Regard vide et phalanges crispées sur le volant, il a l'impression que tout son corps est engourdi, comme si le sang avait cessé de circuler ce matin, au moment où il a appris la nouvelle. Ça expliquerait pourquoi son cœur lui fait si mal. Y a plus rien qui fonctionne à l'intérieur, cervelle qui tourne à l'envers et entrailles retournées, il sait plus s'il veut chialer crier se rouler en boule ou tout arracher. Alors il fait rien du tout, automate qui n'peut plus réfléchir sans que la même phrase vienne tourner en boucle dans sa tête.

Nash est mort.

Il revoit les yeux éteints de Malo, quand il est venu identifier le corps. Le silence qui pesait trois tonnes et l'étau qui l'empêchait de respirer – il savait pas quoi dire. Sûrement que c'est parce qu'il n'y a rien à dire, quand c'est comme ça. Y a rien qui sera assez bien. Rien qui le ramènera.

Les lumières du motel dansent et il se demande à quel moment la nuit est tombée. Il a pas vu la journée passer, l'impression que ça n'fait qu'une poignée de minutes que tout s'est effondré, il a perdu la notion du temps et il saurait pas dire où toutes ces heures se sont envolées.

Voiture garée en travers de deux places, il le voit même pas. Il voit plus rien de toute façon, il sait pas comment il a fait pour arriver jusque là sans s'encastrer dans un mur. Il a pas réfléchi, c'est l'instinct qui l'a guidé. Le besoin de la voir. Et de lui annoncer l'impensable.

Son pas est lent, mécanique. Ses épaules plus courbées que d'habitude quand il arrive enfin dans le hall, quand ses yeux se posent sur les cheveux emmêlés de Mads. Tout implose en lui et il reste planté là, incapable de bouger parler ou même respirer. Bras ballants, une enclume au creux des tripes et tous ses mots se font la malle sans qu'il puisse les rattraper, il a oublié ce qu'il voulait dire et comment le dire ; sa langue est de plomb, son myocarde n'est plus que poussière. Quand leurs regards se croisent enfin, il ouvre la bouche, la referme. Ça veut pas venir. « Nash. » Sa voix tremble, ses mains aussi. Il fait un pas en avant, s'arrête – on dirait que le sol va se dérober sous ses pieds. Y a une douleur diffuse dans sa poitrine et chaque seconde qui passe est une lame de plus qui s'enfonce entre ses côtes, qui menace de le faire s'écrouler. Pourtant, il tient bon. Quitte à s'étrangler quand il finit par lâcher : « Il est mort. »

Elle n'entend pas les pas arriver, pourtant ils sont lourds. Ils portent tout le poids d'une peine trop grande. Mais elle est plongée dans le courrier, plusieurs lettres de relance, le motel est dans une merde financière pas possible depuis que sa mère a lâché les rênes. Elle souffle, soupire à plusieurs reprises. Jusqu'à capter la présence qui s'approche d'elle. Elle redresse la tête ; Sidney. Elle déglutit, qu'est-ce qu'il fout là. Elle jette un coup d’œil nerveux à la pendule, il est presque minuit. A peine a-t-il eu le temps de s'approcher qu'elle ouvre déjà la bouche, prête à le chasser d'ici. Elle refuse toujours de le voir. Novak n'a plus donné signe de vie et elle ne sait pas si c'est bon ou mauvais signe. Elle panique pour un rien depuis des jours et vire à la parano. Mais aucun son ne sort quand elle perçoit l'émotion sur le visage de Sid. Son cœur se serre aussitôt alors qu'elle pressent tout le malheur qui émane de lui. Il est arrivé quelque chose. Elle ne sait pas quoi, elle ne sait pas qui, mais c'est terrible. Ça crève les yeux. Elle serre sa main autour de son stylo et contourne le bureau pour s'approcher de lui, le regard soucieux, chargé de questions. Un silence pesant s'installe entre eux tandis qu'il pose ses yeux sur elle. Et ça lui glace le sang. Palpitations d'appréhension. Elle pense au père de Sid, ou peut-être Jo, sa partenaire. A moins que ce ne soit Vic ? Mais elle ne pensait pas à ça. — Nash. Son visage se décompose aussitôt. Ses bras retombent mollement le long de son corps. Elle voudrait arrêter l'instant. Ne jamais entendre la suite. Et elle prie, tellement fort que sa tête pourrait exploser. Elle prie pour qu'il vienne lui annoncer que Nash s'est fait arrêter et retourne en prison. Elle n'a jamais autant espéré que ce petit con se fasse choper. — Il est mort. Deux secondes s'écoulent, une éternité pour Mads. Sa main relâche le stylo, qui tombe au sol dans un bruit léger. Elle n'a pas encore réagit que déjà, les larmes roulent sur ses joues. Elle fronce les sourcils, son visage qui se tord sous le choc de la révélation. L'incompréhension et la détresse qui se mélangent dans un cocktail explosif. Sa main droite vient prendre appuie sur le bureau alors que ses jambes se mettent à trembler doucement. — Q-quoi ? Je, non. Sa voix vacille, son cœur dégringole. Hoquet de douleur, elle recule et pose une main sur sa bouche. — Non. Qu'elle répète un peu plus fort, complètement désorientée. Sanglots bruyants, son cerveau n'assimile pas l'information. Crève-cœur insoutenable, l'impression que tout s'écroule autour d'elle. Elle tangue, hurle encore. — NON ! Comme si refuser l'évidence pourrait changer quoi que ce soit. Le ramener. Une dernière fois au moins.

Les larmes de Mads se mettent à couler et déjà sa propre vision s'embue – comme s'il avait fallu qu'il attende de la voir s'écrouler pour que les vannes s'ouvrent. Il sait ce qu'il vient de faire et le poids lui fait courber l'échine un peu plus. En lui annonçant la mort de Nash, il a tué un bout d'elle aussi. « Q-quoi ? Je, non. » Aux premières loges pour la regarder s'effondrer, brique par brique, les lambeaux qui viennent s'étaler à ses pieds sans qu'il soit sûr de pouvoir les ramasser. « Non. » Elle tangue. Appuyée au bureau comme si elle était à deux doigts de tomber, ses sanglots qui lui donnent envie de s'arracher les oreilles pour n'plus les entendre. La douleur de Mads fait écho à la sienne et c'est un chaos insoutenable pour lui comme pour elle – ça prend toute la place et ça rend l'air irrespirable. « NON ! » Il donnerait tout pour remonter le temps, profiter de son visage une dernière fois avant la chute, revoir son sourire avant de le lui arracher. Il voudrait remonter plus loin encore, aller sur cette putain de plage et empêcher Nash de faire une connerie. Remonter encore et encore, le prévenir quand il aurait dû le faire, s'assurer qu'il ne soit pas arrêté. Remonter jusqu'au commencement, jusqu'au moment où tout a déraillé.

Mais il peut pas. Il pourra jamais.
Il ne lui reste que le poids des regrets qui lui entravent la gorge et le font suffoquer.

« J'suis désolé. » Pour tellement de choses qu'il pourrait pas les lister. Désolé envers Nash, envers Mads, envers tout ce qu'ils ont été et ne seront plus jamais. Désolé d'avoir laissé la rancœur assassiner leur amitié, désolé d'avoir été si puéril, désolé de l'avoir détesté dans le vent. Désolé de pas lui avoir dit qu'un de ses gars était sur la sellette, désolé de pas avoir su l'empêcher de finir en taule, désolé de pas avoir réussi à lui tendre la main. Désolé de n'avoir rien fait, d'avoir trop fait, que tout soit parti en cendres. Désolé d'être celui qui fait imploser le monde de Mads en lui annonçant la nouvelle. Il est désolé mais il peut rien faire pour réparer ses erreurs.

C'est trop tard.

Il s'approche, le pas mal assuré et les pieds comme deux blocs de béton. Son corps s'écrase contre celui de Mads un peu trop brutalement, ses bras qui viennent s'enrouler autour d'elle pour la serrer tout contre lui, jusqu'à ce qu'ils étouffent tous les deux. C'est tout ce qu'il est en mesure de faire – essayer de se raccrocher à elle pour pas se noyer dans la peine qui dévaste tout en lui. Le visage enfoui dans le cou de Mads, ses larmes qui passent enfin la barrière de ses cils, qui crèvent silencieusement quelque part entre leurs peaux. Il voudrait trouver les mots comme il sait le faire si souvent avec elle, réussir à la calmer, la rassurer, la réconforter. Lui promettre que ça ira.

