J'essayais de ne plus penser à l'autre nuit. Faire comme si rien ne s'était passé, c'était ma spécialité. Je passais devant lui et faisais comme si je ne le voyais pas, comme s'il n'existait pas. Ou alors je ricanais avec les miens en me foutant de sa gueule de loin. Don ne m'avait pas reparlé de tout ça non plus, ni Akker, ni personne en fait. C'était le sujet tabou numéro un. Celui qu'on doit oublier, rayer des conversations parce qu'il soulèverait trop de merdes.

Mais y avait un mais. A deux reprises il m'avait semblé voir Sam parler tout seul. Enfin à quelqu'un. Mais quelqu'un qui n'existe pas. Est-ce que c'était sa voix qui lui faisait ça ? Ou est-ce que j'avais tout simplement mal vu ? Et à travers la rage que je simulais à son égard devant tout le monde, une inquiétude réelle s'était ancrée dans mon esprit. Un truc clochait, j'le sentais. Mais je ne savais pas quoi.

Il est midi passé, mon repas est terminé. J'ai observé le dos de Sam pendant toute la fin de mon repas, incapable de me concentrer sur autre chose. Et au final, ça n'a pas échappé à Don. Il m'interpelle. — Tu mates ta meuf O'Reilly ? Je sursaute, blêmis un peu. — Quoi ? Non ! Je - Trouve un truc, vite. J'me demandais juste c'que j'allais lui faire en partant. A côté de moi, Lester, hausse les épaules tout en s'empiffrant. — Le coup du plateau ça marche toujours, des fois faut pas chercher plus loin que les classiques. Tout le monde semble approuver. Bien. J'avale rapidement mon dessert, mon verre d'eau et je me lève pour aller déposer mon plateau avant de changer de trajectoire pour revenir vers lui. Et quand j'arrive à sa hauteur, ma main agrippe son plateau et j'le retourne sur lui en ricanant. J'dois avouer que c'est plutôt marrant. — HEY ! Je pile. Hey ? Je pivote lentement et hausse un sourcil, l'air de dire : c'est à moi qu'tu parles Samih ? Il se lève brusquement, sa chaise qui tombe au sol, tous les regards rivés sur nous. Il vient se dresser devant moi, je reste de marbre. — Sérieusement, JJ ? Je fronce les sourcils, contrarié et m'approche à mon tour, menaçant. — Qu'est-ce t'as Scully, t'en as pas eu assez la dernière fois ? L'adrénaline qui monte d'un coup, ça fendille mes prunelles. J'suis prêt à recommencer s'il le faut. On a pas eu le temps de finir ça correctement la dernière fois. — Tu f'rais mieux de ramasser ton plateau et d'fermer ta gueule. C'est cool le pouvoir, on s'y fait vite.

— Visiblement non, O'Reilly. Je tente de garder la face, mais cette distanciation me met mal à l'aise. Ça me fait mal au cœur, c'est plus fort que moi. J'ai envie de tout arrêter, de baisser les bras, d'abandonner. De lui dire que c'est trop con tout ça. Mais je n'en fais rien, je garde mon air de chien méchant et fais un pas vers lui, paré à remettre ça si c'est ce qu'il veut. Mais il bouge rapidement et je n'ai pas le temps de le voir venir, il empoigne des petits pois et me les lance dessus en beuglant. — C'est toi qui d'vrait fermer ta gueule JJ. J'entrouvre la bouche, stupéfait et derrière moi j'entends déjà les chaises se bouger, signe que toute ma bande s'est levée, prête à intervenir si besoin. Moi, je reste figé. Mais pas pour les mêmes raisons qu'eux. Je fixe l'air surpris de Sam, puis il se met à pouffer et jette un coup d’œil sur le côté. Comme s'il regardait quelqu'un. Mais y a personne. Je tourne la tête, cherche à comprendre ce qu'il a pu regarder. Y a qu'un mec assit tout seul au bout de la table, un nouveau. Il lève aussitôt les bras devant lui en signe d'innocence, pour me faire comprendre qu'il n'a rien à voir avec ça. Je reste perplexe et reporte mon attention sur Sam, sourcils froncés, l'air contrarié. J'essuie mon visage et chasse les petits pois qui sont venus se coller à mon uniforme. — Ouais, vraiment, ferme-la et fous-moi la paix. Faut que je réagisse, j'ai pas le choix. J'peux pas le laisser me faire ça sans rien dire. Alors je lui saute dessus et agrippe son col, j'le tire brutalement vers moi, on se heurte au passage et je grogne tout bas, les dents serrées, pour que personne ne m'entende. — Putain mais t'es complètement con d'faire ça ou quoi ? Tu veux qu'ils t'butent ? Je resserre ma poigne pour l'empêcher de se dégager de mon emprise. — J'vais être obligé d'te frapper. Et j'en ai pas envie. J'ai plus envie. C'est pas ça que je veux. Ma main droite le libère un instant, juste le temps pour mon poing d'aller s'écraser dans son estomac, pour lui couper le souffle et le rendre docile. Je jette un coup d'oeil nerveux autour de moi, Don est debout et m'observe minutieusement. Putain, Samih, tu fais chier.

