Hael ? Non. Jael. Pas Hael. Pas du tout. Pourtant c’est juste une lettre qui mène à une erreur énorme, elle tranquille sur les pavés, les fesses endolories d’être trop restée longtemps assise et puis ce groupe de mecs qui débarquent de nulle part. Fausse piste. C’est pas Hael. Non. C’est pas un homme, c’est pas un frère. C’est juste Jael, Jael trop frêle, Jael fatiguée, Jael attristée, Jael trop seule. Jael qui pourtant comprend qu’elle ferait mieux de se lever, de partir au plus vite pour pas se faire taper. Si elle a bien apprit quelque chose pendant cette année à la rue c’est de faire confiance à l’alarme qui résonne bancalement au fond de son crâne.
Alors elle se redresse tant bien que mal, baisse la tête et fait semblant de ne pas entendre les voix des hommes, se faufile entre eux alors qu’ils la laissent passer, interloqués tout d’abord. Hey. Main qui s’abat sur son épaule, elle se dégage rapidement avant de se mettre à courir, sac qu’elle sort fort contre sa poitrine, ne prend pas le temps de regarder derrière elle pour voir s’ils la suivent.
Parce qu’ils vont la suivre. Elle le sait.
Déjà un concert de cri dans son dos, lui sommant de s’arrêter. Tu parles. S’arrêter pour quoi ? Et se faire casser la figure ? Merci bien, elle a déjà donné, au suivant. Parce qu’elle a décidé de se la jouer silencieuse Jael depuis que Peter est en prison, depuis qu’elle a enfin accepté que Jed ne reviendrait jamais. Petite souris dans les rues de la ville, elle cache les trésors qu’elle a amassé, argent, appartement, boutique. Cadeaux teintés de sang, versés volontairement ou non, ça lui pèse sur la poitrine, comme un poids dégueulasse. Alors elle joue les invisible, reste là où on lui a dit de rester et joue le jeu de la petite princesse paumée qu’elle commence enfin à maitriser.
Sauf aujourd’hui.
Même pas le temps d’avoir peur, surement qu’elle plane encore un peu, surement aussi qu’elle est blasée, que ça ne l’atteint même plus de se faire courser, encore, encore, par des gens qui n’ont que des mauvaises intentions. Le cœur qui bat quand même un peu, l’effort et l’adrénaline, elle souffle difficilement, bien consciente qu’elle ne pourra pas rester comme ça encore très longtemps. Elle est rapide Jael. Mais eux aussi. Il lui faut un plan de sortie, quelque chose pour s’éclipser et qu’ils ne la voit pas disparaitre.
Devant ses yeux ça brille comme une évidence, ridicule, le destin qui frappe un grand coup. Mais elle n’a pas le temps d’hésiter Jael quand elle tape le code de l’entrée, fébrile, et qu’elle s’engouffre dans le hall de l’immeuble, se cachant derrière les boites aux lettres pour s’assurer qu’ils ne l’ont pas vu entrer. Le bruit de leurs pas sur le pavé qui s’éteint petit à petit, leurs voix au loin et la sensation de les avoir perdus. Elle espère du moins. Soulagée, elle finit pas se laisser tomber au sol, recroquevillée contre le mur, la tête dans les genoux, pour essayer de respirer. Allez Jael c’est pas compliqué. Main dans la poche, elle compte les cailloux un a un, des nouveaux ramassés sur la plage, pour penser à Serena, pour penser à Tobias, pour penser à Jedediah et à ceux qui se sont envolés un peu trop tôt. Elle pourrait pleurer. Nostalgie douloureuse, qui  lui permet paradoxalement de se calmer.

Y a un truc qui le démange depuis le matin, un truc un peu désagréable qui gratte entre ses côtes, un truc qu’il appellerait un pressentiment s’il croyait encore au destin, qu’il appellerait une prémonition s’il s’appelait Caïn et qu’il tirait les cartes comme on tombe à genoux pour prier. Y a un truc qui le démange depuis le matin, et c’est pas un moustique, il a regardé quatre fois dans le miroir de la salle de bain, un tour dans un sens, un tour dans l’autre, inspection minutieuse de la peau qui dessine des tranchées sur son torse. Il fait mine de pas le voir. Il fait toujours mine de l’ignorer. C’est facile, de faire semblant, on ferme les yeux, on les tourne, on fait tourner la bouffe dans l’assiette et puis on va gerber, à la maison quand Asher est loin, au boulot quand y a pas un rat. C’est facile et puis ça bouffe pas de pain, de toute façon il bouffe plus alors pour ce que ça vaut c’est pas bien important. Ce qui est important c’est que ça gratte, ce qui est important c’est que ça pulse, ce qui est important c’est que depuis le matin il attend, un bruit, un son, quelque chose, son téléphone serré entre les mains et le cœur battant.