Mais rien ne vient parce que même lui n'y croit pas, parce qu'il sent déjà la culpabilité ronger ses entrailles lentement, sûrement. Y a pas de mots assez forts pour éponger leur peine. Pas de gestes assez puissants pour leur redonner de l'oxygène. Il sait pas quoi faire d'autre qu'étouffer, mais au moins il le fait avec elle.

Il parle, mais elle n'entend pas. Le brouillard qui l'enveloppe est trop opaque et la coupe de la réalité. Elle a l'impression d'entendre son cœur battre au ralentit, ça retentit dans sa poitrine, ça fait vibrer ses côtes si fort qu'elles menacent de céder à chaque impulsion. Elle ne bouge plus, perdue dans un flot de pensées incohérentes. La douleur se propage, de plus en plus violente alors que la réalité fait son chemin. Elle réalise lentement qu'elle n'entendra plus sa voix. Qu'elle ne touchera plus sa peau. Qu'il ne la fera plus rire. Qu'il ne la mettra plus en colère non plus. Elle ne lira plus de sms de sa part. Elle ne sentira plus son odeur. Et soudain, une peur incohérente se propage. La peur d'oublier son parfum, d'oublier le son de sa voix, d'oublier jusqu'à son visage. Les pleurs redoublent, terrifiée par cette idée. Et c'est au même moment que Sid vient se fracasser contre elle, elle s'accroche à lui, les mains dans son dos, les doigts qui agrippent le tissu de son uniforme alors que ses jambes lâchent. Elle pèse sur lui, l'entraine avec elle. Leurs visages enfouis dans la nuque de l'autre, l'eau salée qui coulent sur leurs peaux refroidies par l'émotion terrible. Elle pleure bruyamment, la poitrine qui se soulève rapidement, les poumons en feu et une boule dans la gorge. Elle ressent cette sensation atroce, celle qui fait croire qu'on ne sera plus jamais heureux. Parce que la peine est si grande qu'elle fait disparaitre toute la lumière et détruit tout. Comme une fatalité, une promesse de journées pluvieuses et grises ; jusqu'au bout. Et soudain, au milieu de sa tristesse déchirante, une pensée effrayante. Son souffle se coupe, ses yeux s'écarquillent et son cœur qui menaçait de s'arrêter repart de plus belle. Elle relâche Sid, s'écarte et vient poser ses mains tremblantes sur ses joues trempées pour bloquer son visage. Dans ses yeux, la panique commence déjà à se dissoudre dans une culpabilité naissante. — Comment ? Comment il est mort ? Et si c'était Novak ? Ou des amis de l'irlandais qui chercheraient à se venger ? La terreur la fait pâlir alors qu'elle s'imagine un instant être responsable de cette tragédie.

Mads pèse sur lui si fort que ses jambes ne tiennent plus pour deux – elles avaient déjà du mal juste pour lui. La chute est lente, retenue. Celle-là, il la contrôle. Pas celle de son cœur, de celui de Mads, celle qu'a connu Nash avant de s'écraser définitivement. Il se relèvera pas. Jamais. Et il revoit ses yeux clos, ses traits figés, son corps devenu rigide sur la plaque glacée de la morgue. Il arrive plus à respirer.

Les sanglots de Mads continuent de résonner trop près de lui et ça lui crève les tympans, ça lui coupe le souffle un peu plus encore. Sa poitrine se soulève trop vite mais ses poumons n'arrivent pas à emmagasiner assez d'air, son myocarde pompe à l'envers. Ça fait tellement mal qu'il se demande une seconde si on peut en crever. Il sait que non ; il a survécu quand sa mère a disparu, il survivra ce soir aussi.

Il ne restera que la douleur fantôme de ce morceau qu'on lui a amputé, qui finira enterré avec Nash.

Le froid se diffuse en lui brutalement quand Mads le relâche, et il s'agrippe à elle un peu plus fort, comme s'il avait peur qu'elle s'envole à son tour. Mais elle part pas. Elle se contente de poser ses mains contre ses joues, leurs regards rougis par les larmes qui s'ancrent l'un à l'autre. « Comment ? Comment il est mort ? » Son cœur s'arrête et le monde avec lui. Sans le vouloir, elle enfonce les doigts dans la plaie déjà béante, creuse un peu plus le gouffre de sa cage thoracique. Il voudrait lui dire que c'était un accident, qu'il a perdu le contrôle de sa voiture ou qu'il a fait une mauvaise chute. Il préférerait même que ça soit un règlement de comptes, pour pouvoir lui promettre qu'ils trouveront le coupable, que quelqu'un paiera – et si c'est pas derrière les barreaux, ce sera de la main de Malo.

Mais c'est rien de tout ça. Y a pas de coupable, ni une personne tangible, ni le karma lui-même. Rien d'autre que Nash et les démons qui l'ont bouffé jusqu'à n'en laisser que des miettes que personne n'a su recoller.

« Il a été trouvé sur la plage. » Sa voix est aussi étouffée que lui. Il a pas envie de lui dire alors il retarde l'inévitable, lui parler de la plage comme si ça pouvait rendre tout ça moins douloureux, comme s'ils pouvaient trouver du réconfort en se disant que sa dernière vision était celle des vagues et de l'horizon. Mais y a rien de beau là-dedans. C'est juste l'horreur d'un naufrage qu'ils n'ont pas pu stopper. « Mads, il... » Il déglutit difficilement, ses mains qui viennent se poser sur celles qui encadrent son visage. Lui apporter un contact pour amortir le choc. « Il s'est suicidé. »

— Il a été trouvé sur la plage. Mais ça ne calme pas ses doutes, au contraire. La plage ? Pourquoi la plage ? Qu'est-ce qu'il foutait là-bas ? Et trouvé quoi ? Noyé ? Assassiné ? Ses yeux le supplient d'abréger cette attente. Il faut qu'elle sache, vite. Mais Sidney peine à trouver ses mots, à trouver son souffle. Rongé lui aussi par cette perte. C'était trop tôt, beaucoup trop tôt pour mourir. Pour s'en aller, les laisser. — Mads, il... Et à nouveau il se tait, ses mains qu'il vient poser sur les siennes. Mais Mads n'en peut plus d'attendre. Elle s'impatiente, sa voix qui se charge de colère, qui vacille sous l'effet de la crainte. — Quoi Sid ? Il quoi ? Les yeux chargés de reproches ; crache le morceau Sid. Fait taire cette agonie. Il s'élance enfin, tout bas, la voix étouffée par l'atroce vérité. — Il s'est suicidé. Ses muscles se relâchent d'un coup, la stupeur déforme son visage. Elle n'avait pas envisagé cette possibilité, pas un seul instant. Ça la prend de court et son palpitant éclate. La pression de ses mains disparait et elle les laisse retomber, échappant à celles de Sidney. La bouche entrouverte, elle n'arrive pas à percuter. Le choc est trop grand et tout semble tourner à l'envers subitement, comme si plus rien n'avait de sens. Comme cette révélation. Un suicide. Elle ne comprend pas. Elle balbutie, mais c'est incompréhensible et ne parvient finalement pas à articuler quoi que ce soit. Les sanglots se sont étrangement calmés, pourtant les larmes continuent de rouler, source inépuisable. Elle referme finalement la bouche alors que tout se remet en ordre dans sa tête. La culpabilité ne part pas, bien au contraire. Elle rejaillit, encore plus grande, plus virulente. Et Mads plonge son visage entre ses mains, recommençant alors à pleurer. Tout son corps est secoué. Elle se laisse doucement tomber en avant, sa tête qui vient se poser sur le torse de Sid. Et tout bas, elle articule lentement, le son de sa voix étouffé par ses mains. — C'est d'notre faute. La sentence qui tombe, irréfutable. De leur faute à tous. Tout ceux qui l'entouraient ; mal, apparemment. Tout ceux qui n'ont rien vu. Tout ceux qui ont contribué à le faire tomber si bas qu'il n'a pas trouvé d'autres échappatoires. La faute de Malo, de Sid. La sienne aussi. Parce qu'elle n'a jamais su lui dire à quel point il comptait. Parce qu'elle l'a oublié. Parce qu'elle n'a pas su arranger les choses et mettre sa fierté de côté. Parce qu'elle l'a délaissé à cause de ses propres soucis. Résultat tout est fini. Elle fouille dans sa mémoire, cherche à se souvenir quel jour elle l'a vu pour la dernière fois. Et quels étaient ses derniers mots exactement. Mais elle ne se souvient plus et ça creuse encore plus le trou dans sa poitrine. Néant qui engloutit tout. Son âme qui se fissure lentement sous le poids de cette culpabilité trop grande. Elle va tout dévorer, Mads ne cherche pas à lutter. Elle la laisse l'envahir, la laisse venir charger ses larmes pour les rendre encore plus lourdes et plus nombreuses. Elle se sent responsable et pourtant, elle ne comprend pas.

