15 juillet 2037
«
Papa ? »
Sans m’en rendre compte, je lève les yeux. Ça fait dix-huit ans que le pseudo est gravé sous ma peau, dix-huit ans qu’il m’arrive de me réveiller en pleine nuit parce que je crois qu’elle m’appelle. C’est peut-être vaniteux de se sentir aussi indispensable, je ne sais pas. Je n’ai jamais beaucoup réfléchi à ça jusqu’à maintenant, c’est moi qui lui ai tout appris après tout. Il y a de quoi s’enorgueillir. «
Chérie ? » Le sucre à la pointe de la langue et un sourire alors que je tourne ma cuillère dans mon café, cueille du bout des yeux l’image qu’elle me jette à la tronche, sa silhouette merveilleuse auréolée de la lumière du matin. On dirait une aquarelle. Quelque chose de bien trop joli pour qu’on m’en attribue tout le mérite. Même s’il y a la moitié de mes gènes là-dedans. «
Tu l’aimais, maman ? » Un peu. Au début. Avant qu’elle ne devienne chiante, qu’elle ne pète tous les meubles, avant qu’on ne se fissure à se choquer l’un l’autre comme de vulgaires cailloux qui n’auraient pas compris qu’il ne peut pas y avoir de gagnant quand on se bat contre un mur. Haussement d’épaules, je ne veux pas la laisser s’apercevoir que quelque chose cloche, des souvenirs d’une colocation bancale et du cœur d’artichaut qui s’affole au moindre battement de cils. «
Elle était un peu trop chiante. Souvent. » D’autres fois sexy. Et puis toujours redoutable, à planter des couteaux là où ça fait mal, se servir de moi pour que je ne fasse pas l’inverse, pour ne pas devenir un instrument de ma sale volonté. Je suis persuadé qu’elle a toujours pensé ça de moi, au fond, qu’elle m’a toujours vu comme un lingot tâché de cuivre, comme un bout de chair vicié, je suis sûr que ça lui a même fait plaisir que je me casse la gueule quand t’étais encore trop petite pour marcher droit, Hannah. «
Mais je l’aimais, oui. » Au passé. Tu peux le voir quand on se regarde, quand on s’échange trois mots à Noël, tu peux le sentir quand le silence se fait autour de nous pour attendre les éclairs. Je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi j’ai voulu ça, pourquoi j’ai fait ça, pourquoi on a fini par se détester et pourquoi t’es là, si parfaite, si irréprochable, tes grands yeux noirs qui s’assortissent à tes cheveux et tes lèvres pincées avec le même air supérieur, comme pour montrer que tu tiens aussi un peu de moi, j’aimerais te détester Hannah, mais qu’est-ce que je t’aime. Qu’est-ce que je nous aime. Ta main qui se pose soudain sur la mienne, ça glisse des soupirs dans mon âme, comme si c’était une intraveineuse et que tu me filais ma dose de bonheur comme un shoot d’héroïne. Ça démange le bout de mes doigts, l’envie. Je ne sais pas si tu es au courant, Hannah, mais je ne suis pas sobre. Je ne sais pas si je le serai un jour. Et pourtant, j’aurais dû me satisfaire de ça, de toi, de nous. Du presque rien que j’ai mais qui fait tourner mon monde. Si je tourne ma paume vers le ciel et que j’attrape tes longs doigts fins dans les miens, c’est pour être sûr que tu es là. Que tu ne vas pas t’évaporer d’un coup, comme elle, comme eux, comme mon monde tout entier, il y a si longtemps déjà. «
T’as un copain, non ? C’est pour ça que tu me poses toutes ces questions ? » La décapotable rouge qui se gare un peu trop souvent devant la maison, ses yeux qui pétillent d’étoiles toutes nouvelles quand tu embrasses rapidement ma joue avant de te ruer à la porte. Une putain de fougue. J’aimerais avoir la même pour autre chose que me piquer. Je suppose que j’aurais pu, si j’avais choisi un chemin moins hasardeux, si je m’étais écouté un peu. Le nom de Taggart revient un peu trop souvent dernièrement, paumé entre des hypothèses dans un coin de ma tête. Trois contre un que ça me tuera plus vite que la coke et l’héro. Enfin, tout ça pour dire que je pose la question mais que la réponse est prévisible, j’ai toujours su lire en toi comme dans un livre ouvert, tu n’avais qu’à pas me ressembler autant. Grommellement, tu n’as même pas besoin d’acquiescer. Je sais que j’ai raison. «
Meh, sois prudente, juste. C’est un Popescu. Je les connais. » Celui-là surtout, ancien élève qui a un peu trop esquinté le bitume de la cour du lycée, sa famille bizarre, son penchant pour les causes perdues et les combats de rue. Rien à foutre que son père soit flic. S’il détruit ma gamine, je le bute. «
T’as jamais été amoureux ? Vraiment amoureux ? » Pas comme avec ta mère. Décidément, Taggart hante un peu trop mes pensées, réveille un sourire triste à la commissure de mes lèvres. Je baisse les yeux, pas certain d’assumer, pas sûr de comprendre. «
Si. » La main qui tremble. Mes veines qu’en redemandent. «
Ça va », mais je sais que tu n’es pas dupe, bébé. Tu ne l’as jamais été, parce que tu me connais, parce que t’as pleuré en même temps que moi la première fois que je t’ai tenue dans mes bras et que tu m’as vu tanguer trop de fois pour ne pas reconnaître quand je ne marche pas droit et que ça ne vient pas d’un trop-plein d’alcool dans le sang. «
Va retrouver ton mec. » Je me lève, l’oblige à m’imiter pour l’attirer dans mes bras. Menteur. Eoin se moquerait de moi, sûrement. Peut-être qu’il le fait, de là où il est. Où que ce soit. «
Je t’aime, Hannah », je murmure à son oreille, un baiser qui s’écrase sur sa joue, je reste un peu trop longtemps dans la chaleur de cette étreinte improvisée, comme si ça pouvait retenir le temps. Mais je n’ai même pas le pouvoir de la retenir
elle. Elle se volatilise déjà, franchit le pas de la porte en quelques secondes à peine. Me laisse comme un con, la maison vide et la tête obsédée par la seule idée de planter une aiguille dans la peau de mon avant-bras. Lamentable.
