PAF. Dans ta face !

Hey ! Sans déconner, c’est douloureux ! Qu’est-ce que j’lui ai fait à celle-là ? Qu’est-ce que tu lui as fait, nom de dieu ? Même pas l’temps d’compter les étoiles que la v’là déjà partie. Les cheveux longs, blonds, un joli regard, souligné de noir par un maquillage presque subtil. Regard sévère, en l’occurrence, un peu trop. Et vu d’ici, un cul à damner un saint. Si ça sert encore à quelque chose de continuer à le regarder.

Est-ce que ça vaut vraiment le coup de la suivre ?

Je suis pas venu ici pour me péter un nerf à réparer ses conneries, en soi. Et puis comme il l’a dit lui-même : T’attardes pas à comprendre ceux qui t’en veulent, t’as pas le temps pour ça, attarde toi sur ceux qui t’aiment bien. N’empêche, j’aurais bien aimé me souvenir de celle-là, elle avait l’air d’avoir du caractère. J’regarderais ce soir, par curiosité.

Je me ramène vers le comptoir, secouant un peu la tête pour me remettre les idées en place, me frottant la joue d’un air pensif. J’ai passé la matinée à me marrer sur des Souvenirs débiles, avant de décider d’aller en écrire quelques-uns. J’ai trouvé un filet de bœuf au frigo, fait des haricots… Ça avait un goût de semelle. De semelle de bottes de mineur. Pleines de charbon. Avec des fils verts trop cuits, qui se coincent entre les dents.

Je suis allé au resto. J’ai mangé avec un russe – un accent atroce. Il était en voyage professionnel, il se faisait très manifestement chier. Je l’ai rejoint au bout de cinq minutes. Il savait pas trop quoi faire de son après-midi, je lui ai dit qu’il y avait un bon musée pas loin. Je l’avais jamais visité mais… « On m’avait dit » qu’il était bien. On y est allé.

De l’Art Moderne, partout. Me suis vraiment fait une blague à moi-même ? Note pour plus tard : J’aime pas l’Art Moderne. J’suis presque sûr que j’étais plus doué en cour d’Art à la fac. Voir même en Art Plastique étant gosse. On s’est marré, on s’est moqué, on a dérangé tout les vieux et les péteux qui passaient par là. L’étranger et l’amnésique, fléau du bobo Savanien. On a discuté entre les galleries comme deux vieux amis d’l’armée. Quoi, on dit ennemi, pour un Russe ? Il y avait quelque chose de naturel, quelque chose d’agréable, dans cette conversation. J’ai gardé son numéro, sa photo.

J’ai fait du lèche vitrine, ensuite. J’ai acheté un t-shirt « You know nothing », avec un loup et un corbeau, que j’trouvais plutôt sympa et approprié, sans savoir vraiment si y’avait une référence. Je l'ai mis dans la foulée. J’ai acheté un bracelet aussi, j’manque de bracelets. Me balader dans les rues, au milieu de la foule, sans vraiment être vu, m’adresser seulement aux vendeurs, vaguement aux autres clients, m’a fait du bien. Pendant un instant, j’ai oublié que ma trogne avait pris sept ans dans la gueule cette nuit. J’ai juste fait mes emplettes, comme n’importe quel bon p’tit américain bien élevé, pensant juste à si oui ou non, une boucle d’oreille, ça faisait gay. J’ai grignoté dans une pizzéria mal famée, ai laissé un bon pourboire pour qu’on m’laisse garder ma vie, et j’me suis dirigé vers le Six Pence Pub, un endroit simple ou j’savais pouvoir boire quelques pintes en paix.