« Quoi Sid ? Il quoi ? » À la seconde même où il prononce enfin les mots fatidiques, il sait qu'il la condamne. Il voit le choc, l'incompréhension, sent ses mains le quitter, le laissant orphelin. Les siennes prennent leur place pour essuyer les sillons brûlants creusés par les larmes, les mêmes qui continuent de brouiller sa vue mais qui ne coulent plus. Comme s'il se l'interdisait maintenant qu'il a porté le coup fatal – maintenant qu'elle se blâme. Il le sait. Il voit le voile de culpabilité se dresser derrière ses rétines aussi facilement qu'il l'a fait en lui. C'est en train de la démolir et il peut pas rester faible s'il veut essayer de limiter la casse.

Il finira de se lamenter plus tard. Pour l'instant, c'est Mads qu'il doit empêcher de se noyer.

Elle se remet à pleurer, tête entre les mains, basculant en avant pour s'appuyer contre lui. Ses bras viennent automatiquement l'entourer une fois de plus et il écarte les jambes pour lui faire de la place, pour pouvoir l'attirer plus près de lui. Il la serre contre lui encore une fois, mais plus pour s'y agripper. Son étreinte a troqué le désespoir contre la résignation – il a plus le temps de pleurer. C'est plus solide, plus ferme, l'étau de ses bras en guise de bouclier contre le reste du monde. Mais à quoi bon quand ce qui la ronge est déjà logé au creux d'ses tripes ? « C'est d'notre faute. » La sienne, il est d'accord. La liste de ses erreurs est aussi longue que son bras, il a de quoi faire tout un exposé de pourquoi il a participé au crash de Nash. Mais il veut pas que Mads s'en veuille, il veut pas la voir être dévorée par les remords et les regrets. « Arrête. T'y es pour rien. » Il sait même pas comment elle peut croire le contraire, comment elle peut penser une seule seconde qu'elle a provoqué sa mort. « J'suis sûr qu'il dirait la même chose que moi. » Sa voix se brise sur les derniers mots et il prend une longue inspiration pour se calmer, pour ne pas laisser le chagrin le submerger à nouveau. Il a plus le droit – pas alors qu'elle s'effrite entre ses bras.

La vérité c'est qu'il sait pas ce que Nash dirait, il sait pas parce qu'il sait plus rien, parce que le gouffre entre eux était trop profond. Assez pour lui donner l'impression qu'ils n'étaient plus que des étrangers.

Il supporte pas de se dire que Nash pensait peut-être la même chose.

« Il a laissé une lettre. » Une main appuyée sur le dos de Mads, l'autre vient se loger entre ses cheveux, ses phalanges qui glissent contre sa nuque. « Je l'ai pas lue. Elle était pour Malo, c'est lui qui l'a. » Il sait pas s'il a envie de savoir ce qui était écrit dedans – mais l'ignorance laisse trop de place à l'imagination, et pas la bonne. « Je sais pas pourquoi il a voulu... » Mourir. Il n'arrive pas à le dire. « J'sais juste qu'il savait ce qu'il faisait. » S'il était assez lucide pour écrire un mot d'adieu, c'est que la décision était ferme. Peut-être même qu'elle mûrissait dans l'ombre depuis un moment. Et ça lui déchire le cœur de se dire que personne n'a rien vu.

Il la prend dans ses bras et écarte ses jambes, elle en profite pour se laisser tomber totalement contre lui, s'asseyant par terre. Elle s'affaisse contre son buste et le laisse la serrer contre lui. Elle voudrait qu'il serre encore plus fort, pour étouffer son chagrin. Mais il ne peut rien y faire, la seule solution serait de la broyer vivante. — Arrête. T'y es pour rien. Elle n'en croit pas un mot. Parce qu'il ne sait pas tout, peut-être même qu'il ne sait rien au final. — J'suis sûr qu'il dirait la même chose que moi. Elle secoue la tête de gauche à droite pour réfuter ce qu'il avance. Il n'a pas le droit de parler à la place de Nash. Personne. Elle articule tant bien que mal, entre ses sanglots interminables. — Tu comprends pas Sid, tu sais pas. Non, il ne sait pas qu'elle a passé plus de temps à le rejeter et lui faire des reproches qu'à lui montrer tout ce qu'elle ressentait pour lui. Peut-être que s'il avait su combien elle tenait à lui, combien sa perte allait la détruire il ne l'aurait pas fait. Pensée égocentrique qu'elle ne maitrise pas, focalisée sur sa propre douleur. Elle oublie le reste, elle oublie les autres. Y a plus qu'elle, sa peine et Nash. Comme si subitement elle prenait la responsabilité de tous les maux de la planète, elle qui n'assume absolument rien d'ordinaire. Et c'est trop d'un coup. C'est trop violent. Ça la déchire de l'intérieur, hémorragie émotionnelle. Elle n'en dit pas plus, elle n'arrive plus à dire quoi que ce soit. Les mots restent bloqués, ses phrases lui semblent vide de sens. — Il a laissé une lettre. Elle retire ses mains de son visage, trempées. Son visage aussi. Les yeux bouffit, les vaisseaux sanguins ont pété sous le choc. Ce n'est pas beau à voir. Elle lève le regard vers Sid, cherche le sien pour s'y accrocher désespérément. Son rocher dans la tempête qui la traverse. — Je l'ai pas lue. Elle était pour Malo, c'est lui qui l'a. Un éclair de colère triste traverse ses prunelles rouges. Pour Malo seulement ? Égoïsme triste qui refait surface, alors qu'elle aurait voulu en avoir une. Rien que pour elle. Juste pour avoir encore quelques mots, les derniers. Un au revoir, quelque chose. — Je sais pas pourquoi il a voulu... Elle ferme les yeux, redoute l'impact de ses mots. Mais rien ne vient. Sid ne peut pas le dire et c'est tant mieux, elle ne pourra pas l'entendre une deuxième fois ce soir. — J'sais juste qu'il savait ce qu'il faisait. Et c'est pire. Parce qu'il y a pensé, longtemps peut-être. Et personne n'a rien vu. Pourquoi il n'a rien dit ? Elle ne sait plus ce qu'elle pense, tout s'emmêle. Elle s'en veut au moins autant qu'elle lui en veut. Mais c'est secondaire pour l'instant. Elle a trop mal pour se focaliser là-dessus. Elle n'arrive pas à arrêter de pleurer, complètement ébranlée. Elle vient finalement passer ses bras autour du torse de Sid, se blottissant contre lui, mouillant encore plus son t-shirt. Elle supplie tout bas. — Reste avec moi. Ce soir, cette nuit, demain, toujours. — Me fais jamais ça. Qu'elle ajoute encore plus bas, la voix tremblante. Elle laisse le silence s'installer quelques instants, espérant se calmer mais rien n'y fait. Inconsolable. Alors elle reprend, déboussolée. Elle a encore du mal à réaliser, tout lui semble irréel pour l'instant. — Malo le sait... ? Peut-être qu'il ne faudrait pas le laisser seul lui aussi. Elle ne survivrait pas à un second acte dans cette tragédie.

« Tu comprends pas Sid, tu sais pas. » Il a pas la force de la contredire – il focalise tout ce qu'il lui reste sur sa tentative de rester solide, pour elle. De toute façon elle a sûrement raison. Y a un tas de choses qu'il ne sait pas et vice versa, les détails de ce qui liait chacun d'eux à Nash resteront entre eux et lui. Emportés dans sa tombe.

Leurs regards se croisent quand il parle de la lettre, et il voit l'éclat se ternir en une milliseconde. Il devine la tristesse, la déception, la colère. Elle continue de pleurer et il sait pas quoi dire pour refermer les vannes.

Aucun mot ne saura combler le vide laissé par Nash.

Alors il se contente de resserrer son étreinte quand elle se blottit contre lui un peu plus fort encore, tant pis si elle trempe son col de ses larmes. « Reste avec moi. Me fais jamais ça. » Ça fait mal quand il déglutit, quand il respire, quand chaque seconde passe et que la voix continue de répéter dans sa tête ; il est mort.

Il est mort, c'est d'ta faute.

« J'te le promets. » Il la laissera pas. Pas comme ça. Ses lèvres déposent un baiser sur le sommet de son crâne et il reste comme ça, l'odeur de son shampoing qui lui chatouille les narines, seul détail agréable auquel il essaie de se raccrocher. Ça suffit pas, mais c'est tout ce qu'il a.