Il attend quelque chose mais il attend pas ça, en réalité, tomber nez à nez avec Jael alors qu’il sort le sac poubelle, Jael dans le hall de l’immeuble, Jael qu’il reconnaît entre toute, même de dos, même dans la pénombre, Jael qui est belle et tragique, Jael qu’il ne sait plus comment approcher depuis l’épiphanie entre deux rayons du supermarché, parce que tout semble étrange, factice, mécanique, parce que rien ne lui semble égaler ce qu’ils avaient avant, comme s’ils étaient rouillés, presque étranger, presque cassés. Il lui dit pas ça, évidemment, son sac poubelle à la main et l’air un peu trop hébété pour avoir l’air suffisamment intelligent pour prétendre pouvoir aider à chasser ce qui l’effrayait.

« Jael ? » il appelle, pour éviter de la faire flipper et parce qu’il aimerait se convaincre que ce n’est pas qu’une apparition. « Quelqu’un t’a emmerdée dans la rue ? »

Il sait pas trop pourquoi c’est ça qui lui traverse la tête, sait même pas trop si les gens s’abaisseraient vraiment à emmerder Jael entre toute autre personne. Il a pas beaucoup foi en l’humanité mais il voit pas trop qui pourrait envie de la faire chier, avec ses yeux trop grands et ses cheveux trop doux, un morceau d’innocence sur le macadam. Ah, il pense, peut-être que c’est pour ça qu’on pourrait l’emmerder, y a toujours un connard pour trouver ça amusant de souiller. Peut-être que c’est ça qu’elle fuit, Jael, et il tord le cou pour regarder la porte d’entrée, fronce les sourcils quand il repère des silhouettes floues derrière la porte. Quelque chose cloche. Ça vibre entre ses côtes. Quelque chose cloche, c’est une certitude, pas besoin de son horoscope pour le savoir.

« Jael. » Il appelle, une nouvelle fois, plus de questions dans la voix et les sourcils froncés. « Suis-moi. »

Il hésite, une demi-seconde, finit par attraper sa main pour la tirer à l’intérieur de l’appartement, claquer la porte derrière eux. Il a peur et il sait pas pourquoi. Il a la trouille et ça lui plaît pas. Y a quelque chose de sombre derrière la porte d’entrée de l’immeuble. Quelque chose de dégueulasse. Quelque chose qui peut pas attraper Jael.

Il veut pas ça.
Hors de question.

Elle a le cœur qui bat, si fort, le sang qui pulse dans ses tempes et l’impression que son souffle est devenu brûlant lorsque le recracher la fait grimacer. Dans son cerveau ça bouillonne, des milliers d’idées, de solutions qui se bouscules et pourtant elle est incapable de bouger, pétrifiée derrière les boites aux lettres, cachée grossièrement de ses poursuivants.
Jael ? voix dans son dos qui la fait sursauter, le cœur qui pourrait presque traverser sa cage thoracique tellement la peur la prend à la gorge. Main sur sa bouche pour ne pas crier, elle se retourne vivement, prête à déguerpir de nouveau, quand ses yeux se posent sur l’arrivant. Merle. L’estomac qui se serre trop vite, acidité dans la bouche et l’envie de pleurer quand elle le dévisage, lui et ses traits imparfaits qu’elle aime dessiner trop souvent, maniaque, obsession, manque. Manque. Il lui manque. Quelqu’un t’a emmerdée dans la rue ? « Hein ? » y a juste ça qui franchit ses lèvres, bloquée entre choc de le croiser là et la peur qui la talonne. Instinctivement elle tourne de nouveau la tête pour regarder la porte d’entrée, vérifier que cette dernière ne s’ouvre pas. Jael. Nouvel appel qui finit de l’arracher complètement à son état d’indécision. Suis-moi. et sa main qui vient chercher la sienne, immobile un instant, elle regarde leurs deux peaux qui se touchent, essaye de réprimer au fond de son corps l’impression de bourdonnement qui s’empare d’elle. Il faut pas. Elle peut pas. Ils peuvent pas. C’est trop compliqué, trop stupide, trop ridicule. C’est des actes manqués, une sorte d’étrangeté quand les souvenirs de leur dernière rencontre remontent puis les échanges un peu houleux après l’arrestation de Peter.
Mais elle n’arrive pas se détacher.
Elle laisse Merle l’entrainer dans le couloir, main dans la main, elle essaye de rassembler son courage. Mais elle n’y arrive pas. Parce qu’au fond c’est compliqué, entre se retrouver avec lui ou bien les hommes qui la poursuivent le choix est vite fait.
Il lui faut pas longtemps pour comprendre où il l’emmène. Sourcils qui se froncent elle recul un peu, incompréhension de deux mondes qui se rencontrent. « Tu connais Asher ? » ça lui échappe, incrédule alors qu’elle hésite à lâcher la main du jeune homme. Asher. Merle. Foutue coïncidence qui la prend par surprise, elle continue de reculer, lâche la main de Merle presque par dépit, la gorge qui se serre. « Il est là ? » parce qu’elle ne sait pas si elle est capable de l’affronter lui aussi. Pas les deux à la fois. Trop compliqué pour elle, pour son palpitant trop malmené, les souvenirs qui s’accrochent à elle et la nuit où tout a basculé après que Seven l’ai fracassée.
Parfois elle voudrait avoir le secret pour attirer Jael, arrêter de tomber. Mais faut croire que c’est pas pour tout de suite alors qu’elle dévisage Merle pour la énième fois, incapable de s’empêcher de retenir chaque nouveau trait depuis la dernière fois, cicatrices ou mèches folles, bleu dans les yeux qui prend une teinte différente avec l’éclairage blafard du couloir. Et ça fait mal de partout. Tellement. Besoin viscérale de le toucher alors que tout le reste de son être la supplie de ne pas céder.

