01 ; - Ca grésille. La lumière vacille. Tu fixes ton bol de Kraft Macaroni & Cheese. Tu as dix ans. Ta mère n’est pas rentrée. Dans l’appartement d’à côté ça gueule, dans celui du haut, ça baise. Tu peux entendre les sirènes au loin et les cris dans la rue. Qu’elle est douce la musique des beaux quartiers.

   02 ;- La sonnerie retentit. Autour de toi ça s’agite. On se lève dans des grincements de chaises, on se met à parler. Ton professeur essaie de couvrir le brouhaha de sa voix, vous rappelle que vous avez des devoirs à rendre pour le lundi suivant. Ta gorge se serre. Toi tu n’as pas envie de rentrer chez toi. Demain c’est samedi.

03 ;- C’est ton anniversaire aujourd’hui. Sweet sixteen. Tu remontes les draps sur ton visage et fermes les yeux. Peut-être que si tu y crois assez fort, en sortant de ta chambre tu trouveras tes parents, assis à la cuisine. Ils t’auront préparé une assiette de pancakes et te prendront dans leurs bras.

04 ;- Tu n’invites jamais tes amis à la maison. Tu racontes que tes parents sont très occupés, qu’ils sont rarement présents mais que ta gouvernante veille au grain et les préviens au premier écart.

05 ;- J’ai été prise, je commence lundi prochain tu expliques à ta mère agitant ton uniforme devant elle. C’est ton premier emploi officiel. Une vraie paie que tu comptes utiliser pour aller à l’université. ...Réceptionniste ? Elle fait claquer sa langue. C’est bien tu vas enfin pouvoir payer ta part de loyer.

06 ;- Les clients ne te regardent jamais dans les yeux. Ils sont trop riches, trop importants pour payer attention à toi, pour te considérer. Ces hommes d’affaire, ces femmes parfumées au Chanel. Ils s’adressent à toi sans te voir. Tu n’existes à leurs yeux que pour prendre leurs cartes Platinum Gold et leurs tendre leur clé en faisant des courbettes.

07 ;- Tu as fini ton shift il y a trente minutes. Tu connais le barman de l’hôtel et tant que tu ne portes plus ton uniforme il t’autorise à rester un peu. Il sait que les fins de mois sont difficiles et que tu es payée au salaire minimum. Il te regarde du coin de l’oeil tandis que tu portes un verre à tes lèvres et t’inventes une nouvelle vie.

08 ;- Au début tu te disais que tu ne le ferais qu’en cas d’urgence. Que si on vous coupait l’électricité ou menaçait de vous virer de l’appartement. Tu suivais ces hommes dans leurs chambres sur la pointe des pieds et repartait la gorge serrée. Tu n’avais pas le choix. Et puis les excuses s’étaient faites plus nombreuses. C’était de l’argent facile. De l’argent avec lequel tu allais pouvoir te payer tout ce que tu voulais. Mieux, c’était de l’argent avec lequel tu allais pouvoir t’échapper d’ici.

09 ;- Un type un peu âgé t’avais invitée à monter un soir. Tu avais vu sa montre, ses ongles propres, ses mains nettes seulement marquées par le temps. Tu t’étais faite douce, chaleur. Tu l’avais écouté, un intérêt feint, fabriqué. Vous aviez fait l’amour dans sa chambre à 200 dollars. Quand tu étais plus jeune une vieille dame t’avait dit que tu allais briser des cœurs avec ton sourire. Mais le cœur de l’homme s’était arrêté sans bruit ni éclat. Il s’était simplement écroulé sur toi. Le soulevant avec difficultés tu t’étais précipitée dans la salle de bain pour vomir dans ses toilettes immaculées, t’essuyant le visage avec une serviette plus épaisse que le sommeil de ta mère après une bouteille de vin.

10 ;- Tu avais fui. Tu l’avais laissé là. Après une dizaine de minutes restées prostrée contre la baignoire, tu avais effacé toutes traces de ton passage dans la chambre. Tu t’étais saisie de sa mallette et l’avais soulagée de ses billets. Tu étais rentrée chez toi les nerfs tellement à vif que tu n’avais pas tout de suite pu glisser les clés dans la serrure. Tu tremblais. Ta mère, sans surprise, n’était pas là. Tu avais fait ton sac et pris la direction de la gare. Le prochain train ? Hmm Savannah je crois. Il reste quelques places mais ça risque de vous couter plus cher. Vous vous y prenez un peu tard vous savez ?  Tu avais acquiescé. Quand la dame t’avait enfin tendu le ticket, tu avais senti un poids se lever de tes épaules.

11 ;- Savannah n'était pas la ville de rêve que tu avais imaginé. Sans diplôme tu t'étais retrouvée à faire exactement ce que tu avais cru avoir quitté. Tu avais servi dans un restaurant, servi dans un bar, vendu des tickets de cinéma, vendu des vêtements, vendu ton corps et tes idéaux. Tu avais pris tes habitudes, appris à connaître la ville. Tu n'avais jamais eu de nouvelles de ta mère. Personne n'avait essayé de te contacter après ton départ. Tu n'avais jamais assez compté pour qui que ce soit pour cela.