Mais qu'est-ce qu'elle foutait ici.

15h15. Savannah. Un samedi après-midi. Un stylo flanqué dans les mains et des envies irrésistibles d'utiliser ce dernier comme arme de crime. Oh, elle viserait bien. Quelque part dans la trachée. Un coup sec, net, définitif. Ça aurait même pas le temps de saigner. Ou justement, ça pisserait l'hémoglobine à souhait, comme la pluie battante qui tombait depuis la veille. N'importe quoi pour la sortir de la réserve avant qu'elle ne décide que la victime anonyme porterait sa tête à elle. Ci-gît Elena Popescu. Maintenant laissez la en paix, parce qu'elle ferait pas un bon fantôme et ça serait de votre faute. Amen, et tout le bordel. Mais non, voilà qu'elle travaillait pour de vrai. Pour un salaire légal, avec des heures fixes et un collègue qui pour le coup la fixait un peu trop du regard. Elle se demandait des fois ce qu'il prenait comme substance pour toujours conserver cette espèce de fascination dans le regard. Il devait la voir marcher avec un point d'interrogation lumineux géant au dessus de la tête, c'était pas possible autrement. Ou bien la lumière jaune à vomir de l'établissement lui avait explosé les rétines il y avait longtemps de cela ; elle trouvait ça con, franchement. Les yeux, ça servaient vachement. Puis il en avait pas spécialement des moches. Juste un constat. Oh bon sang, ce qu'elle voulait se planter le stylo là, maintenant.

Travailler, c'était un grand mot, au passage. Depuis qu'elle était arrivée aujourd'hui – avec une bonne demie heure de retard, comme elle savait si bien le faire – elle avait laissé Jason s'occuper de tout. Absolument tout. Servir les deux ou trois idiots qui avaient bravé la tempête, nettoyer le comptoir parce que messieurs ne savaient pas comment boire sans louper leur bouches … La seule raison pour laquelle elle l'avait suivi jusqu'à la réserve, c'était parce qu'elle avait choisi l'endroit où on l'obligerait le moins à parler ; et accessoirement parce qu'il lui avait flanqué les feuilles dans les mains sans lui demander son avis. Heureusement pour elle, il semblait que Jason était le genre de personne pour laquelle faire une discussion à sens unique ne posait aucun problème. Au contraire. C'était bien le seul point positif dans leur relation. Urgh, relation. Le stylo, le stylo, le stylo. Elle allait plus tenir longtemps. Soudain, elle entendit une bouteille tilter au dessus de sa tête. Elle mit quelques secondes à comprendre pourquoi, lorsqu'elle leva les yeux, son champ de vision avait choisi de dessiner une paire de mains là où elle était certaine d'y trouver du verre.

- Désolé, j’ai pas fait exprès de presque t’assommer.

Oh mais refais donc le, et te loupe pas cette fois-ci. Un sourire tellement fin tendu aux lèvres qu'on aurait pu s'ouvrir si on tombait dessus, elle leva les yeux au ciel avant de reprendre son « travail ». D'un geste souple du poignet, elle finit de parfaire l'arrondi du troisième six consécutif qu'elle venait de dessiner. Bah quoi, le patron voulait des chiffres. Il avait pas vraiment spécifier lesquels. Qu'il aille au diable avec sa réserve – littéralement.

- On fait une pause de toute façon vu ce qu’il reste on est pas à un quart d’heure près. Tu veux une bière ? C’est moi qui régale !

Rapide, il avait déjà quitté la pièce. Rapide, il avait manqué l'espèce de réaction bizarre qu'avaient eu les muscles des pommettes de la brune. L'esquisse d'un sourire franc, qu'on appelait ça. C'était tellement inconnu au bataillon qu'elle prit une seconde pour porter la main à sa joue, puis une autre pour froncer des sourcils en se traitant d'imbécile avant de rejoindre le bar à son tour.

- Putain mais c’est vraiment un bar pourri ici, l’eau arrive à rentrer dedans.

De l'eau dans le bar ? Elle savait que la mer était proche mais fallait pas non abuser. Une remarque cinglante prête à franchir ses lèvres, elle s'arrêta pourtant derrière le comptoir, muette. Voilà qu'elle pataugeait dans ses propres chaussures, les centimètres d'eau grimpant de façon folle entre les quatre murs. Puis sans prévenir, un vacarme ahurissant tel qu'elle cru un instant que ses tympans venaient d'imploser. Une sirène qui gueulait impossiblement fort à travers les trombes. Les mains plaquées de chaque côté de sa tête, elle couru vers la fenêtre la plus proche.

- Qu'est-ce que …

Et ça tombait, et ça tombait, et ça tombait. Pas que la pluie ; absolument tout. Le décor de la ville balayé sous ses yeux aussi facilement qu'on aurait shooté dans un château de sable abandonné. Elle voyait les gens courir, les choses voler, l'eau dévaler les rues, irréelle. C'était à peine si elle avait eu le temps de comprendre les mots affolés de l'animateur radio que le courant rendit l'âme, réduisant la bande son aux quelques cris que le vent et les précipitations n'avaient pas encore étouffés sur leur passage.