« Malo le sait... ? » Un soupir lui échappe contre les cheveux de Mads, et il redresse le menton pour parler. « Oui. Il a dû venir l'identifier. C'est là qu'ils lui ont donné la lettre. » Sa gorge se noue, l'image de Malo gravée sous ses paupières, sa démarche rigide et ses yeux trop sombres pour voir quoi que ce soit à travers. Comme s'il était plus vraiment là. Passé en pilote automatique, paumé quelque part où on n'peut pas l'atteindre, loin d'eux mais trop loin de Nash aussi. « J'pense qu'il a besoin d'être seul. » Le temps d'encaisser, digérer, faire face à l'amputation d'un bout de son myocarde. Comme il a dû le faire y a des années, avec la mort de Lula.

Il finit par s'écarter doucement, se libérant tant bien que mal de l'emprise de Mads pour se relever, une main tendue vers elle. « Viens. » Il veut pas rester étalé dans le hall – surtout si des clients risquent de les interrompre. Mads a pas l'air de pouvoir s'arrêter de pleurer, et si elle doit continuer jusqu'à l'épuisement, autant qu'elle le fasse ailleurs que sur le sol.

— J'te le promets. Il dépose un baiser sur son front mais ça ne l'apaise pas. Ça ne suffit pas. Ce ne sont que des mots, la confiance a disparue. Le doute s'est propagé et mélangé à sa détresse actuelle plus rien n'a de saveur. Encore moins de valeur. Nash aurait pu promettre aussi, ça n'aurait rien changé. Le mal est fait, l'univers déstabilisé. Et elle ne comprend pas pourquoi les choses s'acharnent comme ça. Pourquoi rien ne va depuis des mois. Tout semble aller de pire en pire. Nash aujourd'hui, qui ce sera demain ? Elle ferme les yeux, tétanisée face à cette pensée qui ne fait que l'accabler encore plus. Elle s'enfonce dans son chagrin, y a pas de bouée, pas de sauvetage. Elle veut s'y noyer pour faire taire le vacarme dans sa tête, pour combler le vide dans sa poitrine. — Oui. Il a dû venir l'identifier. C'est là qu'ils lui ont donné la lettre. L'identifier. Le mot raisonne dans sa tête, tourbillonne et s'écrase un peu partout. L'identifier. Ça se mélange, pensées décousues. Elle se met à visualiser le corps inerte et froid de Nash. Ça lui glace le cœur, ce qu'il en reste du moins. Nash en a arraché un morceau en s'en allant. Myocarde béant, défiguré à tout jamais. L'identifier. Elle devine la réaction de Malo. Empathie soudaine qui termine de la flinguer alors qu'elle se croyait déjà au sol. L'identifier. Putain, à quoi il ressemblait ? Comment est-il parti ? La question s'impose à elle, mais elle n'ose pas la poser. Les mots ne franchissent pas la barrière de ses lèvres mouillées. Elle reste dans un coin de sa tête. — J'pense qu'il a besoin d'être seul. Colère fugace, elle s'étrangle à moitié lorsqu'elle tente de parler entre deux sanglots. — Et Nash ? Il avait besoin d'être seul aussi ? C'est plus fort qu'elle. Elle mélange tout. Elle ne peut plus s'inquiéter pour Nash - plus jamais - alors elle reporte ça sur quelqu'un d'autre. C'est maladroit, ça n'a pas de sens. Réaction instinctive, comme pour se dédouaner de la première erreur. Sid bouge et elle s'écarte, surprise, une main qui s'accroche à son t-shirt par réflexe pour l'empêcher de partir, de la laisser - lui aussi. — Viens. Elle lève la tête et attrape la main qu'il lui tend. Elle se blottit contre lui et se laisse entrainer jusque dans sa chambre. Elle n'arrive pas à se calmer. Son corps s'épuise, mais les larmes sont intarissables. Elle a l'impression qu'elle pourrait pleurer indéfiniment. Quand ils se retrouvent dans l'obscurité de la petite chambre, elle ose enfin demander, toujours agrippée à lui tandis qu'ils prennent place sur le bord du lit. — Il. Elle a du mal à formuler sa question. — Comment ? Il faut qu'elle sache. Parce qu'elle sait que si c'est trop moche, le cercueil sera fermé le jour de l'enterrement. Et elle ne le reverra pas une dernière fois. Au fond, c'est peut-être mieux comme ça. Son dernier souvenir sera Nash vivant. Et non pas un visage éteint et maquillé, méconnaissable ; un mauvais souvenir.

« Et Nash ? Il avait besoin d'être seul aussi ? » Il se crispe. L'impression qu'elle lui balance des reproches qu'il ne veut – ne peut – même pas renier. Il peut pas s'empêcher de se demander. Est-ce que ça aurait été différent, s'il n'y avait jamais eu cette dispute stérile ? Est-ce qu'il aurait pu voir quelque chose s'ils étaient restés amis ? Est-ce qu'il aurait pu le rattraper ? Est-ce que Nash aurait pensé au suicide s'il avait pas perdu un bout d'sa vie derrière les barreaux ? Est-ce qu'il a enfoncé le premier clou dans son cercueil, en le laissant tomber ? « J'sais pas, Mads. » La sincérité dans sa voix est brute, crue, ça sonne aussi rauque que si du papier de verre était venu lui râper les cordes vocales. « J'sais pas de quoi il a besoin. » A, pas avait. Comme s'il était encore là, comme s'il s'était juste absenté le temps de quelques jours, parti en vadrouille dans un patelin alentour pour revenir la semaine suivante. Comme s'il avait encore l'espoir de voir sa tronche au coin d'une rue et de se demander s'il doit le fuir ou l'affronter.

Y a plus ce dilemme.
Y a plus de Nash.

Elle s'accroche à lui quand il se lève et il s'empresse de tendre la main pour ne pas lui donner une impression de vide – pas plus que celui qu'il a creusé dans sa poitrine à la seconde où il a ouvert la bouche. Il la laisse s'appuyer contre lui quand ils avancent jusqu'à sa chambre, un bras autour de sa taille et l'autre qui reste en suspens, prêt à intervenir si ses jambes décidaient de la lâcher à nouveau. Toute son attention et tous ses sens tournés vers elle, espoir vain d'oublier le chagrin qui lui noue la gorge, la douleur qui lui tord les tripes. Se concentrer sur Mads pour pas s'effondrer.

Posés sur le bord du lit, il reste collé à elle, une main appuyée sur le matelas alors que l'autre se pose sur son poignet. Contact permanent, à croire qu'il cherche à lui rappeler qu'il est là, lui prouver qu'il partira pas. « Il. » Ses yeux scannent son visage, rides soucieuses sur son front, yeux rougis par les larmes versées. Celles de Mads continuent de couler, et il se demande si elles s'arrêteront un jour. « Comment ? » Il retient son souffle, lèvres pincées, tête qui se baisse. Il peut pas la regarder dans les yeux en lui disant comment Nash est mort. « Il a... » Sa voix tremble. Il souffle lentement, ferme les yeux une seconde. Il déglutit comme s'il cherchait à ravaler toutes ses émotions avec sa salive. Et puis il reprend, si doucement qu'on dirait qu'il veut pas qu'elle entende. « Overdose. Mélange de drogue et alcool. » Il veut pas s'épancher, développer, lui dire la quantité ou les substances exactes qu'ils ont trouvé dans son sang, il veut pas être précis, il veut pas rendre tout ça plus réel que ça ne l'est déjà. Il va à l'essentiel, court, concis, presque clinique. Comme pour mettre plus de distance entre eux et la mort, mais c'est trop tard – elle vient de faire une déferlante dans leurs vies. « Il a pas eu mal. » C'est ce qu'on dit toujours pour mieux faire passer la pilule, ce qu'on lui a appris à réciter quand la situation s'y prête en annonçant un décès dans le cadre de son travail, ce qui est censé rendre les choses plus faciles à encaisser. C'est ce qu'on lui a dit, à lui aussi.

Ça marche pas. Nash a peut-être pas eu mal – il espère. Mais eux, si. Et il a l'impression que ça s'arrêtera jamais vraiment.

