La lueur des lampadaires traverse la fenêtre et éclaire légèrement le visage de Mads, qui dort paisiblement. Sid sait ni quelle heure il est, ni depuis combien de temps il est comme ça – immobile, à pas oser bouger pour pas la réveiller alors qu'elle s'est à moitié affalée sur lui. Après deux gifles, des cris, des larmes et une étreinte désespérée, ils ont fini par déplier l'canapé et y déménager la moitié du pieu de Sid, avec la couette et les coussins. Aucune logique, mais c'est l'habitude qu'ils ont prise, comme si son lit était un interdit tacite. Et ça l'fait soupirer, alors qu'il continue de l'observer dans le silence de la nuit, détaillant ses traits apaisés, ses paupières closes, son nez retroussé, ses lèvres figées dans une petite moue. Elle est tellement belle que ça lui fend l'cœur – et ça fait mal de s'dire qu'il aurait pu perdre la chance de la voir à tout jamais. Il devrait arrêter d'la regarder. Ça s'fait pas. C'est malsain. On regarde pas ses amis comme ça quand ils dorment, putain. Mais elle est pas son amie. Elle a cessé d'être juste ça depuis longtemps déjà. Et au final, elle saura pas, qu'il est occupé à l'admirer. Il préfère se raccrocher à son visage de poupée, plutôt que d'fermer les yeux et avoir les images de l'ouragan qui reviennent le hanter. Elle l'apaise, là, tout contre lui. Il écoute son souffle régulier et il essaie d'se calquer dessus, pour faire taire les tourments qui menacent de remonter encore et encore. Il la regarde jusqu'à ce que ses yeux se fassent papier de verre, jusqu'à ce qu'ils puissent plus rester ouverts. Et là, l'visage de Mads incrusté au fond d'ses iris, au creux d'son palpitant ; il finit par sombrer à son tour dans les bras d'Morphée. C'est du bruit qui finit par le faire enfin émerger, et ses rétines sont rapidement agressées par la lumière du soleil qui s'est levé. Un peu désorienté, il pose le regard sur les fenêtres qui lui arrachent les yeux, puis sur la place vide près de lui. Il s'redresse doucement en position assise, cherchant Mads du regard, jusqu'à l'apercevoir à l'autre bout d'la pièce. Là-bas. De dos. Ses cheveux en vrac, coulant le long de son t-shirt. Ses longues jambes dénudées, et la simple culotte qu'elle porte pour accompagner son haut. Merde. Merde, merde, merde. Malgré lui, son regard s'arrête sur ses fesses, prend le temps d'en apprécier la courbe rebondie, la forme parfaite qui s'offre à lui. Il devrait pas, il a pas l'droit ; ce spectacle ne lui appartient pas. Ne lui appartiendra sûrement jamais. Il peut pas regarder. Ça s'fait pas, ça non plus. Alors il ferme les yeux aussi fort qu'il le peut, sentant le rouge lui monter aux joues. « Putain. » C'est sorti tout seul. Il s'est grillé. Elle s'tourne, leurs regards se croisent, et il se fige pendant une seconde. Il se racle la gorge, passe une main sur sur son crâne, affiche un sourire mal assuré. « Salut. Ça fait longtemps que t'es debout ? » Y a ses yeux qui dérivent dangereusement de son visage à son t-shirt, jusqu'à ses cuisses, et il se maudit intérieurement. Parce que ça le laisse pas indifférent, il le sait très bien, et c'est la pire idée du monde de continuer à contempler ses formes comme ça. Alors il se force à tourner la tête de l'autre côté, fuyant Mads et ses yeux et son corps et elle toute entière. Il fixe un point invisible sur le mur en face de lui, avec une furieuse envie d'aller s'y éclater le front pour se punir de n'être qu'un pauvre con. Puis bordel, elle lui facilite pas la tâche, à s'trimballer sans pantalon. Il va faire une loi. Être aussi belle, ça va devenir une interdiction.

