01 ; Famille catholique, famille qui ne croit qu'en la parole du Christ et du Seigneur, le Père de tous. Famille qui n'a pas su voir les évidences, qui n'a pas su voir l'enfant se mourir sous les mains assassines d'une proche, qui n'a pas su voir les cornes du Diable sous les airs angéliques. Des grands sourires qui engloutissaient ceux de l'Enfant. Qui ne parle plus, s'écrase, se laisse tendre sous l'infamie, qui accepte que tout est terminé. Rendu secret par celui qui détermina le reste de sa vie. Encore aujourd'hui, la famille Mora parle en bien de cette gentille dame qui aidait en gardant les enfants. Et Abraham, lui, cache les sanglots dans la nacre dévoilée.

   02 ; Sexualité bridée, moteur qui n'a jamais encore réellement démarré, si ce n'est dans des passions solitaires, quand le creux des reins démange trop et que la culpabilité s'envole quelques instants, avant qu'il ne se laisse envahir de nouveau par la honte, quand dans les paumes, le péché se tient. Le rouge aux joues, il se laisse envahir par les remords et hurle en silence dans l'oreiller, s'étouffe dans le noir de la nuit et souhaiterait trouver le remède à tout ceci. Psychologie irrationnelle, pour un psychiatre qui veut tant apporter l'équilibre aux autres.

   03 ; Quand le mariage gay est passé dans l'état de Géorgie, la maisonnée familiale était dans une ambiance particulière. Le dégoût et la consternation sur les faces, les discours qui ont claqué dans les airs, qui ont laissé entendre que bientôt, ils autoriseraient la pédophilie, à ce rythme-là. Abraham face à son assiette, tombant dans un gouffre sans fond. Mal de ventre, perte d'appétit, faux sourire, pour faire comme si de rien n'était, face à cette famille qui est la sienne. Celle qui l'insulte à chaque fois, sans le savoir. Et lui, obligé de cracher de ses poumons de pédale qu'il hait aussi cette partie de la population. "Ils finiront tous en Enfer" répète souvent la mère. Il baisse les yeux vers le plat, en se disant qu'elle a sans doute raison. Sans jamais oser regarder la bombe, dans le fond de ses tripes.

   04 ; C'est sa femme qui les a fait déménager à Savannah. Changement d'état, pour un travail. Il a suivi, sagement, l'enfant avec eux. Changement de vie, il a pris un emploi en tant que psychiatre dans un hôpital psychiatrique. Lourd métier que celui-ci, quand on côtoie ce qu'on appelle plus communément la folie chaque jour. Refuge dans des psychés que beaucoup ne peuvent comprendre et que lui-même, parfois, ne parvient à suivre. Quotidien au milieu des hallucinations, des crises, des cris et des pleurs. N'y tenant plus au bout de quelques années, il a décidé de reprendre un cabinet avec une autre professionnelle, pour pouvoir officier en solitaire aussi, recevoir des gens plus communs dira-t-on. Depuis, il travaille encore dans cet hôpital psy', mais juste plus autant qu'avant. Équilibre précaire qu'il maîtrise de son mieux.

   05 ; La question de son enfant est épineuse. Il ne sait quoi répondre, quand on lui demande des informations dessus. L'alliance qu'il ne parvient à quitter encore semble être un bon indice quant à l'existence du premier. Et souvent, alors, il dit qu'il préfère ne pas en parler. Parce qu'il ne sait pas quoi dire, qu'il n'a pas su s'impliquer dans la vie de cette personne qui partage la moitié de son sang, de son âme. Tellement effritée cette dernière qu'il n'a pas su passer outre, qu'il a eu peur, terriblement peur même, de lui refiler le mal qui le ronge. Son enfance bafouée a été le plus gros des freins : comment on fait, pour rendre un enfant heureux ? Il n'a jamais su trouver la réponse.

   06 ; Ses parents et son frère sont venus à Savannah à leur tour il y a quelques années. Les premiers pour se rapprocher de leur petit-fils et espérer ainsi le voir plus souvent. Le second plus pour ne pas être tenu éloigné du noyau familial. Sans doute qu'il a espéré aussi se rapprocher ainsi de son frère, qui semble le tenir éloigné de sa vie depuis des années, alors qu'en vérité, Abraham craint qu'il ne sache la vérité, au sujet de cette femme qui aidait tant la famille...

   07 ; Sa femme a fini par le quitter il y a plus de neuf ans. Excédée par l'attitude de son époux, courroucé par trop de choses. Elle ne supportait plus ses airs de mimes, tandis qu'il semblait plus tenter de parler que trouver les mots, véritablement. Catastrophique dans la vie personnelle et sentimentale, ce pauvre Abraham. Le divorce a été vite prononcé et elle a emporté leur enfant, la chair commune et réunie, avec elle. Il croit que l'enfant n'a plus son nom de famille, désormais. Et souvent, il se dit que c'est mieux ainsi.

   08 ; Il a du mal à comprendre qu'on puisse s'intéresser à lui. Il a raté sans doute bien des occasions de refaire sa vie, ne voyant pas les tentatives - vaines - des femmes d'attirer son attention. Plus rares, celles des hommes. L'Amérique a de terrible qu'elle noie les passions de ce genre, sous des tonnes de paroles bibliques, de nauséabondes croyances qui ont tout de désuète, déjà du temps où elles avaient été écrites. Ainsi, Abraham fait parti des gens broyés, à ne rien savoir assumer, par peur de la première pierre qui pourrait lui être jetée. Et il ne voit rien ainsi, se met des œillères en fer forgé.  

   09 ; Malgré tout, Abraham n'est pas totalement malheureux. Il est sur ce point de fissure spécifique qui, s'il reçoit encore un coup, tombera cette fois. Mais il y a l'espoir qui pourrait colmater quelques brèches, lui permettre de se remettre un peu plus droit. Il a su se remettre en partie de cette enfance violée. Et peut-être que l'avenir sonne comme une seconde véritable jeunesse à venir.

   10 ; Monsieur est végétarien, depuis près de deux ans. Régime adopté sans raison particulière, simplement un trop plein de viande qui, un jour, ne l'a plus du tout attiré. Depuis, il s'est intéressé d'un peu plus près à la cause animale et soutient chaque mois une association qui lutte contre la maltraitance animale. Il ne porte plus de cuir, n'achète plus un quelconque produit qui a pu être testé sur une bête. Mais il consomme toujours des oeufs, qu'il va chercher de lui-même dans une ferme à proximité. La cuisine est ainsi devenue une sorte de passion qu'il aime partager avec de rares proches, ceux qui se laissent convaincre par le soja texturé. Bien entendu, sa famille voit d'un très mauvais oeil tout ça et la mère ne semble pas vouloir faire grand effort quand il vient pour dîner.

   11 ; Il a commencé à avoir des cheveux gris à trente-neuf ans. C'est petit à petit qu'ils se sont blanchis par endroit, jusqu'à devenir ce qu'ils sont aujourd'hui. Quelques pigments noirs se laissent entrevoir encore, donnant un ensemble plutôt harmonieux mais qui démontre bien que l'âge se tend vers la cinquantaine bientôt, en plus des ridules ci-et-là, au milieu des rides plus marquées. Il tente de lutter à sa manière sans chercher à s'en cacher pour autant, avec une crème appliquée chaque jour mais soupire souvent, devant le manque de résultat à ses yeux. Pourtant, on aurait tendance à le rajeunir légèrement, de prime abord. Abraham est dur avec lui-même.