La main de Sid se pose sur son poignet et elle se laisse aller contre lui, sa tête qu'elle pose sur son épaule. Elle ne cherche plus à le repousser, au contraire. — Il a... Elle sent la difficulté qu'il a à lâcher l'information. Elle ne sait pas si c'est uniquement parce qu'il est au 36ème dessous, ou si parce que la façon dont s'est tué Nash est trop affreuse. Elle déglutit, nerveuse. Il finit par lâcher le morceau, tout bas. Si bas que ça semble irréel - si seulement ça l'était vraiment. — Overdose. Mélange de drogue et alcool. Elle ferme les yeux avec la sale sensation de s'être pris une énième rafale de balles dans la poitrine. Elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas pourquoi, ni comment il a pu faire ça. Elle ne comprend pas ce qu'elle a raté. Et des questions stupides lui traversent la tête. Où a-t-il acheté la drogue ? Est-ce qu'il se droguait déjà avant ? Pourquoi cette fin là ? Pourquoi sur la plage ? Il lui semble que tout ça ne veut rien dire. Comme si Sidney lui racontait la fin d'un inconnu. Elle ne reconnait pas le Nash qu'elle a toujours connu. Combien de fois a-t-elle été autant à côté de la plaque le concernant ? Elle en vient à se demander si elle le connaissait vraiment, au moins un peu. Juste un peu. — Il a pas eu mal. Elle hoquète, furieuse. Bien sûr qu'il a eu mal. Peut-être pas au moment où il est parti, mais y a eu l'avant. Les semaines, les mois, les années même peut-être. Tout ce temps à encaisser sans jamais se plaindre. Bien sûr qu'il a eu mal, sinon il n'aurait pas cherché à tout arrêter. Et elle se demande s'il a eu peur, s'il a regretté quand il a commencé à se sentir partir. Ça fait redoubler ses pleurs, ça tord son cœur. C'est trop à encaisser, elle n'y arrive pas. Elle l'imagine appeler à l'aide, tout seul sur la plage et n'entendre que le bruit des vagues comme réponse. Elle se lève brusquement, passant ses mains dans ses cheveux et faisant quelques pas dans le noir. Elle vient essuyer son visage mais ça ne sert à rien, d'autres larmes viennent remplacer celles disparues. Elle tente de reprendre son souffle, comme si on venait de lui assener un coup violent. Combien d'autres personnes autour d'elle sont dans cet état ? Combien frôle l'envie de mourir chaque jour sans qu'elle ne voit rien ? Tout se mélange dans sa tête et elle se retourne vers Sid. Et lui ? Est-ce qu'il va vraiment bien ? Est-ce qu'elle le connait vraiment ? Elle remet subitement tout en question, c'est plus fort qu'elle. C'est la panique mélangée à son incapacité à faire face à sa douleur qui prennent le dessus. Elle revient vers lui, se penche vers lui, ses mains qui se posent sur ses joues qu'elle se met à caresser en tremblant, gestes maladroits. — Tu m'le dirais si t'avais envie de mourir ? Sa voix vacille, les mots écorchent sa langue. Mais il faut que ça sorte. — Tu sais que je t'aime Sidney ? Peut-être qu'elle aurait dû le dire à Nash avant. Peut-être que ça aurait changé quelque chose. Et ses mots n'ont rien d'une grande révélation, ce ne sont pas des aveux trop longtemps camouflés. Non, c'est le genre de je t'aime qu'on dit aux gens qui comptent. Parce que c'est vrai, parce que y a pas d'autres façons de le formuler.

Le hoquet furieux de Mads lui écorche les oreilles – il sait. Il sait que c'est pas ce qu'elle veut entendre et que rien de ce qu'il dira ne suffira à lui faire retrouver son calme. Il tâtonne mais y a pas de manuel, y a personne pour lui expliquer comment combler le trou béant que Nash a laissé dans la poitrine de Mads. Personne pour lui expliquer comment sécher ses larmes, ou comment reprendre son propre souffle. L'impression qu'un poids invisible s'est perché sur ses épaules et que rien ne viendra jamais le soulager.

Il se courbe un peu plus quand elle lui échappe.

Dans la pénombre, il observe son ombre s'éloigner et tourner en rond, écoute sa respiration saccadée par les pleurs et la douleur. Il voudrait avoir les bons mots, les bons gestes. Mais y a rien qui vient et l'impuissance dans laquelle ça le plonge est insupportable. Il peut rien faire pour Mads. De la même façon qu'il n'a rien pu faire pour Nash. Yeux baissés, sa tête rentre entre ses épaules comme s'il voulait se recroqueviller sur lui-même, encore et encore jusqu'à s'avaler tout seul et ne plus rien laisser. Mais Mads revient jusqu'à lui et il lève le regard vers elle en sentant ses mains sur ses joues, ses doigts tremblants, glacés. Pourtant son contact le brûle. « Tu m'le dirais si t'avais envie de mourir ? » Il fronce les sourcils mais elle lui laisse même pas le temps de réagir, enchaînant directement. « Tu sais que je t'aime Sidney ? » Son cœur se serre. Elle dit pas ces mots-là Mads, elle les dit jamais. Et il sait que c'est pas le je t'aime qu'il voudrait entendre, celui qu'il se retient de lui dire depuis des années – mais en cet instant ça n'a aucune importance. C'est se raccrocher à l'autre, à tout ce qu'on a, pour pas se faire noyer par le chagrin. « Je sais. » Même s'il arrive qu'il se pose la question parfois, dans le fond il sait bien qu'elle est attachée à lui. Il sait aussi qu'elle est pas foutue de le montrer correctement, mais il s'y est habitué. Visage levé vers elle, il contemple une seconde ses traits déchirés par la peine, ses mains qui viennent se glisser juste au-dessus de ses hanches alors qu'elle est toujours debout face à lui. « Moi aussi. » C'est qu'un murmure. Il a peur qu'elle perçoive tous les sentiments qu'il ravale, s'il la laisse entendre le son de sa voix.

Et il finit par baisser la tête à nouveau, son front qui vient se caler doucement contre le ventre de Mads, ses yeux clos. Ses mots sont à demi-étouffés quand il finit par confier : « J'crois qu'il me détestait. » Depuis les silences, la dispute, les mots durs et la trahison. Tout ce qu'il peut pas lui expliquer.

— Je sais. Elle hoche lentement la tête. Il sait. Tant mieux. Mais au moins maintenant, elle en est certaine. Est-ce que Nash savait aussi ? Elle n'en est pas certaine. Surtout pas après l'avoir oublié à la prison le jour de sa sortie. Comment a-t-elle pu ? Ça lui semblait tellement dérisoire quand ils se sont engueulés à ce sujet, parce qu'elle était obnubilée par ses propres problèmes. Mais aujourd'hui, ça prend toute son ampleur. Peut-être qu'il a cru qu'il avait été rayé, remplacé. Peut-être qu'il a cru que s'il n'avait plus sa place parmi-eux, il ne l'avait plus non plus parmi les vivants. Ça cogne dans sa tête, les reproches se font de plus en plus nombreux, la culpabilité gonfle et écrase sa cage thoracique. Il pose ses mains sur ses hanches et elle se rapproche instinctivement, désireuse de retrouver sa chaleur pour tenter de contrer le froid qui gèle ses émotions. — Moi aussi. Elle voudrait sourire, mais elle n'y pas. Elle se dit qu'elle ne sourira plus jamais. Il se laisse tomber en avant, sa tête contre son ventre et elle retire ses mains de ses joues en même temps pour venir les poser à l'arrière de son crâne, la tête penchée vers lui, observant sa silhouette abattue dans l'obscurité. — J'crois qu'il me détestait. Elle tique, surprise. Ses sourcils qui se froncent et le silence qui s'éternise alors qu'elle n'est pas certaine d'avoir bien compris. — Quoi ? Qu'elle finit par souffler tout bas. Elle se baisse pour venir se mettre à sa hauteur, le forçant à se décoller d'elle pour lui faire face. A nouveau elle emprisonne son visage entre ses doigts fébriles. — Qu'est-ce que tu racontes ? Pourquoi il t'aurait détesté ? Elle ne comprend pas d'où ça sort. Si c'est juste le chagrin qui lui fait dire n'importe quoi, ou s'il lui cache quelque chose. Parce que Sidney n'est pas de ces personnes qu'on déteste. Elle cherche son regard dans le noir, s'accroche au léger reflet qu'elle détecte sur sa cornée. Ses sanglots diminuent enfin ; juste un peu.

« Quoi ? » Il réagit pas, aussi immobile que silencieux alors qu'elle le force à s'écarter un peu d'elle. Docile, il ne bronche pas malgré la vague de froid que ça provoque en lui. Quand elle se baisse, son regard fuit. Il veut pas affronter celui de Mads – il peut pas, il y arrive pas. Elle pose les mains sur son visage à nouveau, mais cette fois ça n'fait qu'accentuer la couche de glace qui se répand dans sa cage thoracique. « Qu'est-ce que tu racontes ? Pourquoi il t'aurait détesté ? » Ses dents se plantent dans sa lèvre inférieure, comme pour se punir d'avoir trop parlé et s'empêcher de continuer. Il aurait mieux fait de se taire, parce qu'il a aucune envie de lui répondre. Il a pas la force de tout lui expliquer, tout avouer. Pas ce soir. Pas avec la mort de Nash qui fait flancher sa conscience.