« Nop, quelques minutes à peine. J't'ai réveillé ? » Elle lui sourit et y a son palpitant qui s'met à danser des claquettes, alors qu'il la suit du regard pendant qu'elle vient s'asseoir sur le bord du canapé. « Je crois, j'sais pas trop. Au pire c'est pas grave. » Il hausse un peu les épaules, répondant avec un sourire pour mimer celui de Mads – même si lui, il a l'air beaucoup plus crispé. Tendu d'la tête aux pieds. Il l'observe s'étirer et sa bouche s'ouvre un peu malgré lui, alors que ses yeux suivent le mouvement du t-shirt qui se soulève, dévoilant un morceau de son ventre doré. Non. Non, elle peut pas lui faire ça. Il sent une chaleur bien trop familière s'diffuser dans son bas-ventre et il ferme instantanément la bouche, dents serrées, mâchoires grinçantes. Inspire, expire – faut qu'il respire. Faut qu'il pense à autre chose qu'à sa crinière sauvage, ses lèvres pulpeuses, sa taille fine, ses fesses galbées, et... stop. Stop, putain de merde. Il s'enfonce tout seul et il s'met à la fuir du regard, pour ne pas empirer la situation. Il la sent s'étaler près de lui, sa main venant s'coller à son torse nu. Ses phalanges graciles contre sa peau ; il crève d'envie de faire pareil. De glisser ses doigts sous son t-shirt, de parcourir son ventre et ses flancs, de remonter toujours plus haut, puis de descendre sur ses jambes, sous ses cuisses, et de monter encore, monter toujours. Comme son désir à l'heure actuelle. Parce que déjà, y a du mouvement là, en bas, dans le caleçon qui est le seul vêtement qu'il porte. Il va faire un infarctus, ça y est, c'est la fin. « J'ai la dalle. Tu nous prépares un truc ? » Finalement, non, la fin c'est maintenant. Il sent qu'elle le regarde mais il est trop occupé à fixer le plafond pour faire quoi qu'ce soit, carrément incapable de retrouver l'usage de la parole. Il la veut. Il la veut tellement que son corps le trahit, et il sent la panique se mêler à l'envie qu'elle a érigé sans même le vouloir. Faut qu'il trouve un truc pour calmer ses ardeurs, faut qu'il trouve une excuse pour ne pas s'lever maintenant. Elle peut pas voir ça. Il peut pas laisser un truc pareil arriver. « J'ai pas fait les courses, j'pense que j'ai rien de bon à t'proposer. » C'est complètement faux : son frigo est plein. Et putain, elle a jamais faim Mads, pourquoi ça tombe juste maintenant ? Pourquoi faut qu'elle le foute dans un état pareil ? « T'es sûre que t'as faim ? Tu veux pas plutôt qu'on regarde un film ? On mangera plus tard. » Voilà, un film c'est bien, il aura le temps de faire redescendre sa température. Mais à l'instant où il propose, il s'rend compte que la télécommande est trop loin, et qu'il peut même pas allumer la télé pour faire diversion. Il peut rien faire d'autre que rester cloué là, sagement planqué sous la couette, à fuir consciencieusement les yeux de Mads. Il peut même pas la regarder, de peur que ça continue d'empirer. Et l'pire, c'est de savoir qu'elle imagine même pas l'effet qu'elle lui fait.

« Génial, pour une fois que j'ai faim. Tu fais chier. » Et voilà. Maintenant Mads va lui en vouloir, alors qu'il aurait accepté sans hésiter s'il avait pu. Une occasion comme ça, ça s'refuse pas – il adore cuisiner et elle déteste bouffer, alors quand elle dit qu'elle a faim, il s'empresse d'lui préparer les trucs auxquels elle refuse de toucher d'habitude. Mais pas là. Là, il est coincé, et il voudrait qu'elle comprenne que c'est pas sa faute, qu'il aimerait vraiment lui faire plaisir mais qu'il peut pas bouger. « Désolé. » À peine capable de sortir un piètre mot, il sait pas comment se justifier, il sait pas comment lui dire qu'il veut pas qu'elle se fâche. Et puis elle a pas l'droit de lui en vouloir : c'est de sa faute s'il peut pas se lever. C'est elle la responsable, avec son regard fauve et son teint hâlé. Pourtant, il sent qu'elle est vexée. Elle se crispe, bouillonne à ses côtés, et s'il pouvait la regarder il sait déjà qu'ses yeux viendraient le fusiller sans pitié. Il fait tout ce qu'il peut pour changer de sujet, pour gagner du temps et la garder occupée. Tout pour pas qu'elle remarque le trouble qu'elle a semé et l'embarras dans lequel elle le met. Mais c'est Mads. Et Mads, elle se laisse pas avoir comme ça. « C'est quoi l'souci ?! » Il voudrait bien lui dire que c'est elle, le foutu souci, mais il ose pas. Il veut pas lui expliquer, il veut pas qu'elle sache. « Y a pas d'souci. » Il continue de l'ignorer alors qu'elle s'agenouille près de lui, manifestement énervée. Il s'dit que peut-être, s'il continue de faire la sourde oreille, elle va laisser tomber, râler un peu et lui faire la tronche. Il aura le temps de faire taire ses pulsions, et il pourra revenir s'excuser après. Mais non. Elle lui laisse pas un seul instant d'répit, et elle chope son menton pour le forcer à croiser son regard. « T'es pas content parce que j't'ai réveillé ? » Elle se penche sur lui et il retient son souffle, il s'fout en apnée, et pendant un instant il espère même qu'il va s'étouffer. Ça sera