C’est une idée de Keli, évidement, qui d’autre. C’est partie d’un pari débile. Mais toi, toi tu ne dis jamais non. Parce que t’es une joueuse, parce qu’en jeu, il y a trois joints et une bouteille de vodka. Ce n’est pas négligeable. Mais tu l’aurais fait pour moins que ça. Après tout, c’est fun, et tu peux rencontrer un mec. Un mec d’une nuit, pas celui de toute une vie. Tu n’y crois pas, en ça. Au grand amour, aux rencontres sur internet, où, dans ce cas-là, dans un speed dating. C’est surtout pour le délire, et la partie de jambe en l’air qui en suivra certainement. Quand elle t’a inscrit, Keli, elle a cependant oublié de te dire que le délire de l’organisateur, c’était masque et menotte à la Christian Grey. Un concept un peu chelou, pour voir au-delà du physique. C’est complètement débile. Parce que toi, toi tu te vois mal être avec un mec qui ne te plait pas. Et puis, au fond, tu sais très bien que le contraire est vrai aussi. Qu’un mec ne s’intéressera jamais à ta personnalité ou un truc comme ça. Parce qu’elle est à gerber -au moins, tu en as conscience, c’est déjà ça.

T’hésites à y aller, finalement, Vivi. 50 nuances de Grey, ça ne t’excite pas, et la tournure des évènements non plus. Mais, faut ce le dire, tu n’as pas le choix. Alors tu te lèves, ce matin, en trainant des pieds. Tu prends le temps de te maquiller, Bronzer, highlighter et tout le tintouin, et t’enfiles tes escarpins favoris. Qui s’est, au bout d’un moment, vous serez obligés de faire tomber les masques.

On t’a donné rendez-vous dans un bar de River Street, à 14h et quand tu arrives, l’endroit et entièrement métamorphosé. C’est pas la première fois que tu viens, et c’est pourtant difficilement reconnaissable. Entre les cotillons ridicules et les tables alignés parfaitement, t’as déjà envie de faire demi-tours. Pourtant, tu te présentes à l’accueil et on te file un bandeau avant de t’envoyer dans une autre pièce, où s’entasse déjà quelques gonzesses en mal d’amour.

La séance commence, et tu as déjà envie de mourir. Merde, tout ces mecs puent la loose. Leur voix suante le désespoir. C’est ridicule, franchement. Tu n’as rien à faire ici, tu vaux bien mieux que ça.

Et puis ça change.

La sonnerie retentit, les chaises s’échangent, et un parfum délicatement poivré titille des narines. Tu attends, un instant, et finalement, tu l’entends, sa voix suave et chaude. Le genre de voix que tu attends désespérément depuis une demi-heure. « Bonjour. » tu réponds, simplement.

Vingt dollars. C’est tout c’qu’ils avaient parié. Vingt pauvres dollars. Et Rhoan est même pas là pour les lui filer. Mais il s’accroche à l’idée qu’il va revenir, et qu’il sera bien obligé d’lui donner ses vingt putain de dollars pour avoir tenu le pari. Il en a besoin à crever, de ce fric, Tito, faut qu’il se rachète une batterie, qu’il aille voir son abuela au Nouveau-Mexique, bref la mouise intégrale quand on a même plus de job pour se payer un loyer. Retourner à la rue, c’est pas envisageable, c’est beaucoup trop galère d’en sortir, après, on voudra pas l’engager. Déjà maintenant, il décroche difficilement des entretiens d’embauche, avec son tempérament de merde. Alors vingt dollars gagnés à la loyale, ce sera déjà ça. Il est pas question de demander de l’aide à Alice ou à Rhoan. De toute façon, ils sont bien trop dans la dèche eux-mêmes, et Tito a jamais voulu dépendre d’eux. Profiter des dineros de n’importe quel enfoiré lambda qu’il connaît à peine, ouais, pas d’problème. Profiter d’ses potes, non, jamais. Avec un peu d’chance, peut-être qu’il se trouvera un enfoiré lambda, à ce speed dating à la con. Enfin, une enfoirée, en l’occurrence, faut pas compter sur les pros de l’industrie du rendez-vous pour faire autre chose que de l’hétéronormé. Il se pointe un peu en retard dans le bar de River Street élu pour l’occasion – il n’y va pas non plus avec un enthousiasme débordant, faut pas déconner – hausse un sourcil lorsqu’on lui tend un bandeau et soupire, blasé, pendant qu’on lui explique les règles, avec tout le blabla sur la beauté intérieure. C’est mal barré pour qu’il pécho qui que ce soit, là. Sans son physique, il reste que dalle, il a autant d’conversation qu’un pitbull mal léché. Enfin, bon, ça lui évitera de se coltiner une meuf désespérée sur le dos. Il prend juste soin de récupérer une carte de visite qu’il fait signer à l’employée de l’accueil pour prouver sa participation « active » à cette invention del diablo, avant d’aller prendre place avec les autres, yeux bandés et l’espoir que tout ça passe très vite.

