01 ; beaucoup trop on est beaucoup trop ça fait beaucoup trop il a vu toutes les nouvelles petites têtes s'aligner tour à tour le rituel de la maternité devenu hypocrite toujours les mêmes gestes toujours le même enthousiasme toujours à tel point qu'il finit par être feint mais quand allez vous vous arrêtez à quand la ménopause jusqu'à quand le système reproductif persiste quel est son niveau de résilience quel est son degré d'ironie et s'ils continuent comme ça il y en aura un handicapé à partir d'un moment c'est trop et trop vieux et un enfant handicapé déjà ceux d'avant se sentent négligés mais alors là...alors là. on fait des frères et soeurs pour qu'ils puissent être proches pas pour qu'ils se regardent les uns les autres quitter l'enfer familial avec une sensation d'abandon et de désespoir de combien de temps moi vais je être condamné à cet environnement nocif ô combien de temps et toujours les nouvelles têtes blondes. et un jour ça s'arrête. neuf mômes. neuf mômes dans une ambiance trailer trash. neuf mômes quand on a pas les tunes d'en avoir deux. bienvenue dans la famille Sheridan, je suis Billy, quatrième, ventre mou de la fratrie.

   02 ;Il ne parle pas de ses sentiments, jamais parler de ses sentiments, ça rend vulnérable, parler ça rend les choses vraies - si on les tait elles peuvent ne pas exister encore pendant un certain temps, il reste une marge de manoeuvre pour les annuler. annuler le mal en le taisant. il aurait explosé John, ouais explosé dans l'héroïne ou quelque chose de ce type, une explosion pas superbe, s'il n'y avait eu sa boîte. sa boîte c'est un truc que sa mère avait balancé négligemment entre ses petits bras d'enfant genre fous ça dans la benne lors d'un des fameux tris annuels de la maison des Sheridan (quand tu accueilles un enfant toutes les cinq minutes il faut faire de la place régulièrement, les enfants déjà existants depuis un certain temps avaient fini par appeler ça les mercredis du vide, "voidsnedays"). John l'avait gardé. l'a toujours. une vieille boite à biscuits en ferraille dans laquelle il enferme toutes ses émotions sous forme d'objets-souvenirs. l'addition de la soirée où Ehsan et lui s'étaient séparés (t'es trop enfoui dans ton boulot, John, j'existe plus, je prends plus de place), la patère de l'entrée de la maison à Elijay tombée le jour de son départ définitif, une page de l'Attrape-coeur (son bouquin favori) que Billy a arrachée dans sa rage de gamin quand il a appris qu'il partait du foyer, etc...la boîte des émotions qu'il n'exprime jamais autrement que quand il l'ouvre (seul).

   03 ;t'es trop enfoui dans ton boulot, John, j'existe plus, je prends plus de place oh Ehsan ton petit visage ta peau d'olive tes yeux profonds dans lesquels j'ai prévu de me perdre pour le restant de mes jours je prends plus de place je me compresse je me compacte je ne suis plus qu'une minuscule souris qui grignote la nourriture des placards qui ne fait pas assez de bruit pour que tu la remarque parce qu'elle ne sort que le soir le soir tu me remarques comme une souris tu te dis oh elle est mignonne et puis tu retournes à ton travail et moi je deviens de plus en plus petite je me sens devenir de plus en plus petite je me sens disparaître absolument vide à l'intérieur de moi je ne sais plus comment te le dire une souris une poussière je volette dans les rayons de soleil sans qu'on y fasse attention je fais des prouesses acrobatiques comme une feuille dans le vent sans qu'on me remarque je n'existe plus il faut que je m'en aille pour exister à nouveau tu comprends le visage ne bouge pas juste la main qui se crispe et reste crispée sur l'addition comme si c'était le messie la solution à tous les problèmes un doudou mon addition ma survie la seule chose sur laquelle j'ai un contrôle je peux payer l'addition j'ai l'argent pour payer l'addition mais je n'ai plus d'amour

   04 ;Billy c'est le seul qu'il a laissé le toucher pas le toucher physiquement vous êtes dégueulasses putain non mais le toucher vraiment. les autres étaient trop petits ou trop indifférents mais Billy c'est le premier être qui l'a fait se sentir important, essentiel, utile. qui l'a fait se sentir. être quelqu'un. et quel genre de trahison est-ce d'abandonner l'être qui l'a fait se sentir exister en premier ? c'est être une merde mais parfois il faut être une merde pour survivre. il fallait partir. laisser Billy dans cette merde, prendre le risque qu'il n'arrive pas à s'en sortir, ne pas l'aider une seule seconde à le faire. ne plus le revoir sauf à certaines célébrations. garder la tête froide. couper le cordon alors qu'il n'a jamais eu à le faire avec les parents-crottes ("poopparents", autre terme générique de la fratrie Sheridan).