toujours moins pire que la nouvelle vague de chaleur qui l'assaille avec la proximité qu'elle instaure entre eux. Il est censé faire comment pour s'en sortir, si elle continue à faire des trucs comme ça ? « C'est parce que je t'ai frappé hier ? » Un soupir lui échappe et il finit par attraper le poignet de Mads, l'invitant doucement à le lâcher, avant de fuir son regard à nouveau. Il a trop peur qu'elle devine tout, avec ses iris transformés en rayons X. « Mais non, je te dis qu'y a pas de souci. » Il essaie de s'éloigner un peu, se décalant sur le côté en quelques mouvements maladroits pour lui échapper. Mais il sent la couette glisser en même temps, et il la rattrape brusquement, avant qu'elle ne descende trop bas. Avant qu'elle ne révèle ce qu'il tente désespérément de cacher. Mission accomplie, mais son geste n'était pas des plus discrets, et l'air coupable qui peint ses traits n'arrange rien. Vite, diversion. « C'est juste que... euh... j'me sens pas bien. J'ai mal au cœur, et tout et tout. » Il est pas sûr que ce soit la meilleure excuse, et il se maudit d'être un si mauvais menteur. « Mais j'vais pas te gerber dessus hein, t'inquiètes ! Ça va. » De mieux en mieux. « Enfin non, pas trop. Mais un peu quand même. Mais... voilà. » Que quelqu'un abrège ses souffrances, que la foudre s'abatte sur lui, que le sol s'ouvre sous sa carcasse. Mais pitié, qu'on le sorte de là. « Te fâche pas. » Ou p't'être que si, elle devrait ; il compte sur elle pour l'achever. Au moins, ça l'aidera à se calmer.

« T'es qu'un con ! » Sid n'a jamais été aussi d'accord. Lui aussi, il voudrait s'insulter, s'gueuler dessus parce qu'il est vraiment trop stupide – tellement que ça en devient ridicule. Il se sent ridicule. Avec la couette pour seul rempart, bouclier de pacotille destiné à préserver les maigres restes de sa dignité. Il tente maladroitement de s'éloigner, de lui échapper. P't'être que s'il met de la distance entre elle et lui, l'agitation dans son caleçon se calmera enfin, p't'être qu'il pourra s'en sortir intact et avec sa fierté en un seul morceau. Y a peu d'chances pour que ça arrive et il le sait, mais vous savez ce qu'on dit : l'espoir fait vivre et toutes ces conneries. Il veut juste gagner du temps, faire diversion, se trouver une excuse de merde pour justifier son comportement auprès d'elle. N'importe quel mensonge sera mieux qu'cette vérité honteuse, qu'il tente désespérément de lui épargner. Il voit bien qu'elle n'y croit pas, alors il essaie d'attirer un peu d'sa pitié, en lui demandant de n'pas se fâcher. Elle fait la moue et pendant une seconde, il craint le pire. « T'as pas l'air malade du tout. Arrête de t'foutre de ma gueule. » Il aimerait bien s'défendre, mais il a trop peur de s'enfoncer à nouveau. Il ouvre la bouche puis la referme, sans émettre le moindre bruit, frustré d'être incapable de baratiner. Mais finalement, elle l'écoute. Elle se fâche pas. Il voit l'effort qu'elle fait, la façon qu'elle a d'inspirer. Elle reste calme ; elle arrive même à retrouver sa bonne humeur. Il la regarde se mettre debout, un p'tit sourire au coin des lèvres, parce qu'elle est adorable quand elle est comme ça. Et puis elle l'enjambe, et son sourire se fane un peu, et il se crispe de peur qu'elle s'aperçoive de son désir coupable. « J'ai très bien compris c'qui s'passe. » Quoi ? QUOI ? Comment ça elle a compris ? Le cœur de Sid se fige dans sa poitrine, et ses yeux s'écarquillent quand il la voit s'baisser pour saisir la couette. Non. Tout mais pas ça. Pas ça, pitié. « T'es juste une grosse feignasse ! Alleeeez Sid, j'ai vraiment faim, j'te jure ! » Il s'agrippe à la couverture automatiquement, alors que Mads se met à tirer dessus en rigolant. En temps normal, il se serait marré avec elle puis ça aurait sûrement fini en bataille de polochon. Mais là, il peut pas. Il s'accroche à la couette de toutes ses forces, ses phalanges s'enfonçant dans le tissu pour la retenir sur son corps – ce sale traître. « PUTAIN MADS, NON ! » Il a gueulé malgré lui, la voix empreinte de cette panique qui danse au fond d'ses yeux. Tant pis. Elle peut pas enlever la couette. Elle peut pas voir la preuve de sa culpabilité. « Mais arrête putain ! » Elle recommence à faire la gueule, en continuant de tirer comme une dingue sur la couverture. Et Sid fait pareil de son côté, son palpitant s'affolant dans sa poitrine, alors qu'il est assailli par l'horrible impression que ses yeux s'mettent à clignoter en signe de détresse. « Toi arrête ! Lâche ça ! » Il tire, encore et encore, s'accrochant au tissu comme si sa vie en dépendait. Sûrement que c'est un peu le cas. « JE RIGOLE PAS MADS ! Lâche la couette ! » Et il tire, il l'étire, il l'aplatit sur lui sans s'en rendre compte. Tellement que ça commence à faire une surface plane sur sa carcasse. Il ne reste plus qu'une seule bosse, au niveau d'son entrejambe. Mais il s'en rend pas compte, trop occupé à continuer de tirer, et à faire les gros yeux à Mads, comme un parent mécontent. Aucune crédibilité.