Ça passe pas. Il compte les minutes dans sa tête, en battant la mesure de ses ongles sur ses cuisses. Ses discussions avec les filles se résument à elles parlant trop et lui poussant une série de grognements jamais vraiment approbateurs, ça fait déjà une demi-heure qu’il s’emmerde comme un rat mort quand les places changent à nouveau. « Bonjour. » Et le r roule trop contre sa langue, comme à chaque fois qu’il commence à s’agacer de quelque chose, son anglais devient de plus en plus hispanique. La fille répond et il se dit qu’elle a une voix moins niaise que les autres. Pour lui, les sons sont toujours importants – déformation professionnelle –, et les voix le sont d’autant plus qu’il passe bien plus de temps à écouter qu’à causer lui-même. Jusque-là, ça avait été criard, insupportable d’aigus, harassant pour ses oreilles de musicien, des voix qui se perdaient en jacasseries. Et là, en un mot, il espère qu’il n’y en a plus d’autres après elle. Juste pour reposer son cerveau. « J’ai cru que mes tympans allaient finir par exploser. Comment sont les autres mecs ? », il lance de son ton sans vague, aussi régulier qu’une série de croches. Des notes graves ne lui auraient pas déplu, franchement, mais il suppose qu’il devrait se réjouir de ce qu’il a. C’est moins pire qu’avant, déjà.

Y’a moins de dix minutes avec chaque participants. La plupart du temps tu comptes les secondes, t’imagines un énorme sablier et tu te noies dedans. T’écoutes à peine ce qu’on te dit. Parce que, soyons honnête, t’en a rien a battre que machin travaille à la banque, ou que bidule est encore puceau. T’es pas là de ton plein grés, tu ne cherches rien de spéciale, et la plupart de ses tocards te donne envie de gerber. Pourtant, y’a finalement un peu de soleil, dans cette après-midi nuageuse. Une voix chantante, délicieusement chaude. La voix, c’est super existant, tu t’es toujours dis ça. T’hésites même à te lancer dans le téléphone rose pour gagner plus d’argent. Et la voix de ce mec, elle est hypnotisant, vraiment. Ça pique ta curiosité, bien malgré toi. Tu te redresses un peu sur ton siège, t’es alerte, t’aimerais voir à quoi il ressemble, t’essaies de deviner. Un accent du sud, assurément. Mais t’y connais pas grande chose, après le Mexique, y’a plus rien, à part des tribus étranges, à tes yeux. Alors t’imagines un mexicain, avec le chapeau et la moustache, le cliché pur et dur, et ça te fait sourire, malgré toi. Quand il entame la conversation, tu hausses les épaules, comme s’il pouvait te voir. « J’ai cru que j’allais me tirer une balle. C’est la réunion des paumés ici. » tu soupires, avant de reprendre « entre celui qui arrive pas à aligner deux mois et celui qui parle comme un putain d’aristo, on est pas gâté. Et au niveau des nana, elles sont toutes désespérées ? Personne n’a essayé de te faire signer un contrat de mariage en douce ? » tes doigts dansent sur la table et tes ongles frappe le plastique, tac tact tac, comme une mélodie. Tu t’ennuies, même face à une belle voix, Vivi. Et tu te demandes comment certaines femmes peuvent venir chaque semaine, pleines d’espoirs. « Désolé, c’est pas mon truc ce genre de chose, je trouve ça pathétique, sans vouloir te vexer » tu ris, avant de décroiser les jambes, pour les recroiser, dans l’autre sens, cette fois-ci. « Mais on peut faire semblant d’avoir quelque chose à se dire pendant dix minutes si tu veux. » tu t’éclaircis la gorge avant de reprendre. « Parle-moi de toi, je veux tout savoir » tu dis, avec une voix ironiquement aigue. Autant t’amuser un peu, même si tu dois te moquer du gars en face de toi. Tu sens qu’il est plus réceptif à tes idiotie que celui d’avant, c’est déjà ça.

Il hausse les épaules, désinvolte, par réflexe, même si elle ne peut pas le voir. Ils sont d’accord, y’a qu’un ramassis de paumés, par ici, bien que Tito se soit jamais considéré comme moins paumé qu’un autre. Mais il est pas aussi désespéré sur le plan sexuel pour se traîner à des trucs pareils. Ça lui plaît vraiment pas, tout ça, ça ressemble plus à un meeting pour se caser que pour trouver un plan cul pour la soirée, et il est pas franchement prêt à se laisser passer la bague au doigt par une des meufs présentes, celle qu’il a en face de lui compris, malgré sa jolie voix. « J’ai dit qu’je savais pas écrire », il ironise, en s’enfonçant plus confortablement dans son siège. Il se demande quand ça va se terminer, cela fait déjà trop longtemps qu’il s’est mis à compter les minutes. Au final, c’était une idée de mierda, de se pointer à ce machin, surtout pour vingt misérables dollars. Ça en vaut clairement cent. Faudra qu’il renégocie le contrat avec Rhoan. Il pose ses mains sur la table et se met à taper un rythme qui s’accorde parfaitement à celui de la demoiselle, comme pour le compléter, sans qu’il n’en ait conscience. C’est un instinct, chez lui, de toujours faire du bruit, de toujours écouter les sons autour de lui et de créer une mélodie à partir de rien, une succession de notes du quotidien. Ses ongles à lui sont moins tonitruants que ceux de la jeune femme, probablement moins manucurés, aussi. Elle l’épuise un peu, à vrai dire. Elle parle beaucoup trop, et s’il voulait en placer une, il aurait sûrement du mal. Mais il est pas du genre bavard, déteste bavasser quand y’a strictement rien à se dire, et préfère le silence aux jacassements incessants et inutiles. Clairement, il devrait pas être ici. Son rire ramène son esprit dans la conversation, esprit qui avait commencé à composer un concerto magnifique. Parle-moi de toi, qu’elle a dit. Il s’ennuie déjà, réprime un bâillement de la paume. « J’suis pas vexé, j’suis v’nu pour un pari. J’aurais dû parier beaucoup plus vu l’infierno que c’est. Y tú ? C’est quoi tu excusa ? » Y’a pas de sourire dans sa voix, ni sur sa figure, d’ailleurs, seulement la chaleur de son accent des îles pour orner des paroles psalmodiées sans émotion.