Il persiste à n'pas la regarder, mais il entend ses sanglots se calmer et c'est plus fort que lui – il lève les yeux. Maintenant qu'elle l'a happé, il sait qu'elle le laissera pas se défiler. Pourtant il se sait incapable de tout lui raconter. « C'est... compliqué. » Ses mains se sont posées sur ses propres genoux, crispées jusqu'à en faire blanchir ses jointures. Il a la voix étranglée et le regard trop terne. « J'ai pas envie de parler d'ça. Pas maintenant. » Lentement, ses doigts raides viennent se superposer à ceux de Mads pour lui faire lâcher prise en douceur et libérer son visage. Mais il est pas capable de couper le contact pour autant, ses phalanges qui restent accrochées aux siennes. « J'voudrais juste qu'on puisse tout effacer. » Petit haussement d'épaules défaitiste, ses lèvres qui tentent de s'étirer mais qui échouent lamentablement.

Ils effaceront rien et il le sait. Il aura jamais l'occasion de se racheter pour ses fautes.

Il fuit, se recroqueville sur lui-même et elle ne comprend pas pourquoi. — C'est... compliqué. Et ça l'intrigue encore plus. Qu'est-ce qu'ils lui ont caché pendant tout ce temps ? Elle a l'impression de ne plus rien savoir et c'est déstabilisant. — J'ai pas envie de parler d'ça. Pas maintenant. Elle contient un soupir de frustration. Elle n'a pas la force de lutter cette nuit. Pas l'envie non plus. Parce qu'au fond, elle n'est plus certaine de vouloir savoir quoi que ce soit. Tout lui semble sans importance face à la perte de Nash. Elle baisse la tête à son tour, accablée. Sidney vient déposer ses mains sur les siennes, pour la forcer à libérer son visage et elle ne résiste pas. Le laisse faire, docile, résignée. S'il y a bien une chose qu'elle ne veut pas à cet instant, c'est s'engueuler avec lui. Il est aussi mal qu'elle, même s'il tente de se maintenir à flots pour les empêcher de sombrer tous les deux. Elle ne veut pas lui compliquer la tâche. — J'voudrais juste qu'on puisse tout effacer. Elle voudrait aussi. Effacer, remonter le temps, changer le cours des choses. Et c'est insupportable de savoir que y a rien à faire. Fatalité étouffante qui vient presser son palpitant comme pour le vider de toute substance, qu'il n'en reste plus rien. Rien qu'un désert aride ou plus rien ne survit. Elle hoche lentement la tête et s'affaisse, venant se caler à genoux entre les jambes de Sid, ses mains toujours dans les siennes. Le silence qui les enveloppe pendant un long moment, ses pleurs qui deviennent irréguliers, de plus en plus faibles. Mais pas moins intenses. Elle relève finalement la tête vers lui, pose son front contre le sien, à la recherche de sa chaleur, de sa proximité. Son nez effleure le sien, les larmes roulent en silence désormais. Elle ne sait plus ce qu'elle fait quand elle comble les derniers centimètres qui séparaient encore leurs bouches. Ses lèvres qu'elle plaque doucement sur celles de Sid, sa main droite se libère de la sienne pour venir se poser à l'arrière de son crâne rasé pour l'inciter à rester contre elle. La force du désespoir lui fait perdre la tête, la poussant à trouver un réconfort encore plus fort que ses bras. Parce que ça ne suffit pas, la douleur est trop grande. Et y a que Sid pour pouvoir stopper l'hémorragie.

Elle ne dit rien. Pas de question supplémentaire, pas d'insistance, rien. Il la remercierait sûrement s'il en avait la force, mais tous ses efforts sont focalisés sur sa tentative de rester solide – au moins assez pour que Mads puisse s'appuyer sur lui.

Elle finit agenouillée entre ses jambes, leurs phalanges emmêlées les unes aux autres. Le silence devient souverain, seulement rompu par ses pleurs irréguliers qu'il voudrait avaler jusqu'à ce qu'ils arrêtent de l'étouffer, jusqu'à être sûr qu'elle pourra de nouveau respirer. Mais tout ce qu'il peut faire c'est serrer ses doigts un peu plus fort, toujours concentré sur elle pour oublier sa propre douleur. Jusqu'à ce qu'elle colle son front au sien. Il ferme les yeux, mâchoires crispées et sourcils froncés – il ne recule pas. Il reste là, la laisse effleurer son nez avec le sien, le brûler avec son souffle.

Et puis le monde s'arrête de tourner.

Il ne comprend pas tout de suite la pression sur ses lèvres, le contact doux, chaud. Ce n'est que quand elle cale une main à l'arrière de son crâne qu'il revient à ses sens et que ses neurones font l'addition.

Mads est en train de l'embrasser.

C'est l'instinct qui prend le dessus quand il lui rend son baiser, quand ses lèvres s'activent contre les siennes sans qu'il y réfléchisse vraiment. Comme un vulgaire réflexe. Mais il y met fin rapidement, se reculant de quelques centimètres à peine. Juste assez pour respirer. « Mads, tu... » Elle peut pas faire ça. C'est pas la première fois pourtant, mais elle s'en souvient même pas. Et il sait pas ce qu'il doit dire ni quel comportement adopter, il sait plus ce qu'il veut ou ce qu'il doit faire. Dans sa tête, y a une voix qui lui répète que c'est mal. Parce qu'il y a Vic. Parce que Mads ne fait ça que parce qu'elle souffre. Parce qu'ils regretteront tous les deux.

En temps normal il l'aurait écoutée cette foutue voix, il aurait interrogé son geste, il aurait été raisonnable. Il aurait pris sur lui pour tout couper. Mais ils sont pas en temps normal ; le chagrin continue de lui broyer le cœur et il réalise qu'il respirait mieux en apnée contre ses lèvres. Ça n'a pas d'sens. Cette journée entière n'en a aucun, tout s'est effondré en même temps que Nash et il sait plus quelles sont les règles à suivre ni même pourquoi les suivre. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il a besoin d'elle. Trop pour pouvoir se contrôler.

Il n'a pas fini sa phrase, et il ne le fera pas. Il replonge tête la première, sa main libre qui vient se perdre dans la tignasse de Mads alors qu'il scelle leurs bouches à nouveau – incapable de réfléchir et de prendre les bonnes décisions. Il l'embrasse comme s'il suffoquait et qu'elle était sa dernière bouffée d'oxygène, désespéré mais tendre. Il l'embrasse et il a oublié si c'est parce qu'il l'aime ou parce qu'il sait plus comment faire pour pas se noyer.