   05 ;les chiffres on s'en douterait pas mais il est né dedans. quand tu gères un budget pour une famille aussi vaste ouais faut tenir des comptes ouais. la mère Sheridan lunettes avec une branche en moins penchée avec sa clope au dessus du livre de comptes à la seule lumière du bar de la cuisine les livres et les livres de comptes qui s'empilent les chiffres qui s'empilent jamais regardé avec elle jamais partagé un moment de complicité avec elle mais dès qu'il y avait un moment où la maison était vide de parents (souvent) foncer dedans examiner les chiffres ébloui intéressé d'abord puis inquiet ensuite commençant à comprendre commençant à comprendre que c'est n'importe quoi c'est mal tenu on court au désastre modifier en imitant l'écriture comprendre apprendre à comprendre tout seul et puis grandir dans l'indifférence du regard des parents sur les excellents résultats en maths autodidacte caché décrocher une bourse dans l'indifférence générale lancer son American dream dans l'ombre (puis échouer mais ça c'est plus loin dans l'histoire).

   06 ;toujours été nul à chier en littérature par contre, les pires résultats possibles en anglais, à un moment ça ressemblait même à une tentative de rentrer dans le Guinness des records, et pourtant toujours lu, boulimiquement lu, piqué des bouquins, emprunté des bouquins en cachette à la bibliothèque, John petit c'était un remake de Matilda la brouette en moins. apprendre toujours tout le plus possible se nourrir le plus possible par curiosité, par sensation de remplir des vides à l'intérieur de lui, par envie de vivre des aventures invivables en réalité, et c'est peut être justement ces histoires qui lui ont permis de rêver la suite de sa vie puis de la mettre en application car John rêve peu donc s'il a un rêve il va forcément l'accomplir. fonceur. viveur.

   07 ;les enfants, il ne sait pas. il a en a déjà eu assez autour de lui avec la fratros de l'enfer. par contre il y a Fléau. Fléau c'est son double, son alter ego, sa compagne de vie, sa partenaire de crime, son alliée. Fléau c'est son chat, une rouquine ordinaire très fine au visage d'écureuil. endormie sur son ventre dans le lit, veillant depuis son épaule en voiture, ces deux là sont des espèces de compagnons de vie-duo infernal-superhéros de dessin animé jusqu'à ce que la mort les sépare.

   08 ;ça c'est un truc que peu de gens, voir zéro gens savent, mais au moment où il s'est barré pour commencer son école, il a aussi commencé les cours de danse contemporaine. initialement à cause d'une nana qui lui plaisait, puis par réel désir. au bout de deux ans il a cumulé avec des cours d'acrobatie et maintenant, il ne danse toujours jamais devant les gens autres que ceux des cours, mais il danse seul et son niveau est remarquable. fluide John dont le corps semble tant l'embarrasser au quotidien trop grand pour le monde se déploie se tord se soulève tourne dans les airs retombe comme un chat respire poreux à l'humanité entière sent l'énergie s'échapper de tous les pores de sa peau pour y rentrer plus forte glisse sur un fil oublie le monde se tord à nouveau glisse au sol apprend à tomber pour apprendre à se relever défie la gravité en permanence parce que ça fait toujours un défi à remporter que la gravité au fil des ans se met à lui appartenir

   09 ;il a toujours eu un truc étrange avec la liberté d'autrui, une profonde pulsion à vouloir la capturer capturer la liberté absolue de l'autre et la liberté absolue il n'y a guère que les animaux pour l'effleurer alors petit il a appris seul petit à petit à attraper les pigeons dans la rue les oiseaux dans la nature les souris les poissons à mains nues dans les rivières il capture leur liberté ça fait grand frisson à l'arrière de son crâne comme une puissance absolue et puis il vit le déchirement de leur rendre leur liberté et de les regarder se l'approprier à nouveau et alors en les regardant il vit la réalité de son propre enfermement. puis c'est le prochain oiseau, le prochain poisson. la prochaine personne, la prochaine vie.

   10 ;ne se voit pas faire autre chose de sa vie que du commerce, de la finance. quelqu'un qui le connaitrait vraiment (j'écris au conditionnel parce que jusqu'à ce jour ça n'existe pas) se demanderait pourquoi il n'essaye pas quelque chose de plus artistique étant donné son amour des bouquins, de la danse. mais voilà le deal : il a besoin de cet équilibre. il a besoin de la froideur rigoureuse des chiffres balancée par la chaleur libre du reste, et vice versa. sa vie n'existe pas autrement. l'un sans l'autre l'étouffe. l'un sans l'autre n'existe pas.