Panique pas. Elena, surtout, panique pas.

Elle comprend pas, elle comprend rien. Et ça continue de parader derrière la fenêtre, un ramassis de trucs insensés qui défilent tous plus incohérents les uns que les autres. Des portières de voitures arrachées, des bouts de lampadaires décapités ; elle plaque une main moite sur sa bouche pour s'empêcher de crier quand deux inconnus pris au piège par les eaux manquent de se faire emporter sous ses yeux. Elle s'imagine un instant, avalée vivante par le courant et le vent. C'est fou à quel point le suicide au stylo lui paraissait apaisant maintenant. Prend en de la graine, Shakespeare. Il fallait qu'elle se trouve une boite neuve, tout juste achetée. Le plus pointu, le plus efficace. Parce que si c'était à choisir entre ça et mourir noyée, elle était prête à se planter le quatre couleurs dans la gorge sans préavis. Putain, pourquoi est-ce qu'elle n'avait jamais appris à nager ?

- Panique pas, panique pas ...

C'était les ongles plantés dans la chair de ses paumes, la lèvre inférieure prise de Parkinson, les genoux décidés à céder au prochain battement de cœur raté. C'était ces égoïstes de clients qui venaient de la pousser pour passer, trop occupés à regarder leurs nombril pour se rendre compte qu'ils l'avaient envoyée balader contre le mur. C'était sa colère prête à exploser, alors qu'elle accuse le choc, le souffle coupé. Elle veut sortir. Qu'on la fasse sortir de là, pitié. Désespérée, elle tourne sur elle-même pour essayer de trouver un échappatoire. Chacun pour soi, hein ? Elle pouvait le faire. Elle savait le faire. Fallait juste qu'elle arrête de penser, penser à cette eau qui montait. Montait dans le restaurant, grimpait sur ses jambes, s'infiltrait dans le tissu comme pour lui rappeler, sadique, que si ça montait un peu plus haut, elle pourrait se mettre en colère autant qu'elle voudrait que ça ne changerait rien. Un regard lancé vers les vitres près de l'entrée, et elle accourt sans trop réfléchir pour frapper. Elle frappe comme une folle, une malade bonne à interner. Elle y met toutes ses forces. Elle reste concentrée sur les hématomes qui se forment presque instantanément sur ses phalanges de poupée. Sur ses poings. Elle veut oublier que derrière, il ne se passe strictement rien. La vitre, elle se marre. Et elle, elle sent les larmes monter. Le front abandonné tout contre le double vitrage, dépitée. Elle serait bien restée là, à regarder le monde se casser la gueule à travers la buée. Mais il y avait ces mains, qui venaient d'empoigner son haut pour mieux la tirer en arrière. Ces même mains qui envoyèrent un tabouret valser dans une pluie de verre.

- Jason ?

Il ne lui laisse pas une seconde pour demander plus, et intérieurement, elle soupire de soulagement. Dieu soit loué, ça lui avait évité de sortir une connerie. Un truc comme merci ; qu'il aurait forcément fait suivre d'un je t'en prie. Si elle pouvait se passer de courtoisie, elle s'en porterait mieux. Elle lui avait rien demandé, d'abord. Elle ne voulait rien lui valoir. Une vie, ça pesait lourd dans la balance. Trop lourd. Alors quand elle comprend qu'il ne va pas lui lâcher la main de si tôt, elle commence à tirer dessus. Qu'est-ce que t'es en train de manigancer, Miller ? C'est pour quoi cet héroïsme à la con ? Elle tire, elle tire, elle tire ; et il grimace comme si elle y avait mis assez de volonté pour arracher le bras. Merde, ça saignait. Il saignait comme ça depuis longtemps ? C'était normal que ça continue de couler autant ? Quelques enjambées de plus, et elle passe devant lui ; un exploit vu le nombre affolant de gens paumés qu'essaient de dépasser leur binôme défaillant.

Puis l'inévitable, vraiment. Le mouvement de foule allié au vent qui vient briser net le lien. Sous le rideau presque opaque de la pluie, elle le voit plus. Et ça s'acharne à lui passer devant, à essayer de l'embarquer, ou à tout simplement la dégager du passage parce qu'elle est restée plantée là, au milieu du chemin. La morale se bataillant sévère avec l'instinct. Elle commence à reculer, elle s'éloigne. Elle n'a qu'une seule chose en tête ; atteindre le gymnase ou l'église avant qu'il ne reste plus rien. Elle, elle, elle. La survie qui l'attrape par la manche pour l'obliger de continuer tout droit. Et la culpabilité, inédite, qui chope fermement l'autre bout pour l'obliger à retourner sur ses pas quand elle pense deviner, pas si loin que ça, la silhouette affaissée de Jason.

J'te déteste, Miller. J'te déteste tellement.

- Allez, putain Jason, lève toi. Je vais pas crever à cause de toi aujourd’hui, qu'elle gueule, le bras meurtri de Miller passé au dessus de ses épaules trempées pour l'aider à se relever.