01h12. Assis sur le sol de la salle de bain, j’attends. Je ne sais même pas ce que j’attends, précisément. Je sais juste que ça prend la forme d’un visage familier, d’un amour perdu, incapable de savoir si c’est une vision du paradis ou de l’enfer, ou un peu des deux tant qu’à faire. Le garrot tout juste desserré glisse sur mon bras, je laisse ma tempe cogner contre le rebord de la baignoire, à moitié endormi, groggy, je ne la sens même plus courir dans mes veines tellement j’ai l’affreuse habitude que ce genre d’occurrence se produise plus souvent que nécessaire. Je sais que c’est elle qui va me trouver, qui va m’emmener à l’hosto, qui va tenir ma main à mon chevet et qui va finalement rentrer laver le vomi que j’ai déversé sur le carrelage immaculé. Je sais que c’est elle qui va venir tous les jours après me rendre visite, m’apporter des chocolats que je ne mangerai pas et des fleurs au parfum un peu trop fort, vu qu’elle aime bien les lys et les roses. Je sais qu’elle va me demander d’arrêter, d’essayer au moins, de trouver un moment dans mon terrible emploi du temps d’autodestruction pour que je fasse un pas, pour que je me sorte de l’impasse dans laquelle je me suis engagé depuis trop d’années. Je sais aussi que je n’en ai pas le pouvoir, que c’est au-delà de mes compétences, de mes limites. Que si je pouvais vraiment m’en tirer, Eoin ne m’aurait pas laissé, Nur non plus, Nova encore moins, je sais que si j’ai tout perdu c’est parce que ça fait trente ans que j’ai un pied dans la tombe et que plus personne ne s’alarme parce que j’ai crié au loup trop de fois, parce que j’ai frôlé la mort trop souvent, parce que cette fois n’est qu’une fois de plus à ajouter à l’éphéméride. Je respire mal, ça me le fait à chaque fois et pourtant, je replonge toujours, trop attiré par le vide sous mes pieds pour vouloir me retenir à la rambarde, ne pas faire le grand saut. Quand Hannah rentre enfin, je ne l’entends quasiment pas, trop loin, trop irrécupérable, je ne perçois même plus de peur dans sa voix, comme si me perdre était devenu un aléa comme un autre. Elle me lâchera aussi, sûrement. Un jour.
15 juillet 2038
«
Je voudrais porter un toast. » La voix claironne, tous les regards qui se tournent soudain sur elle. C’est un pouvoir qu’elle a, Hannah, d’attirer les attentions depuis toujours. Même sa mère qui me déteste a su dire qu’elle tenait ça de moi. Je signe un dernier autographe sur la page de garde d’un de mes lecteurs avant de lever la tête vers elle et quand nos regards se croisent, je comprends qu’elle va s’adresser à moi. «
À mon père. » Évidemment. C’est difficile d’avoir les yeux de toute une foule braqués sur soi, je n’ai plus l’habitude. Ça doit bien faire vingt-cinq piges que mes parents ne m’ont plus invité à leurs fêtes dispendieuses en présence de l’élite de Savannah, j’ai oublié comment sourire devant les appareils photos, comment faire des courbettes sans me briser le dos. Alors je laisse le naturel faire, la pointe de rose colorer mes joues alors que je me lève, comme tous les autres, pour écouter un peu mieux ce qu’elle tient à nous dire. «
C’était il y a un an. Un an, pile. La dernière fois que tu m’as fait peur. » Ça me creuse encore un souvenir douloureux dans un coin du cerveau. Plus de démangeaisons dans les veines. Un an que je suis sobre, un an que je peux vivre sans ça pour faire battre mon cœur. Un an. «
Papa, je t’avoue que je ne pensais pas que cette soirée arriverait. Je ne pensais pas que tu remonterais la pente, que tu en aurais la force ni le courage, je ne pensais pas que tu trouverais au plus profond de toi l’envie de te sortir de ce puits immense dans lequel tu t’étais réfugié volontairement pour échapper au reste du monde. Je ne pensais pas que je te verrais comme ça un jour, heureux, épanoui. Je l’espérais, mais je ne le pensais pas. » Je la vois ravaler un sanglot et j’ai envie de bondir sur scène. À la place, je crispe mes doigts sur la quatrième de couverture du livre que je viens de signer. Si ça l’abime, je lui en offrirai un autre. «