« MAIS T'ES MALADE ! » Oui, voilà. C'est ce qu'il a tenté d'lui faire gober un peu plus tôt, sans grand succès. Sauf que le mot n'a manifestement pas l'même sens dans la bouche de Mads – elle croit qu'il a pété les plombs. Elle comprend pas. Et pour une fois, ça l'arrange bien. Il veut pas qu'elle comprenne. Il veut surtout pas qu'elle sache. Elle tire mais il s'laisse pas faire, et il finit par gagner. Ça le surprend un peu, mais il est soulagé. « T'es vraiment qu'un con, Sid. » Il sait. Mais il s'en fout : elle s'éloigne et il peut recommencer à respirer, fixant le mur d'en face à nouveau. Inspirer, expirer, se calmer. Il va y arriver. Faut juste qu'il pense à des trucs repoussants. Comme la mémé du troisième étage, par exemple. À poil. La vision s'impose à lui et il peut pas s'empêcher de grimacer, regrettant immédiatement cette décision. Mais si c'est l'prix à payer pour conserver sa dignité, ainsi soit-il. Il supportera de frissonner d'horreur en la croisant, tant pis. Il est tellement perdu dans ses pensées qu'il voit à peine Mads revenir, et qu'il remarque pas la malice dans l'angle de ses lèvres. Il voit rien venir. Il sent juste la couette qui se dérobe soudainement à lui, sans qu'il ait le temps de la rattraper. Il entend le rire de Mads éclater et mourir en même temps, et il voit la tête qu'elle tire en posant les yeux sur son caleçon. Ça y est. C'est vraiment la fin du monde. L'heure du jugement dernier a sonné. Il va crever. S'il vous plaît. Il voudrait vraiment crever, là, maintenant, tout d'suite. Mais rien n'se passe. Il plaque piteusement ses mains sur l'objet du délit, le visage brûlant, tellement rouge qu'on l'croirait au bord de l'implosion. Et ça lui semble être un destin franchement plus clément que ce qu'il est en train de vivre. L'humiliation cuisante face à Mads, la honte qui le prend à la gorge et lui tord les tripes. Sensation qui empire quand elle s'met à rire une fois de plus. Frénétiquement, sans pouvoir s'arrêter. « Sérieusement, Mads ? » Ça sonne comme une accusation et pourtant on sent sa détresse à chaque syllabe prononcée. Il attrape un coussin et l'utilise en remplacement de ses mains, pendant qu'elle s'met à rire encore plus fort, enfouissant son visage dans le matelas. Il a jamais autant détesté son rire qu'en cet instant – c'est comme une lame qui lacère encore plus son ego déjà malmené, le faisant saigner sans pitié. « Arrête de te foutre de ma gueule, s'te plaît. » Il serre les dents, il serre les poings ; il se sent tellement déshonoré qu'il sait pas s'il doit la foutre à la porte ou se jeter par la fenêtre. « C'est pas drôle ! C'est... J'y peux rien, ok ? Ça s'contrôle pas. » Il voudrait disparaître. Horriblement vexé, affreusement gêné, irrévocablement humilié. « Tu fais chier. » Maladroitement, il se lève, gardant le coussin plaqué contre son entrejambe, fuyant Mads du regard. Ça lui fait trop mal de se dire qu'elle se moque de lui, alors qu'il a l'impression de vivre l'un des pires moments d'sa vie. Il sait même pas quoi lui dire – il voudrait juste qu'elle oublie. Mais la honte est tellement insupportable qu'il peut pas rester là. Il la laisse en plan, fonçant vers la salle de bains, claquant la porte derrière lui pour échapper à ses yeux, à son rire, à elle toute entière. C'est plus facile d'aller se planquer que de l'affronter.