Un corps trempé, ça pesait lourd.

Pourquoi ce fait l'étonnait, elle savait pas trop. C'était de la logique pure et simple - mais elle n'était pas non plus la fille la plus logique du monde. Sinon, elle n'aurait pas pris l'initiative de tourner à droite à ce carrefour, alors que la majorité de la population se ruait vers la gauche. C'était l'espoir de pouvoir reposer ses tympans, reposer ses pieds. Se reposer simplement, au lieu de traîner son blessé sous son aile là où tout lui criait de le laisser se noyer et de se barrer sans lui. Et pourquoi il ne la détestait pas, alors qu'elle faisait clairement comprendre ses intentions ? Non, tout avait l'air d'aller bien pour lui. La gueule du gars heureux pour rien le trahissant. Elle aimait pas les gens heureux. Ils faisaient tout semblant. C'était impossible de tout laisser couler sous les ponts comme ça, de faire table rase de tout ce qui pouvait les énerver. La colère, il y avait que ça de vrai. Tous des menteurs, les autres. Avec leurs mots rassurants et leurs paroles anesthésiantes. Elle, elle avait envie de gueuler. Fort. Plus fort que la pluie et le vent. Elle avait envie de se plaindre. Elle avait envie de se plaindre de ses fringues qui collaient de trop à la peau, de sa chaussure qu'elle venait de perdre sur un trottoir, de sa main qui pissait le sang parce qu'elle s'était agrippée à une vitre de voiture explosée comme une conne. De se plaindre de Miller. Oh oui. De surtout se plaindre de Miller.

- La fin est proche !

A tout bien y réfléchir, non. Miller, ça allait. En revanche, le cinglé qui était en train de la secouer pour l'avertir de l'arrivée de l'apocalypse, lui c'était pas possible. Et voilà qu'il la bousculait de plus belle, lui agitant les bras comme s'il comptait les arracher pour rajouter des rames de secours à son radeau de l'instabilité mentale. Elle avait pas le temps pour ça. Deuxième en haut de sa liste noire, les croyants. C'était lâche, de croire que quelqu'un la haut s'occupait de tout. C'était facile. Non. C'était une question de chance ou de malchance. Un cocktail Molotov de circonstances. T'étais chanceux, ou tu bouffais la poussière. Elle était servie de ce côté. La défaite matin, midi, soir. Alors non, elle croyait pas. Et si elle devait vraiment y croire, elle serait plutôt contente que l'enfer s'ouvre sous les pieds de ce type parce qu'il fallait pas déconner non plus.

- La tienne, c'est maintenant si tu me fous pas la ...

Le poing qui part dans le nez du gars ; elle fixe les siens d'un air perplexe. Merde, elle était pas sérieuse pour le coup de l'enfer, hein. Elle jette un regard à Jason, et la gratitude est vite remplacée par l'envie de le frapper aussi. C'est fou, c'est à la limite de la réaction allergique. Elle y peut rien. Elle a pas les moyens de se balader avec un Epipen. Désolé, Miller.

- Bouge de là !

La course reprend, enfin la marche rapide. Elle en peut plus. Elle veut cracher ses poumons dans l'eau et son cœur à ses pieds. Ça lance dans son flanc gauche, brûlure qui ne passe pas quand bien même elle appuie dessus comme une damnée. Maintenant, elle est certaine, ils sont partis du mauvais côté. Les alentours désertés, l'absence de visages. Elle connait la ville, elle a aucune excuse.

- Si on en ressort vivant, je crois qu’on l’aura bien mérité notre bière.

Oh bon sang. C'était un alcoolique ce type en fait. Ou quelqu'un qui n'avait pas compris le sens des priorités. Incrédule, elle le fixe comme si elle attendait qu'il rigole ironiquement. Mais non, il est toujours aussi sérieux. Elle fixe, elle fixe, elle fixe. Elle essaie de saisir quel gène n'est pas au rendez-vous. De quel planète il débarque. Vers quel âge il s'est pris le mur qui l'a rendu totalement impossible.

- T'as foutu du sang sur mon seul t-shirt potable. Paie moi plutôt la note de pressing.

Essoufflée, elle s'arrête contre un mur à moitié écroulé. Faut qu'elle récupère, faut qu'il récupère. Ils peuvent pas continuer comme ça. C'était de la folie. Cette journée entière était de la folie. Un instant, elle s'imagine l'état de la ville le lendemain, et elle regrette immédiatement. Putain, tout était à parier que sa chambre pourrie était en miettes. Au pire, ses affaires, c'était pas une grande perte. Elle était sans rien ici. Tant qu'elle allait bien ... Merde. Non.

- Passe moi ton téléphone.

Elle veut même pas qu'il essaye de répondre à ça. La main tendue, elle attend; puis elle se met frénétiquement à fouiller ses poches. C'était 912 778 53 non 54 ou 59. Anca. Anca, c'était quoi.

- 912 ... 912 778 ... J'en ai pas. J'en ai pas Miller, okay ?! J'te jure file moi ça tout de suite. J'sais pas où elle est, Miller, je t'en prie.