On dirait une bête. C’est ce qui le frappe. On dirait une bête, acculée, traquée, chassée, on dirait un animal, prêt à fuir, prêt à détaler, quelque chose de sauvage, quelqu’un qu’il est pas sûr de reconnaître. Y a trop de temps qui a passé, trop d’eau qui a coulé, peut-être, trop trop trop et il se raccroche fébrilement au souvenir de leur rencontre au supermarché pour ne pas baisser le bras lorsqu’elle recule, lorsqu’elle lui échappe, lorsqu’elle s’enfuit presque. Il sait, évidemment, qu’Asher et Jael se connaissent. Il sait parce que c’est comme ça qu’il a décidé de ne plus jamais lâcher Asher, il sait parce que c’est à Asher qu’il a confié qu’il était amoureux de Jael. C’est y a pas si longtemps que ça et ça paraît être des siècles, des années, c’est au bord d’une plage avec le goût du citron dans la bouche, c’est le début de plein d’autres choses, un petit caillou qui roule pour se transformer en éboulement. Il sait, c’est certain, il sait pas pourquoi il est surpris, pourquoi il cligne des yeux, pourquoi ça le secoue autant. Peut-être que c’est l’expression du visage de Jael, peut-être que c’est de savoir que quelqu’un peut afficher ce genre d’expression à l’idée de voir Asher, peut-être que c’est un mélange, quelque chose d’instinctif, quelque chose d’incontrôlable, quelque chose d’animal. Peut-être, il sait pas, il est pas doué pour mettre le doigt sur ses émotions, pas le doigt pour détailler, disséquer, c’est pas son kiffe, pas son genre, lui il ressent et puis c’est tout, il accepte, il ingurgite, il fait, c’est tout, c’est comme ça.

« Il est pas là. » Il explique, calmement, reprend sa main parce qu’il sait que la lâcher trop longtemps c’est l’inviter à partir, à s’en aller, à le quitter. Il est pas là, Asher, et Merle sait pas quand il rentrera, s’il rentrera, même. Il est pas là, Asher, et c’est la première fois que ça l’arrange, la première fois qu’il est heureux. Y a pas tellement de jours où il est heureux d’être loin de lui mais cette fois-là, ça l’arrange parce que Jael a l’air au bord de la fissure, au bord de la fêlure et qu’il veut pas en rajouter. Il marche déjà sur une ligne trop fine, au bord du gouffre, à bout de souffle. « Je le connais parce qu’il m’a sauvé la vie, plusieurs fois. » C’est trop difficile à expliquer clairement, trop compliqué de lui expliquer que c’est parce qu’Asher était là qu’il n’a pas bu la tasse quand il était encore chez les Lost Boys, trop épineux d’évoquer la façon dont il le rattrapait, la façon dont il l’a empêché de sombrer. Il se contente de dire ça parce que c’est tout ce qui compte, parce que c’est la réalité, grossière et imparfaite et incomplète mais la vérité tout de même. Il ment pas, Merle, il espère que Jael s’en rappelle lorsqu’il la tire doucement pour la pousser à avancer loin de la porte d’entrée. « Assieds-toi sur le canapé, d’accord ? » Il murmure. Y a des couvertures partout et c’est pas un mystère, dans le fond, le fait qu’il dorme là. Il tire sur la couverture, pour permettre à Jael de ne pas s’asseoir sur Bob, se dirige vers les fenêtres pour tirer d’un geste sec les rideaux avant de revenir vers elle.