Ça ne dure pas longtemps, baiser éphémère et chargé d'incohérences. Sid qui s'échappe doucement après avoir brièvement cédé. Elle le laisse faire, renifle, mais garde sa main appuyée à l'arrière de son crâne pour l'empêcher de fuir trop loin d'elle. Elle comprendrait qu'il ne veuille pas poursuivre dans cette voie. Mais elle ne peut pas le laisser la repousser non plus. Pas maintenant. Elle ne supportera pas. Trop bousillée pour que sa fierté puisse encore la sauver. — Mads, tu... Elle voudrait lui dire de se taire, mais les mots restent coincés dans sa gorge. Et de toute façon, Sidney ne poursuit pas. Elle garde les yeux baissés, en suspend, elle attend. Le souffle court, elle tremble contre lui, chargée d'appréhension. Elle a l'impression que les secondes qui s'écoulent s'étirent indéfiniment. Jusqu'à ce que Sid se remette en mouvement. Il plonge à nouveau, elle ferme les yeux, resserre son emprise autour de lui, son cors qui se tend vers lui de façon instinctive. Ce n'est sûrement pas une bonne idée, encore moins une solution. Mais elle ne sait pas quoi faire d'autre, comme s'il n'y avait plus d'horizon. Alors pourquoi pas sauter dans le vide et attendre l'impact. Elle finit par se redresser, se hisse sur ses deux pieds et avance pour venir se coller à Sid, légèrement penchée en avant. Elle a lâché son autre main pour venir la caler elle aussi à l'arrière de sa tête. Ses lèvres qui se pressent de plus en plus fort contre celles de Sid, comme si elle s'y accrochait. Son cœur qui bat dans le désordre, le flot de ses pensées grésille, brouillard opaque dans son esprit. Elle n'y voit plus clair, elle n'y voit plus rien. Elle se laisse guider par son instinct de survie. Elle ne se pose pas de questions, ne réfléchit pas, ne sait même plus ce qu'elle ressent. Elle veut juste fondre dans ses bras et le laisser aspirer tout ce qui la ronge à cet instant ; par tous les moyens. Elle avance encore, l'obligeant à reculer un peu plus sur le lit, juste assez pour qu'elle ait la place de grimper à genoux dessus, s'asseyant sur lui au passage. Son buste se colle au sien et maintenant elle l'enlace complètement avec ses bras, pour le serrer contre elle, encore et encore. Ses lèvres finissent par se détacher des siennes, elle en profite pour prendre une bouffée d'oxygène. Puis elle laisse sa bouche glisser sur ses joues mouillées, elle embrasse les larmes et la douleur, elle descend jusque dans son cou, le recouvre de baisers glacés, le souffle qui tremble. Elle n'a toujours pas arrêté de pleurer, mais elle n'y fait plus attention. Elle tente de se focaliser sur autre chose. Et pourtant, l'image de Nash reste là, même sous ses paupières closes. Et ça continue de lui tordre le bide, de marteler son myocarde. Elle fait tout de travers, c'est dégueulasse. Pour elle, pour Sid, pour Nash. Mais elle n'est plus en état de faire la part des choses, encore moins d'être raisonnable. Elle s'agite, ses doigts qui se plantent désormais dans le dos de Sid. Elle voudrait que ça aille plus vite tout en voulant éterniser l'instant. Elle ne sait plus ce qu'elle veut. Mais elle ne peut plus s'arrêter et elle veut sentir le pouls de Sid battre au même rythme que le sien. Elle veut trouver un écho à sa détresse. Elle le veut. Lui. Ou Nash. Elle ne fait plus la différence.

Il devrait tout arrêter. Il le sait mais il n'arrive pas à le faire, son self-control s'est fait la malle en même temps qu'un bout de son myocarde et il n'a plus assez de force pour tout gérer. La peine de Mads, la sienne, les regrets, la culpabilité, le froid, le vide, la mort, le besoin viscéral de se raccrocher à tout ce qu'il peut et de tout faire pour penser à autre chose. Chasser Nash de son esprit, ne plus se dire qu'il le reverra jamais, qu'il aura jamais l'occasion de s'expliquer, s'excuser, se faire pardonner. Il veut plus penser à lui, à ce qu'il a fait ou n'a pas fait, à tout ce qui s'est passé. Il a besoin d'étouffer son chagrin et de faire taire sa cervelle, ne serait-ce qu'une seconde. Le temps de reprendre son souffle.

Alors il cède. Il réalise pas vraiment ce qu'il fait, tout ce qu'il est train de foutre en l'air en laissant son instinct le guider plutôt que d'écouter sa raison comme il en a l'habitude. Y a plus personne aux commandes – rien d'autre que le trop-plein d'émotions et la nécessité de combler ce gouffre qui s'est creusé en lui. Mais même Mads n'est pas assez grande pour le remplir.

Ils s'embrassent et ça n'a rien de beau, c'est pas comme il l'aurait voulu. C'est désespéré, souillé de larmes et teinté de regrets, empreint d'une tristesse insupportable. Pourtant il est incapable d'y mettre fin. Se laissant faire quand elle l'oblige à reculer, l'embrassant plus fort quand elle s'installe à califourchon sur lui. Ses bras s'enroulent autour de sa silhouette pour presser leurs corps l'un contre l'autre, tenter d'y trouver un peu de la chaleur qui leur fait défaut. Il grogne doucement quand elle sépare leurs bouches, soupire quand il la sent glisser de sa joue à son cou. Tête qui bascule en arrière, jugulaire en offrande et peut-être bien qu'il voudrait qu'elle y plante les crocs – ça ferait toujours moins mal que les émotions qui lui compriment le cœur. Mais elle ne laisse que des traînées glacées qui lui donnent l'impression de brûler vif.

Il sent ses doigts dans son dos et les siens ne tardent pas à mimer son geste, glissant sous son haut pour entrer en contact avec sa peau. Ça suffit toujours pas à le réchauffer ; la chair qui crame mais les organes figés par la glace, il sait pas comment propager le brasier jusque dans ses veines, comment effacer les taches sombres qui ont tout éteint au creux de sa poitrine. Il a l'impression que la machine ne repartira jamais.

Et il finit par la faire basculer doucement, l'allongeant sur le dos alors qu'il se place au-dessus d'elle. Il n'a même pas envie de la regarder – pas vraiment. Sa douleur est trop difficile à affronter, et il remercie la pénombre de l'empêcher de la distinguer dans les moindres détails. Elle pleure encore, ça lui tord les tripes, il essaie d'essuyer ses larmes du bout du pouce. Ça n'sert à rien. Il abandonne, une main qui le tient en appui sur le matelas pour ne pas écraser Mads, l'autre qui revient à la charge sous son t-shirt pour effleurer sa hanche, son ventre, ses côtes. Quelque chose l'empêche encore d'aller plus loin – trop loin – comme si une part de sa conscience était toujours là, à refuser d'exploser tous les boucliers qu'il a mis tant d'années à fignoler. Ses doigts grimpent un peu plus haut malgré tout, frôlent sa poitrine et terminent leur course près de son cœur qu'il sent s'affoler. Peut-être qu'il veut s'assurer qu'elle est toujours vivante, bien là avec lui. Quand il l'embrasse à nouveau, c'est peut-être pour vérifier qu'elle est toujours en train de respirer. Y a un fantôme dans la pièce mais il n'arrive plus à dire si c'est elle, lui, ou l'aura de Nash qui plane au-dessus d'eux.

Elle le laisse faire quand il l'allonge sur le lit, tellement à côté de la plaque qu'elle n'y trouve rien d'étrange. La situation est absurde, ce n'est pas comme ça que ça aurait dû se passer. Mais son cerveau s'est éteint, alors elle n'y pense même pas. Elle se laisse aller, cède à ce trop plein émotionnel qui fissure sa peau pour pouvoir s'échapper, y a plus de place à l'intérieur. Elle pose ses mains sur le bord de ses épaules tandis qu'il tente d'essuyer ses larmes avec son pouce. Elle ferme les yeux, n'ose pas lui dire que ça ne sert à rien. Que d'autres viendront, encore et encore. Il se résigne de lui-même, abandonne cette tâche impossible et laisse sa main aller s'échouer plus bas. Elle glisse sous son t-shirt, s'aventure sur sa peau mais ça ne lui arrache aucun frisson. Le contact est pourtant brûlant sur sa peau froide, mais son cerveau ne parvient pas à se focaliser dessus. Elle reste perdue ailleurs, comme si elle flottait au-dessus de tout ça. Elle laisse ses mains descendre le long des bras de Sid pour venir s'y accrocher, suivre chacun de ses mouvements. Elle a presque l'air inerte à cet instant. Pourtant, son pouls s'emballe lorsque la main de Sid s'aventure plus haut et frôle sa poitrine. Comme s'il venait de la reconnecter à la réalité. Elle rabat ses yeux sur lui et quand il se baisse pour l'embrasser elle vient nouer ses bras autour de sa nuque avant de lui rendre le baiser. Baiser mouillé. Baiser minable, comme eux. Elle le relâche quelques secondes plus tard, ses mains agrippent le bas de son t-shirt et elle se met à tirer dessus pour le ramener vers sa tête afin de lui enlever. Le bout de tissu se fait abandonner sur le sol alors que ses mains glissent dorénavant sur le torse découvert de Sidney. Et à nouveau, ses pensées s'emmêlent. Elle le touche lui mais tente de se souvenir du contact de la peau de Nash sur ses doigts. Elle n'y arrive pas et ça lui arrache un léger sanglot désespéré. Alors, avec son aide, elle vient retirer son propre t-shirt, se mettre à nue devant Sidney pour oublier que Nash ne la verra plus jamais comme ça. Elle ne porte pas de soutien-gorge, ça lui arrive souvent, poitrine si petite que ça n'en vaut pas toujours le coup. Ses mains se plaquent alors dans le dos de Sidney pour le forcer à coller son torse contre le sien, cherchant désespérément à provoquer quelque chose en elle. Elle vient déposer plusieurs baisers sur sa tempe, sur sa pommette, sa joue, sa mâchoire. Elle le dévore tout entier, cherche à ranimer le brasier qui l'habite d'ordinaire. Mais cette nuit, rien ne se passe. Tout reste éteint, calme et silencieux. Nash a tout brisé.