« Ça fait toujours aussi mal ? J’ai l’impression qu’elle a essayé de me défoncer la mâchoire avec sa paume. J’ai quand même pas tant déconné que ça, si ? »

J’regarde Callum du coin de l’œil en souriant, j’l’ai reconnu de loin, il a l’air seul, ce soir. Il n’y avait que quelques mots à côté de sa photo « Tu peux compter sur lui pour te changer les idées. Il sait. Même que ça l’amuse beaucoup. » J’avais croisé quelques Souvenirs en sa compagnie dans mes vagabondages de la matinée, et pas mal rigolé. Il semblait désabusé, toujours au bord du gouffre… Mais paradoxalement, nos conversations finissaient toujours bien. Il ne semblait pas du genre à se démolir la tronche à la bière tous les soirs, tout comme moi, mais on passait manifestement souvent des bons moments ensemble, à oublier le monde extérieur, à se marrer et faire semblant, comme si de rien était, décomplexés. Exactement ce dont j’avais envie ce soir.

« Sert m’en une, Bill ! »

Je hausse les épaules nonchalamment en continuant à me masser la mâchoire.

Mouai, sûr qu’j’ai pas dû me comporter en gentleman. Ce serait pas Nina ? Je jette un œil par-dessus mon épaule. Ça correspond, mais ça pourrait bien être n’importe qui d’autre avec mes descriptions succinctes... Qu’est-ce que j’ai pu vouloir dire par petites oreilles ? Ok, c’est pas Dumbo, mais quand même… Bon. J’vais considérer qu’c’est Nina. Je me retourne vers Callum en haussant vaguement les sourcils avec un sourire. Après tout, qu’importe.

« De toute façon elle m’a l’air chiante avec ses ch’veux beaucoup trop bien lissés et son maquillage sur-parfait… Encore une trop jolie fille qui a oublié de rester modeste… Toute cette attention leur monte à la tête, j’te jure ! Après dès qu’on s’souvient plus d’un ou deux détails, on est pas assez bien pour elles ! »

C’bon vieux Bill arrive avec ma pinte et j’lui fais discrètement signe de remettre une dose au type toujours un peu distrait qui m’tient compagnie et qui n’a même pas dû remarquer qu’il avait touché l’fond.

« Mieux que jamais ! J’ai rencontré un type génial, un russe à qui j’ai fait visiter le musée d’Art Moderne. »

Puis, plus bas, comme un secret :

« C’est moche en vrai l’Art Moderne, hein ? »

J’en profite pour glisser un Hamilton à Billy, qui revient avec la blonde de mon collègue.

« Et t’as vu ce t-shirt, un peu ? » que j’lui montre, pas peu fier. « Le vendeur m’a juré qu’c’était à la mode ! »

Allez, temps de se rafraichir un peu le gosier, il faudrait pas que ma mousse retombe ! Je vérifie vaguement que ma mâchoire est encore en état de fonctionnement et trinque à sa santé.

« Et toi, ça roule ? »

« Une valeur trop rare »

Quel euphémisme.

Chacun va dans son coin, se pensant le nombril du monde. Ils tueraient pour un peu d’attention, pour un peu de sens à leur vie. Certains essayent de voir la vie autrement, de partir aider les autres en bénévolat dans un pays quelconque, par exemple, mais qu’est-ce là plutôt qu’un autre faire valoir, au fond ? Tout plutôt que d’admettre le non-sens total de notre existence, hein ? Mais qu’importe ce non-sens, qu’importe l’égoïsme, qu’importe les problèmes, qu’importes les morts, qu’importe l’avenir ! Si vous n’aviez qu’une seule journée pour vivre, y accorderiez-vous la moindre importance, vous aussi ?

Du coin de l’œil, j’repère deux aphrodites en chasse un peu plus loin. Je garde l’info dans un coin de ma tête, quand à l’avis de Callum sur l’art moderne, c’est à peu près le miens, mais en plus éclairé. Manet, Van Gogh, sans déconner ? J’crois qu’j’ai écouté ces noms quand j’étudiais l’art au primaire… J’devrais admettre que j’y connais rien à l’art, tout court, en fait, non ?