« Est-ce que tu veux boire quelque chose ? »

C’est débile comme question mais ça meuble le silence et ça l’empêche de fixer nerveusement les fenêtres ou la porte, ça lui permet de se focaliser sur elle uniquement. C’est complètement con mais il est bon pour ça, pour meubler, parler, éviter de penser, agir, c’est ça, sa vie, toujours foncer et jamais penser parce qu’il est incapable de calculer la moindre chose, trop sincère, trop ouvert. Il se mord le pouce, pour arrêter de parler, finit par laisser retomber sa main, par s’asseoir par terre parce que s’asseoir près d’elle lui semble trop intime, trop compliqué. C’est tendu, bizarre, étrange entre eux depuis le supermarché, raide à un point où il ne sait plus quoi faire, comment gérer.

« Je voulais pas dormir dehors alors Asher m’héberge. »

Il souffle. C’est une vérité et il fixe Jael, dans l’espoir qu’elle lui en livre une elle aussi, quelque chose, n’importe quoi, la raison pour laquelle on la course ou celle pour laquelle tout est si bizarre entre eux.
Il aimerait juste savoir ce qui se passe.

Il est pas là. Asher. Pourtant c’est bien son appartement, c’est bien chez lui, et ça brûle de partout. Y a la main de Merle dans la sienne qu’est de nouveau là qui l’empêche de faire demi-tour, qui la tire doucement vers l’intérieur. Je le connais parce qu’il m’a sauvé la vie, plusieurs fois. Qu’il continue calmement, un peu trop calme peut être, mais Jael se concentre là-dessus. Bien sur qu’il lui a sauvé la vie. Rien d’étonnant là-dedans. Syndrome du chevalier qui lui bouffe les entrailles depuis toujours, depuis cette fois sur le banc en bois à New York, à attendre que le verdict soit rendu. Une part d’elle voudrait exiger plus de détails, savoir comment, pourquoi, quand. Puis y a l’autre moitié qui veut pas, qui veut plus, usée, fatiguée, abimée. L’autre moitié qui l’emporte alors qu’elle serre un peu plus les lèvres, les mords un peu par réflexe. Concentrée, elle ne voit pas la porte qui se referme, juste le claquement qui la fait légèrement sursauter, les nerfs encore à vif de la course poursuite, le cœur qui bat toujours trop fort, petite souris aux aguets, elle ne s’arrête jamais vraiment.
Assieds-toi sur le canapé, d’accord ? « hm » qu’elle marmonne alors que déjà son regard est capté par une boule de poils lovée sur le canapé. Son regard qui s’éclaire un instant alors qu’elle s’installe sans rechigner, la main tendue pour caresser le lapin. Ca lui rappelle avant, ça lui rappelle la Suisse, ça lui rappelle toutes ces années avec les animaux, et soudain elle se rend compte à quel point ça lui a manqué. Est-ce que tu veux boire quelque chose ? Concentrée sur le lapin elle ne répond pas. Pas tout de suite. Il a l’habitude Merle, de la voir dans ces états-là, trop d’informations, besoin de se concentrer sur une seule chose et d’analyser le reste lentement, bout par bout. Pour le moment c’est le lapin qu’elle observe. Juste le lapin. Plus Merle. Plus Asher. Plus les autres gens qui l’ont poursuivie dans la rue.
Je voulais pas dormir dehors alors Asher m’héberge. Le lapin qui bouge, lui échappe, ça rompt le sortilège, Jael qui papillonne des yeux, semble soudain atterrir de nouveau, le regard qui se pose sur Merle. Elle grimace un peu. « Pourquoi tu rentres pas » qu’elle demande tout pas. Un peu comme une accusation. Comme un besoin de savoir pourquoi il n’est plus là, pourquoi il n’a pas voulu revenir, dans cet appart bordélique dont elle a hérité maintenant que Peter est en prison. « Peter est pas là. » ça fait mal. De penser à ça. De Peter loin. De Merle loin. De Mihail qui ne répond plus. Reste que Jahmad et des bribes de chaleur volées à droites à gauches. Moue contrite, elle se recroqueville un peu plus, envoi valdinguer ses chaussures pour se mettre plus confortablement sur le canapé. « Du jus. » réponse en bordel, un puzzle quand on ne la connait pas, c’est répondre à la question posée avant, y a déjà un petit moment maintenant. « C’est Bob ? » qu’elle finit par conclure en montrant le lapin d’un geste de la tête. Il lui en a parlé. Un peu. Juste assez pour qu’elle se souvienne. Pour qu’elle se concentre là-dessus, plutôt que de vouloir tourner les talons et partir.