Il obtempère docilement quand elle tire sur son t-shirt pour le lui retirer, un frisson qui le traverse en sentant ses mains arpenter son torse. Pourtant c'est pas un frisson agréable – pas de ceux qui donnent envie d'en redemander. C'est comme un électrochoc et sa raison qui revient à la charge, qui lui hurle de tout arrêter, de n'pas aller plus loin. Mais le sanglot mal contrôlé de Mads le déstabilise, et quand elle ôte son propre haut elle achève toute trace de protestation.

Elle est à demi-nue devant lui, et il n'arrive même pas à la trouver belle.

Tout ce qu'il voit c'est les sillons creusés par les larmes qui ne cessent toujours pas, le désespoir qui suinte par tous ses pores. Il aime pas ce qu'il voit. Il aime pas ce qu'il fait. Il aime rien de ce qui est en train de se passer mais il n'est pas en mesure de s'arrêter. Pourtant il tente ; il résiste une seconde quand elle fait pression sur son dos pour le coller à elle. Mais comme toujours, il abandonne vite. Plus aucun espace entre leurs torses, la peau de Mads lui paraît soudain si froide que ça le brûle. C'est douloureux et y a rien pour apaiser tout ça, rien pour contrebalancer la douleur et rendre la chose agréable. C'est rien d'autre que leurs plaies qui se répondent en écho et la peine qui leur fait perdre les pédales. Il soupire sous les baisers de Mads mais ils lui font l'effet de lames enfoncées sous sa peau.

Son esprit trop focalisé sur tout ce qui fait mal, c'est son corps qui prend le dessus et il ne cherche même pas à lutter, abandonne les rênes facilement. Il veut plus penser. Il veut plus souffrir.

Il glisse sur elle doucement, sa bouche qui dévale son cou et frôle sa clavicule, avant de venir s'échouer contre ses seins. Il embrasse chaque carré de peau qui croise ses lèvres alors que ses doigts s'aventurent jusqu'à son short, le dégrafant pour le faire glisser sur ses jambes jusqu'à le lui retirer. Sa bouche s'affaire toujours autour de sa poitrine, ses doigts qui remontent l'intérieur de ses cuisses dans un toucher plume, comme s'il osait à peine. Parce qu'une part de lui continue de lui souffler qu'il devrait pas, qu'ils peuvent pas, qu'il faut tout stopper. C'est sûrement pour ça qu'il soupire contre sa peau, avant de murmurer : « J'peux m'arrêter si tu veux. » Peut-être que c'est lui qui veut finalement, peut-être que c'est son dernier sursaut avant la chute, l'instinct de survie qui se débat une ultime fois, avant de sombrer définitivement.

Parce qu'il sait que c'est pas à lui qu'elle pense. Et lui, c'est pas comme ça qu'il la veut.
Pas avec un spectre qui les hante tous les deux.

Elle le sent opposer une certaine résistance et elle se crispe contre lui, redoutant le refus. Mais il finit par céder et elle ne sait pas si ça la soulage vraiment finalement. Elle ne s'encombre pour autant pas de questions supplémentaires, parce que déjà il s'affaire à laisser trainer ses lèvres un peu partout. Elle en fait de même avec ses mains, qui vont et viennent sur son dos, qui suivent le relief mouvementé de ses omoplates. Elle le laisse faire quand il vient déboutonner son short et se tortille pour l'aider à le lui retirer plus rapidement, avant de venir croiser ses jambes autour de son bassin. Et ça manque de spontanéité, c'est comme un ballet trop répété qu'ils n'auraient plus de plaisir à jouer. Les doigts légers de Sid qui frôlent sa peau lui arrache enfin une réaction. Contraction musculaire incontrôlée, mais il manque toujours la chaleur et l'envie. Mais Sid s'interrompt, comme un retour brutal à la réalité. Dernière manœuvre pour les empêcher d'aller se fracasser contre une falaise qui causera leur perte. — J'peux m'arrêter si tu veux. Ça la surprend, elle entrouvre la bouche sans trouver quoi répondre à ça. Ses mains qui deviennent molles sur son dos alors qu'elle fixe le plafond, déconnectée. — Non, je - Mais rien ne vient. Quelques secondes en suspend avant qu'elle éclate à nouveau en sanglots. L'accalmie n'était que passagère et déjà la tempête revient la frapper de plein fouet. Elle laisse ses jambes retomber sur le matelas et vient cacher son visage entre ses mains, le corps vibrant de chagrin. Elle n'y arrivera pas et lui non plus, au fond, elle le savait déjà. C'est sûrement mieux comme ça. Elle le sent qui se laisse rouler sur le côté et elle se tourne aussitôt vers lui, craignant de le voir s'échapper. Elle ne peut pas terminer ce qu'ils ont commencé, mais elle ne peut pas le laisser s'éloigner malgré tout. Elle l'agrippe et vient se blottir contre lui, sans plus penser à leurs peaux découvertes. Elle s'en fout, ça ne compte pas. Elle veut juste qu'il soit là. En vie. Avec elle. Ses jambes qu'elle glisse entre les siennes pour ne lui laisser aucune échappatoire. — J'suis désolée. Qu'elle murmure tout bas, entre deux hoquets douloureux. Les larmes ont retrouvé leur abondance et viennent se déverser sur le torse du garçon. Et c'est terrible, parce que rien n'y fait. Pas même les bras de Sid qui tentent désespérément de la calmer, de la réchauffer. Frisson glacé qui remonte le long de son échine. Il manque quelque chose. Il manque Nash. Elle refuse d'accepter.

« Non, je – » Et déjà il sent ses mains se ramollir contre son dos, le poids du silence qui s'abat sur lui férocement. Quand elle finit en pleurs à nouveau, il n'est pas surpris. À mi-chemin entre le soulagement et la détresse – l'impression qu'il trouvera jamais le moyen de couper les vannes. Il se redresse un peu, les traits tordus par le chagrin alors qu'il la voit se briser encore et encore et encore. Et même si elle planque son visage entre ses mains, la vision de ses épaules secouées par les sanglots est insupportable. Lentement, il se détache d'elle et roule sur le côté, lâchant un soupir alors qu'il ferme les yeux. Reconnaissant qu'elle leur ait permis de tout arrêter avant que ça n'aille plus loin – même s'ils ont franchi beaucoup trop de limites – mais désespéré de voir que rien n'arrive à lui faire oublier la douleur qui dévaste tout entre ses côtes. Pas même Mads.

Mads qui refuse de le quitter une seule seconde, cherchant déjà à retrouver son contact. Il se raidit mais la laisse faire malgré tout. Elle vient se blottir contre lui et il fixe un point imaginaire, immobile. Pas capable de la toucher pour l'instant ; pas après ça.

Il a cette impression fugace qu'il n'y arrivera plus jamais.

« J'suis désolée. » Les larmes de Mads viennent mourir contre sa peau et il déglutit difficilement, plus foutu de dire si sa chair sur la sienne le brûle ou le glace. Peut-être les deux à la fois. « Le sois pas. » Sa voix est si enrouée qu'on dirait qu'il n'a plus parlé depuis des années. Cordes vocales érodées par le sel de tous les sanglots qu'il a ravalés. « On aurait pas dû faire ça, de toute façon. » Et derrière ses rétines y a le visage de Nash et celui de Vic et toute une liste des raisons pour lesquelles il aurait dû l'arrêter lui-même. Il se déteste de n'pas l'avoir fait.

Il se détache d'elle tant bien que mal et se redresse, aidant Mads à se soulever un peu pour qu'il puisse tirer sur les draps. Il les rabat sur elle avant de revenir se placer à ses côtés, mais lui reste par-dessus le tissu – comme s'il avait peur qu'elle gèle à cause de toute sa peine, mais plus assez de chaleur humaine en stock pour la lui partager. Peut-être aussi qu'il supporte plus de la savoir à moitié nue contre lui. Il se sent sale. « J'suis là. » Pourtant son ton est lointain, à croire qu'il s'est finalement recroquevillé jusqu'à disparaître au fond de lui-même. Il enroule un bras autour de la silhouette de Mads pour la serrer contre lui, mais ça fait un mal de chien. Ses larmes devenues de l'acide qui le rongent, ses émotions qu'il ne sait plus comment encaisser. Il l'enlace mais c'est comme s'il n'était qu'à moitié là, perdu quelque part dans ses pensées, à se blâmer pour elle, pour Nash, pour tout. À s'dire qu'il est pas assez solide, et que c'est sûrement pour ça que les gens finissent par s'écrouler autour de lui.