« Comment ça il m’a menti ? L’enfoiré, j’te jure, demain, j’le retrouve, et j’lui fais avaler son tshirt ! J’me disais bien qu’un moustachu bouclé, un loup blanc et un corbeau ça suffisait pas à faire une mode. »

J’me marre. Un appel aux pompiers pour un chat qui retient son souffle, why not, hein ? Comment ça a même passé le standard ça ?

« Dites les filles, l’une de vous deux accompagnerait bien mon ami pompier sauveur de chaton sur la piste de danse non ? Il a eu une dure journée, on voudrait pas qu’il ai une dure soirée hein ? »

Elles rient de bon cœur. L’avantage avec les aphrodites en chasse, c’est qu’elles savent que le meilleur endroit où attraper et se faire offrir un verre, c’est près du comptoir. Selon les avis, c’est aussi le meilleur endroit pour se coltiner un mec lourd, mais ces demoiselles ont pas vraiment l’air d’en avoir grand-chose à carrer.

Leurs yeux rient, constatant rapidement la stature alléchante de mon compagnon de soirée. Les sourcils de l’une d’elles se lèvent, interrogatifs, à son attention, espérant confirmer mon allégation. Elle est brune, franchement jolie, cheveux au carré, visage doux, un brin coquin, un nez mignon, recourbé, elle se mord doucement la lèvre, d’un air timide, dont elle n’a bien certainement que l’apparence. Honnêtement ? J’aurais préféré que ce soit l’autre aprhodite qui morde à l’hameçon pour Callum.

« Bof, il bégayait, me regardait jamais dans les yeux, derrière ses lunettes rondes, et connaissait même pas ses tshirts et ses tailles… M’enfin… Entre nous… Je crois qu’il aurait essayé de me vendre une paire de jumelle à paillette, j’aurais craqué aussi. »

Tout cela n’a pas bien d’importance. Le shopping, c’est un des rares trucs qui me reste. Le shopping ne bouge pas, c’était le même y’a 10 ans, ce sera le même dans dix ans. Un vendeur, un étalage, des babioles sans valeur… Une routine agréable, au fond.

Bon, mon ami pompier sauveur de chatons ne s’est pas remis de son chagrin d’amour, certes, mais quoi de mieux pour vaincre sa peur que de se remettre en selle ? Est-ce que moi, professionnel incontesté de l’oubli, je peux lui faire, au moins pour une soirée, oublier un peu sa peine ? Ou est-ce que de voir une autre fille va lui rappeler encore plus vivement la perte de la sienne ? Oh, de toute façon, sa Lauren, il y pense même en regardant une boite de conserve, alors soit, agissons !

Mais après des présentations pourtant plutôt réussies, Callum prend la fuite à toutes jambes, m’emportant dans son sillage. Décidemment, remonter sur selle n’a pas l’air facile pour lui.

« Haha, estimes-toi heureux, moi le « David, chômeur. » ou « David… Quoi mon métier ? Euh.. J’sais plus. »… Bha ça marche pas si bien que ça. Pas autant que pompier, en tout cas. Enfin.. Je crois. »

Et modeste, avec ça ! Pas fier de sa carrière de pompier, ce mec est une perle, les filles, j’vous l’dit. En parlant de filles, il les regarde en coin, et je le sens un peu hésitant. Je les regarde aussi et leur fait un clin d’œil et une moue discrète du genre « vous n’inquiétez pas, c’est rien, je gère, on arrive ! ». Elles sourient vaguement, et continuent de parler entre elles.

« C’est comme tu le sens, vieux ! Moi j’dis, la vie est trop conne pour la prendre au sérieux ! Un flirt, ça n’engage à rien, t’façon. »

Encore un sourire. J’peux pas m’en empêcher, je suis là pour m’amuser, et profiter du moment. Comment être triste quand tu vois la tronche de ce Callum, apeuré d’approcher de trop près une jolie fille, presque le rouge aux joues, comme un gosse devant sa première jupe !

J’lui mets une main sur l’épaule en me marrant, et commence à nous ramener vers le bar.

« Allez, filles ou pas, on y retourne, j’ai soif ! »

Argument parfaitement crédible, oui oui.