfum n'est pas venu lui chatouiller les narines et ses bras ne l'ont pas enlacé comme elle aime tant. Ça sonne dans le vide. Le combiné est vissé a son oreille, les deux mains accrochées, le corps enroulé dans leur couette, traîné jusqu'à un des grands sièges confortables de Madame dans le salon désert à cette heure-ci. Ça décroche. Presque pétrifiée. « Caïn ?» Elle ne sait même plus quoi dire maintenant qu'il y a quelqu'un qui l'écoute. « Tu n'es pas à la maison ? » Sans blague. Idiote Bambi.

Le téléphone sonne et Caïn grogne. Il est accoudé au comptoir au Smoking Dog et a déjà trop d’alcool dans le sang pour l’heure qu’il est. Il attrape son téléphone et regarde le nom qui s’affiche en lettre lumineuses. Bambi. Son cœur se sert et il vide son verre avant de faire signe à la serveuse de lui en verser un autre puis il décroche, le portant à son oreille. Caïn ? La voix de Bambi résonne, toujours aussi douce, toujours aussi volatile, comme un courant d’air. Il l’imagine perdue dans un coin du Troisième Œil, les cheveux tombant en cascade devant ses yeux, les mains crispées et l’hésitation palpable. Tu n'es pas à la maison ?" Non. Il est au bar, depuis ce matin, lamentable loque humaine, à se plaindre de sa vie à qui veut l’entendre, à Nora surtout, au reste du monde. Il inspire doucement essaye de remettre en ordre les mots qui lui viennent, pour pas dire de connerie, mais tout ce qui lui vient c’est cette phrase ridicule : « Je sais pas t’as cherché dans le placard de la cuisine ? » Stupide Caïn. Il se frappe le front de sa main libre avant de soupirer. Il voudrait dire tant de choses à Bambi, lui demander pardon, lui demander d’oublier tout, de tirer un trait sur leur discussion. Mais c’est impossible. Impossible. Parce que les doutes sont bien présents et la douleur aussi. Et ça fait mal. Il a besoin de temps, pour se soigner, pour panser ses plaies. Alors à la place il continue « Tu téléphone toute seule maintenant ? » Il a vu les appels manqués, et ça l’a étonné. D’habitude Bambi ne prend jamais l’initiative. Mais là elle l’a fait. Pour lui elle l’a fait. Et y a une sorte de sentiment de fierté qui pousse doucement dans sa cage thoracique.

Silence. Pendant un instant il regrette d’avoir été si brusque avec elle. Pauvre Bambi, elle ne le mérite pas. Mais il y a toujours cette amertume sur sa langue, cette putain d’amertume qui lui donne enfin d’être blessant. 32 ans et toujours aussi gamin, pas sa faute s’il n’a jamais su grandir.
Finalement il se reprend, parle de nouveau et il imagine Bambi de l’autre côté, sans doute agrippée au combinée les mains légèrement tremblantes. Elle n’a jamais aimé téléphoner Bambi. Jamais. Alors il s’étonne, il complimente, il souligne la situation. J'étais inquiète. Je suis inquiète Bam, son cœur qui se serre à l’entente de la voix angoissée de sa biche. Elle était inquiète et lui il était triste. Duo de clown stupides, il a envie de rire ou de pleurer, un peu entre les deux peut être. Je fais comment si tu rentres pas Dépendance, voila le mot qui les définit le plus facilement. Dépendance de l’un, de l’autre. Et oui, elle ferait comment s’il ne rentrait pas hein ? Si un jour il lui arrivait une crasse et qu’il disparaissait ? Elle ferait quoi la Bambi ? « Magdalena… » Il murmure doucement ce prénom connu de trop peu avant de secouer la tête. « Un jour je ne serais peut être plus là tu sais. J’espère pas mais qui c’est » parce que la vie est une putain de connasse et que tout peut arriver. « Il faudra grandir à ce moment la Magdalena. Il faudra survivre aussi. Continuer » Sa voix se fait douce, caressante, il voudrait lui expliquer que la vie ne se résume pas à leur cocon à tous les deux, même s’ils aiment y croire. « Je vais pas tarder à rentrer, j’attends juste qu’il fasse nuit, pas envie de sortir sous le soleil » puis ça lui laisse le temps de décuver aussi.