Yeux fermés, tête en avant. Le son de la guitare mal accordée lui parvient jusqu'aux oreilles sans lui obstruer l'envie de l'accompagner. Harmonica ou voix, il s'en fout pas mal, juste histoire de donner quelque chose à ses dix doigts, sentir sa gorge partir et ses cordes vocales s'essouffler. Le regard admiratif qu'il lance à son père en face de lui ne défait en rien ce sentiment. Héroïsme qu'il ne contrôle pas. Aux yeux du type normal, ce serait pourtant pas le cas. Son vieux a les cheveux mi-longs, la clope à la bouche et l'air pas net de celui qui ne se lève pas tous les matins pour aller bosser. Il entend sa mère crier derrière, en fond sonore, le clip de leur vie passe en boucle sans que s'arrêter, il y a des couacs mais reprendre la scène n'est pas autorisé. Il a bien envie que ça continue et combien de fois il entend son père lui dire qu'il faut partir. Se casser de là pour aller vivre des rêves sans qu'on les ébrèche. Son fort accent irlandais prenant le dessus sur la phrase, si bien que ce qui filtre dans l'esprit du gosse c'est l'idée du pays, l'envie de se terrer là et d'y être conquis à jamais.

-Tu veux bien aller me chercher une bière Max ? Je meurs de soif. Et joue avec moi, bordel, tu fais quoi t'attends qu'on vienne te prendre par la main ?

Pas besoin de lui en dire plus, il se lève d'un bond, direction la cuisine où il ouvre le frigo. La porte claque sans qu'il ait le temps de la refermer, révélant la silhouette de sa mère, bras croisés, bloquant le passage vers l'environnement apaisant de la chambre à coucher. Lui, tout ce qu'il veut c'est souffler dans l'instrument, se concentrer pour oublier le monde alentour, c'est si peu demandé.

-Tu peux pas m'aider plutôt que d'apporter à boire à ton père ? J'ai besoin que tu gardes ta sœur un petit moment, j'ai des trucs à faire.

Le ton est sec, moins mélodieux que ce qui se passe dans l'univers alterné où est son père, celui de la chambre à coucher, où rien ne bouge. Luxe, calme et volupté. Une célèbre phrase venue d'un autre monde et le regard de sa mère qui se veut glacial, agacé. Elle est comme cette partie de la population, jamais fait pour être mère ou épouse, frustrée et non libre de ses mouvements. Max hausse les épaules, la laisse dire, se contente de se laisser guider par la chanson qui le berce, jette un œil au berceau de sa sœur qui dort calmement. Elle est déjà partie, il ne demande pas où. Parfois il se dit que n'avoir que son père ne lui ferait pas mal, un calme soudain, sans cris et sans reproches. Il attrape l'harmonica posé sur la table sans plus se poser de questions, préfère se bander les yeux des rêves dessinés à la musique plutôt que d'affronter sa mère et son terre à terre surprenant. Un jour viendra où elle comprendra, non ?

Your last order of your cheap old wine has never helped your case,
I'll come running with a crate of champagne to brighten up your face
So don't call me crazy, cause it's all for you lady!

Mille autre choses à foutre que d'aller au supermarché. Comme quoi, qui a dit que la vie d'un mec sans emploi sans études et sans but n'était pas remplie ? Au moins il n'est pas sans domicile fixe ce serait la plaie de plus dans sa vie, du genre les plaies d'Egypte, il se souvient avoir lu quelques phrases sur les pluies de sauterelles et le Nil se transformant en sang, ça ne lui donne pas envie alors il préfère vivre sa vie de Max McCormick. Dans la galère, les pieds en l'air. C'est pas ça ? Merde on l'a pas prévenu. Son pas décidé le guide vers le supermarché du coin. Lui aussi doit s'alimenter comme toute personne normalement constituée. Il écrase la clope qu'il tenait à la bouche, sourire goguenard en coin de bouche. Rentrer dans le rôle et essayer de comprendre ce qui va faire flancher l'adversaire. N'importe qui le verrait sourire là comme un imbécile le prendrait pour plus fou qui ne l'est mais il se considère comme le génie sorti de la lampe venant à la défense de la veuve et de l'orphelin, le cas échéant de sa meilleure pote et de ses frasques. Faut dire ce qu'il est, les conneries sont en général partagées et ce que fait l'un contrebalance l'autre. Un coup d'oeil dans la vitrine lui permet de lisser ses cheveux en arrière. Chance qu'il soit plutôt bien fringué et pas dans ses fripes habituelles, il cultive plus le look punk à chien/hippie paumé que jeune homme bien sous tout rapport mais il faut savoir s'imprégner. Max jette un nouvel œil au texto mal orthographié reçu une heure plus tôt « Crétin, viens à ma resrousse ils m'ont chopz en train de piquer du parfgum, grouillz ». Dans le langage dairien, ce serait presque affectueux de voir le mot crétin d'écrit, susurré à son oreille. Quoiqu'il en soit, Max ne s'attarde pas sur ça, entre dans le magasin sans un mot de plus.

