Ces derniers temps, il l’appelle pour rien. Ça a commencé après les retrouvailles étranges chez Cain et Merle a tenté de prolonger la chose, un coup de fil par ci, un coup de fil par là, des sms échangés sans avoir vraiment de sujets à évoquer. Au début, il trouvait ça raide, bizarre, et puis il s’y est habitué, une photo de Bob le soir avant d’aller se coucher, un mot glissé à propos du dernier livre dont il lui a parlé. C’est jamais facile mais c’est pas non plus aussi difficile qu’il l’aurait cru. C’est réconfortant, même, en réalité. C’est pour ça que, lorsque la boutique se vide, il compose son numéro et pose le téléphone en haut-parleur sur le comptoir le temps de ranger.

« Lenny ? » Il lance, lorsqu’il entend le déclic qui signale qu’on vient de décrocher. « Désolé, ça fait un moment que je t’ai pas appelé, c’est grave le bordel au magasin. » Merde, il sait même pas quand est-ce que c’est devenu si important que ça, ses conversations régulières avec Lenny. Il sait juste que ça lui a manqué et que c’est vraiment pas la corvée qu’il pensait que ce serait. Il sait aussi que ça lui sert à décompresser, inspirer, respirer, relâcher la tension qu’il a tendance à construire sans arriver à relâcher. « J’ai lu le début du bouquin dont tu m’as parlé l’autre jour, il est sympa. Je comprends pas tout mais j’aime bien. » Merle a jamais été un grand lecteur mais les formules de style l’embrouillent plus qu’il ne leur trouve de poésie. C’est pas grave, dans tous les cas, parce qu’il essaye de s’intéresser à ce qu’aime Lenny. « Tu vas bien, mec ? »

Il est en train de faire les comptes, la porte close et le nez au-dessus d’un cahier, à l’ancienne. Le propriétaire est un peu vieux jeu, pas très amoureux des nouvelles technologies, mais Lenny ne s’en plaint pas. Pour lui, ça reste d’une facilité déconcertante de faire les additions, sans calculette, avec une parfaite précision. Comme quoi, faire la comptabilité de Peter aura servi à quelque chose. Il soupire doucement à cette pensée, interrompue par son téléphone qui vibre, il décroche, passe en haut-parleur le temps de terminer ses calculs. « Allô ? » Il reconnaît sans peine la voix de Merle à l’autre bout du fil. C’est devenu normal, qu’ils s’appellent, de temps en temps, gardant le contact depuis qu’ils se sont revus chez Caïn, depuis qu’ils ont parlé, beaucoup parlé. C’était un peu étrange, un peu maladroit, au début, deux personnes qui réapprennent à se connaître, en tentant d’oublier tout ce qui s’est passé avant, dans l’atmosphère malsaine de l’appartement de Peter. Il a un léger sourire, Lenny, comme s’il était rassuré qu’il l’appelle. « C’est pas grave, t’inquiète pas. Je vais bien, et toi ? », fait-il d’un ton un brin fatigué. Il ne va pas exactement bien, perdu entre ses nouveaux colocs et ce qui s’est passé au feu d’artifice avec Otto, mais il préfère ne pas y réfléchir pour le moment. Il ne veut pas se soucier de tout cela maintenant. « Ça me fait plaisir que tu l’aies lu. J’ai pensé à toi, aujourd’hui. On a eu un nouvel arrivage de comics ce matin. Tu pourras passer les voir, si tu veux, moi j’y connais rien mais je te ferai ma remise. » La remise en question est en partie responsable de l’invasion progressive de sa chambre par des livres en tous genres, d’ailleurs.

C'est difficile d’accepter parfois la gentillesse de Lenny, compliqué de ne pas chercher le piège, le mauvais coup, le futur service qu’il faudra rendre. C'est tendu, parfois, parce que le doute vient souffler contre sa nuque, parce que tout se bouscule, tout s’embrouille.il fait des efforts, pourtant. Il prend sur lui, il inspire, il expire, travaille sur la façon dont il regarde les autres, pense à la façon dont il regarde Lenny. Pas un ennemi, pas un ami non plus, quelque chose de flou, quelque chose qu'il essaye de réparer.

« Je passerais pour te voir.  » Il hésite, s’humecte les lèvres, un peu trop conscient du gouffre culturel qui les sépare. « Je te résumerais les comics. Si tu veux. Comme ça tu pourras les vendre à tous les autres nazes comme moi. »

Enfin il espère qu'il en a pas beaucoup d'autres des nazes comme lui, en vrai, parce qu'il est beaucoup trop chiant pour espérer que Lenny se coltine ça à longueur de journée. Peut-être qu’il devient un petit peu sentimental en grandissant, il sait pas trop. Ou alors il devient juste décent et clairement ça lui ferait pas de mal, depuis le temps. Il a passé l’âge d'être cruel gratuitement.

« J’aimerais bien retourner à l’école. Tu sais. Juste. Sortir de là. » Foutre en l’air toutes les boîtes dans lesquelles on a pu le mettre, péter les murs, cracher la clé de la cellule dans laquelle il s’est cloîtré. « Tu crois que je pourrais y arriver ? Honnêtement.  »

Et s’il lui demande à lui c’est parce qu'il sait qu'il ne cherchera pas à le rassurer.