— Et tu les laisserais faire ? Sa question me prend de court et je n'ai pas de réponse. Parce que pour l'instant, tout est trop confus pour que je sache vraiment de quel côté je suis. Peut-être un peu des deux. Peut-être nulle part. Je serre les dents, le visage fermé et sérieux. — Et pourquoi pas ? Après tout, t'es là pour ça toi aussi hein ? Pour me buter. Moi. De ses propres frères. Y a un mot pour parler des meurtres au sein d'une même famille. Mais il m'échappe, encore une connerie d'intello qui veulent absolument foutre des mots tordus de partout. Je m'égare. Rapidement je passe à l'action, le prévenant que je vais être obligé de le frapper. Il ne me croit pas et je mets fin à ses doutes en lui envoyant mon poing dans le ventre. Il s'écroule en arrière et je n'en tire aucun plaisir. C'est assez chiant. J'ai toujours adoré me battre. Péter des nez, casser des dents, éclater la peau. C'est jubilatoire. Mais là, avec lui, ici, ça n'a pas la même saveur. Ça me laisse amer. J'crois que c'est plutôt bon signe, non ? Ça veut dire que je ne suis pas complètement cinglé ? Mais pas le temps d'épiloguer. Il se relève subitement, se remettant un peu plus rapidement que prévu de mon coup. J'aurais dû enchainer. Je suis prêt à lui en remettre un quand il me hurle subitement dessus des mots qui me laissent perplexe. — Fous-lui la paix O'Reilly ! Quoi ? Depuis quand Sam parle à la troisième personne de lui ? Pris de cours, je me fais percuter de plein fouet et m'écrase bruyamment au sol, le souffle coupé et il en profite pour balancer les premiers coups. Je tente de l'arrêter tant bien que mal, mais je peine à me concentrer là-dessus, alors que mon cerveau s'agite violemment pour analyser ce qu'il vient de se passer. C'était l'autre ? Non, j'ai pas vu la haine qui le caractérise d'ordinaire. Et l'intonation n'était pas la même non plus. Y en a une autre ? Une autre voix ?  Putain de merde. Merde, merde, merde. S'il se met à parler tout seul, il est foutu. Et alors ? Fait chier. D'un coup, le poids qu'il pesait sur moi disparait et je reviens un peu à la réalité. Douleur vive au niveau de la mâchoire. Il n'y est pas allé de main morte le salaud. Je me redresse, repoussant les mains qui veulent m'aider. Sam est déjà à terre, accaparé de tous les côtés. Ils l'entourent, de plus en plus nombreux. Et je ne réfléchis plus. Je me jette sur lui, poussant ceux qui me barrent la route. Je m'agenouille devant lui, mes mains qui viennent serrer sa gorge pour l'étrangler, faux prétexte pour pouvoir lui parler tout prêt, tout bas. Mes yeux qui cherchent les siens et quand enfin nos regards se captent, je murmure tout en le privant d'air pour le forcer à se concentrer sur ma voix. — Sam, t'es tout seul. Tu l'sais ? Tu l'sais que y a personne avec toi ? Hein ? Je sens des mains qui m'agrippent, et ce ne sont pas celles de ma bande. C'est trop virulent. Un gardien, c'est un gardien. Je lâche sa gorge et attrape son col, attirant son visage vers moi, les yeux un peu exorbités à cause de l'adrénaline. — Tu comprends Sam ? T'es tout seul ! J'sais pas pourquoi je l'avertis. Pourquoi je m'évertue à pas vouloir le voir sombrer alors que lui veut ma perte. La seconde d'après je me fais soulever puis plaquer au sol un peu plus loin, impuissant. Ma colère est assez calme, je ne lutte même pas. L'esprit trop confus pour me focaliser sur les gardiens qui m'entravent les poignets.

   Ça tourne en boucle dans ma tête.
   Y en a une autre.
   Y en a une autre.
   Il le sait ? Quelqu'un le sait, à part moi ?
   Putain, y en a une autre.
   Et ça m'a l'air pire qu'une simple voix. Parce que Sam semblait le/la regarder.
   Putain Sam, tu dérailles.