-Bonjour, pourrais-je parler à votre manager ?

La blonde devant lui se fend d'un sourire qui lui fait doubler le sien. Mieux vaut sortir les armes maintenant plutôt que de se démonter. Quelques minutes plus tard et il se trouve dans la même pièce que Daire. Comme quoi, amis à la vie à la mort, du moins c'est ce qu'il se souvient lui avoir dit pendant qu'elle lui foutait du sable des les yeux dans leur plus tendre enfance. Daire c'était le bully du jardin d'enfant mais au fond, elle ne s'en est jamais pris à lui, plutôt le contraire alors s'il peut rendre la pareille, les yeux bandés, les pieds en dedans. Et puis il est le roi de l'embrouille auto-couronné non ? Il ferait croire à la reine qu'il est le Prince Charles sans avoir besoin de se déguiser. Max a déjà fait croire à JJ qu'on avait ajouté le jour 30 au mois de février, tout peut arriver.

-Vous êtes... ?
-On ne m'a pas introduit. Je suis Maximilien McCormick, le frère adoptif de madame. Excusez-la, nous essayons moi et ma famille de la faire intégrer un centre de redressement mais j'espère que vous n'engagerez pas de poursuites, elle vient de perdre quelqu'un de cher. Je suis navré, je paierai pour le parfum.
-Je pourrais appeler la police.
-Je le sais bien, veuillez accepter une somme plus généreuse j'insiste... Tu ne le feras plus pas vrai Daire ? J'espère que tu vas t'excuser...  

Le mec le regarde dans les yeux, guettant le mensonge, sans ne rien trouver, l'ombre d'un sourire compréhensif se dessine, un chèque signé plus tard et le tout est résolu à grand renforts de regards contrits et de courbettes allégées. Son air sérieux le fait passer inaperçu lorsqu'il repose le chéquier dans le sac de la vieille dame se baladant entre les allées du supermarché. A master thief. Parfois, il s'épate lui-même. Actors Studio et tous les compliments qui vont avec.

-Alors, tu me remercies comment ? Je pourrais te soudoyer pour du sexe mais bon.... Gross.
-Crétin. Je te remercie pas, c'est juste pour la dernière fois où je t'ai sorti du pétrin. Tu racontes vraiment de la merde.
-Hey. Whatever works, beauté.
-T'es encore habillé comme un clodo, je sais pas comment ils ont pu avaler... Même avec des paroles bien mesurées.
-C'est tout dans l'assurance. Laisse faire les pros bordel au lieu de critiquer. L'important c'est le résultat.  

Le paquet piqué dans la poche de son jean ne le fait pas sourciller. Entre eux, c'est une alchimie interloquée que personne ne saisit, une compréhension dans un regard incisif, un sourcil haussé l'air de dire on est dans la merde, on se casse. Rien n'est fait au hasard car ils se connaissent sur le bout des années. Pas pour rien qu'il est venu ici. Pour elle, pour les kids, pour le monde entier. Fuir sa famille inexistante et le passé ? Rien de mieux que les States et leur accent à couper au couteau pour venir briser le quatrième mur de leur existence. Max passe le bras autour des épaules de Daire, elle ronchonne pour la forme et c'est presque comme s'ils s'en allaient dans le sunset avec une musique seventies en fond sonore.