Mais tu es là, papa. Tu es là et tu vas bien. Et tu as fini par écrire ce merveilleux livre qui parle de compromis et de perte, de trahison et d’amour, de la façon la plus subtile et raffinée qui soit. Et je suis tellement, tellement fière de toi. » Et cette fois elle pleure, essuie maladroitement ses larmes avec sa paume. Appelez ça l’instinct paternel mais cette fois je fends la foule, en une poignée d’enjambées, je l’attrape par les épaules pour la serrer contre moi, répondre à sa déclaration par une autre plus pudique, parce que je n’ai pas l’habitude de dire aux gens que j’aime que je les aime, et que c’est ce qui me les a fait perdre. Je crois qu’elle ne finit pas son discours, Hannah. Je crois qu’elle se réfugie contre moi, qu’elle agrippe un peu trop mon veston hors de prix et écrase des larmes noires du maquillage dont elles la délestent sur ma chemise, je crois qu’elle continue de pleurer peut-être cinq minutes sous les applaudissements des gens et je crois, surtout, que je me fiche de tout ce qu’il se passe autour tant qu’elle n’a pas relâché prise.
La soirée se passe sans accroc. Après les dédicaces vient le tour des poignées de main, des verres partagés avec des inconnus qu’on n’a pas l’intention de revoir, des congratulations de rigueur. Je ne reconnais pas vraiment les visages que je croise, trop d’inconnus pour un si petit endroit et ma tête tourne déjà à l’envers, me fait presque regretter cette année passée à vivre normalement, à ouvrir les yeux sur le même ciel tous les matins, à reconnaître le goût des choses et à percevoir de vraies émotions. Je ne reconnais pas vraiment les visages jusqu’à en croiser un et m’arrêter tout net, soudain trop près, incapable de faire demi-tour sans que cela puisse passer pour la plus triviale des impolitesses. «
Bonsoir, Taggart. » Et je me souviens. Je me souviens de ses doigts contre ma peau et du son de sa voix, je me souviens de ses reproches et de ses idées folles, de ses envies et de ses peurs. Je me souviens de ce que je pouvais éprouver quand il était contre moi et je me souviens que c’est peut-être le meilleur souvenir que j’ai en vingt ans, après la naissance de ma gamine. «
Eoin », je me reprends, comme si ces émotions résurgentes m’empêchaient de me distancier de lui. Il est venu. Il a su, et il est venu. C’est lui, c’est bien lui, quelques rides en plus et toujours ce même sourire écorché au coin des lèvres. «
Ta fille a l’air fantastique. » Elle l’est. Je ne peux pas m’empêcher de rire tout bas, les dents qui attrapent ma lèvre inférieure, je retombe vingt ans en arrière en haut d’un toit, à ne pas savoir dire à un garçon qu’il me plait et que je voudrais qu’on soit plus que des amis, plus que de vagues connaissances, plus, plus, plus. «
Oui. » Réponse un peu trop courte, il me fait perdre mes mots, mes appuis, je recule habilement de deux pas pour m’adosser au mur. Hésite un instant. «
Son deuxième prénom, c’est Veronica. » Comme si ça pouvait rattraper quelque chose, faire oublier à Eoin que c’est moi qui ai tout fait déconner, à préférer ma drogue à un avenir avec lui. À repenser à me piquer quand je pense à ce qu’on aurait pu vivre ensemble. Je sirote un peu de champagne en attendant, histoire de faire passer le goût du mensonge. Et puis au bout de quelques secondes, je me dis que ça serait bête de laisser filer l’opportunité. «
Tu penses que tu voudrais aller boire un verre avec un illustre auteur américain ? » Un sourire qui fend l’air pour lui donner l’air décontracté du type qui n’attend pas vraiment de réponse, alors que son cœur s’emballe dans sa poitrine. Le champagne lui sert encore une fois à garder sa contenance. «
Quoi, Paul Auster est là ce soir ? » Du Taggart tout craché. J’explose d’un rire sincère, je ne crois pas que ça m’est arrivé depuis qu’on était ensemble. Je sais que je suis foutu. Encore une fois. «
Un illustre auteur américain présent ici, dans cette pièce, dans un rayon de deux mètres. » Et il sourit avec moi, cette fois. Je sais qu’il n’a jamais su vraiment me résister. Et que la réciproque est vraie. Je ne me fierai pas à la moue boudeuse qu’il exhibe et au petit «
mouais, ça peut se faire » qui sort de ses lèvres. Je crois que j’ai déjà attrapé sa main. Et je sais que cette fois, je pourrai honorer ma promesse de ne jamais la lâcher.