Ses paupières se referment et Beau se demande  sur quoi rejeter la faute : la fatigue emmagasinée, la lassitude dont elle se sent imprégnée ou le tube de mascara appliqué sur ses longs cils qui les alourdit si bien. Elle n'entend pas grand chose des conneries débitées à la seconde par l'espèce de plouc gras du bide coiffé d'un stetson et qui se révèle être un représentant de sa maison de disque. En fait, tout ce qu'elle voit et entend, ce sont les ongles de Patty qui frappent à rythme régulier le bois de la minuscule table du Mountain Tour Bus, sur la banquette molletonnée duquel son cul est agglutiné. Beau qui mâche avec nonchalance un chewing gum mentholé avec la classe d'une fille du sud. Ses joues sont peinturlurées de fard et ses traits, rendus durs par le smokey eye raté qui dégouline. « Beau chérie, tends l'oreille, c'est important pour ta carrière » - Beau lève les yeux au ciel, prend une profonde inspiration, manquant de peu d'avaler son chewing-gum, elle le cale contre sa molaire, le temps de reprendre le contrôle de sa bouche. « Tout le truc « Country » » - souffle ledit représentant, en posant les mains sur ses hanches, lançant un regard à l'assemblée ( autrement dit à Patty et une Beau endormie) pour ménager le suspens précédant une grande révélation. Technique de com' nullissime, à revoir. Il poursuit, d'une voix enjouée, on croirait qu'il détient la solution aux maladies incurables sur le bout de sa langue  : « Les costumes à paillettes,les franges, c'est démodé. Puis, les chansons cul-cul, aussi. Finies les ballades, Beau, tu n'es plus soliste d'ta chorale d'Amarillo. L'audience veut du sexe ». Beau s'éveille, tous les détails hideux la frappent de plein fouet. La barbe parsemée de poils blancs du représentant, sa peau luisante, ses dents qui partent de traviole et la vérité qui égratigne sa volonté, ses rêves de gloires, toutes ces choses qui donnent à la vie une dimension innommable. Voilà pourquoi Taylor Swift est passée de la Country à de la pop. A cause d'un mec comme ce plouc, songe Beau, grimaçant. Patty est aux anges, elle boit les paroles et acquiesce. D'ailleurs, elle acquiesce aussi au nom de Beau. Parce que, comprenez bien "Beau, les affaires c'est les affaires. C'est moi qui m'en occupe. Contente-toi de chanter, d'accord ?". Et c'est d'ailleurs ce qu'elle fait depuis ses dix huit ans. Depuis le télé-crochet qu'elle a gagné. Le début de son aliénation.

(...)

« Mais qu’est-ce qu’elle fiche ? » - Atlanta, vingt heures, heure locale. « Elle monte sur scène dans deux minutes » - Patty lance, d’une voix aigue où transparait une certaine nervosité. Si elle avait été un caniche anxieux ( sa coupe de cheveux laisse pourtant penser le contraire), elle en pisserait sur le linoléum qui couvre le sol sur une superficie assez impressionnante. De l’autre côté du rideau sombre, la foule fait un bruit énorme, acclamant la célébrité qui chauffe la salle, avant l’entrée de Beau. L’ingénieur son hausse les épaules, relayé par la pauvre secrétaire qui va surement être virée avant la fin de la soirée ( un nombre interminable a déjà connu le même sort, pas une nouveauté, en soi). Chétive, elle court, ses converses aux pieds, son t-shirt à logo et son casque lui confèrent une allure d’adolescente accro aux jeux vidéos. Elle manque de trébucher, en s’éloignant dans le couloir éclairé comme une boîte de nuit douteuse. Patty souffle bruyamment, croise les bras sur sa poitrine retapée, du silicone, elle en a partout, même dans le cerveau (enfin, ce dernier fonctionne suffisamment bien pour fomenter les pires coups). La secrétaire haletante, manque de peu l’asphyxie lorsqu’elle ouvre à grande volée la porte de la loge. Personne en vue. « Mademoiselle Decker » - elle l’appelle comme ça, déformation, malgré les protestations de Beau qui préfère qu’on l’interpelle par son prénom. La panique monte, le menton de l’accro aux jeux vidéos tremblotte. Rien, dans la pièce flotte une odeur d’orchidées, surement le bouquet gigantesque qui orne somptueusement le plan , éclairé par les ampoules qui dépassent depuis l’appui mural  et résonnant, doucement, un vieux jam des années soixante dix. Les emballages d’une dizaine de barres « Mounds » gisent piteusement sur la table flanquée d’un sofa rouge, typique. A cet instant, Beau, monte dans un bus, un sac marin jeté négligemment sur l’épaule, en direction de Savannah. Ses extensions de princesse de la country, eux, sont restés dans sa loge, avec, ses cartes de crédit. Elle a abandonné sa chevelure blond vénitien, parsemée de mèches, pour une tignasse noir corbeaux. Beau s’installe, assise dans ce bus, à côté de ce gars qui n’a pas l’air aussi paumé qu’elle, elle se contente d’être Beau, juste Beau, pas mademoiselle Decker.