De ses doigts sans fin, il portait la cigarette à sa bouche. Inspirer. Expirer. Peu à peu l’inspiration venait. Il ne savait pas si c’etait ce qu’il avait pris qui lui montait à la tête, ou si c’etait quelques discussions qui lui rendaient le cœur en fête. Qu’importait, il y avait de ces instants où le monde pouvait bien s’ecrouler, où son bien demeurait inchangé. Souvent, cela se résumait à un peu de tabac dans ses poumons, à un peu de café dans sa tasse ou bien quelques gouttes de Bourbon. Rien de plus. Il était simple Kizuki dans le fond, sous ses airs triomphants. Besoin d’un peu (beaucoup) de compagnie parfois pour ne pas le laisser seul avec ces idées-là. Et il se noyait dans le ciel ensoleillé, nuageux ou étoilé. Jusqu’ici tout allait bien. Une bouffée encore avant de suivre Ghost dans son entre et quelques vers après les verres : « J’ai vu des âmes peinées sur des bancs mouillés, fumant des cigarettes par paquets. J’ai vu le rythme saccadé d’esprits synchronisés, une bouteille de benzo à la main. J’ai... appelé au secours pour mieux être enchaîné et ai traîné ces chaînes jusqu’a la porte de secours. » Il lança cela en l’air comme l’on contait sa journée, comme un enfant trop enjoué qui ne mesurait guère la portée de ses mots assemblés. « Ça fait un peu Ginsberg, tu ne trouves pas ? » Il était vrai que son niveau d’anglais s’etait amélioré en une année, sans non plus faire d’étincelles, il savait bien mieux faire résonner les mots juste là où il le fallait. « Je pense qu’on peut faire quelque chose avec ça. » Et fier de lui, il pénétrait d’un pas assuré dans la demeure pas si humble d’ailleurs du DJ.
  Ensemble, ils parlaient de trucs ésotériques de musiciens, de trucs un peu mystiques pour ceux qui n’y connaissaient rien. Les paroles coulaient au même flot que l’alcool, délivrées de toute étreinte, sans limite, à la dérive et un peu ivres. Sun était bien plus sobre que Kurosawa cependant mais qu’importait à cet instant - pourvu que jamais ils n’en voient la fin, au moins jamais jusqu’au lendemain. Et Kizuki promenait finalement dans l’appartement son regard sans retenue, curieux incongru. « J’aime beaucoup la décoration, on dirait un magasine IKEA vintage. » Il ne pouvait s’empêcher de penser au sien d’appartement, une miette où il avait encore trouvé le moyen de le rendre tout bonnement apocalyptique avec des tas de vêtements, de livres, de CDs et d’on-ne-savait-quoi. Il y eut néanmoins et malgré tout une chose familière qui sembla heurter son regard un instant. S’il y avait bien un sentiment qu’il ne pensait pas rencontrer dans ce domicile immaculé, c’etait bien celui de « familier ». Car domestiquement parlant, ils étaient diamétralement opposés, à n’en point douter. Alors, elle faisait tâche cette peluche, tâche plus grande encore avec un souvenir qui se dessinait fort bien. « C’est drôle cette peluche, j’avais donné la même à Ivy. » Et des milliers de gens avaient probablement acheté My Pet Monster avec le même engouement. Est-ce que cela voulait dire que c’etait la sienne ? Kurosawa vous tiriez des conclusions bien hâtivement. C’etait cela son soucis aussi, il reliait chaque chose entre elles dans une montagne de tracas qui ne terminait pas de grandir et finissait par se morfondre pour un rien fabriqué par les soins de son anxiété. Puis pourquoi Ghost aurait la peluche d’Ivy ? Non-sens.
  « J’ai toujours adoré sa dégaine. » qu’il dit en se jetant sur le canapé, attrapant le jouet au passage et le portant à son nez, « juste pour se rassurer ».

Fréquenter Kizuki était une mauvaise idée pour un certain nombre de raisons. Sans hiérarchie aucune : la première, c'était cette cigarette au bout de ses doigts ou au bord de ses lèvres, l'odeur de tabac qui le suivait partout et qui faisait que Ghost, qui fêtait son cinquante-sixième jour sans tabac depuis sa dernière rechute, devait se mordre la langue pour ne pas lui demander une clope, juste une, ou même juste une taffe, allez, s'il-te-plaît Kizuki. Et bien sûr qu'il aurait dit oui, Kizuki. C'était justement la deuxième raison. La troisième, c'était ses yeux qui trahissaient quasiment systématiquement la présence d'un psychotrope ou un autre dans son système. La quatrième, c'était l'alcool. Bref, Kizuki était un concentré de tout ce dont Ghost s'était difficilement débarrassé, une piqûre de rappel un peu trop douloureuse d'un passé qu'il essayait vainement de laisser derrière lui et une tentation ambulante de retomber dans ses travers... Pour mieux les oublier, aussi paradoxal que ce soit. On est tous pétri de paradoxes. C'est pour ça que Ghost, tout en listant le nombre de bonnes raisons pour garder ses distances avec lui, avait quand même fini par inviter Kizuki dans son salon.

Et celui-ci de débiter une poésie énigmatique sans préambule. « Ça fait un peu Ginsberg, tu ne trouves pas ? Je pense qu’on peut faire quelque chose avec ça. » Y avait ça, aussi. Ghost ne pigeait pas la moitié de ce que lui racontait Kizuki. Mais ça, ça ne le dérangeait pas vraiment, il avait l'habitude de traîner avec des gens perchés même depuis que lui-même restait désespérément enraciné dans la terre. D'ailleurs, il ne pouvait que soupçonner que, même sobre, Kizuki resterait toujours un peu trop perché et nébuleux pour son esprit pragmatique — enfin, pragmatique pour un type qui a choisi de s'appeler fantôme. « OK. Ouais, sans doute. J'connais pas vraiment Ginsberg. » Sa culture n'avait rien d'époustouflant, surtout à côté de celle de Kizuki, mais il n'avait pas honte de l'admettre, pas plus qu'il ne faisait semblant de comprendre le verbiage du Japonais quand ça lui échappait comme maintenant. « Ça t'est venu comment ? » Si ça pouvait l'inciter à expliciter un peu, il était preneur, mais sinon ce n'était pas ce qui empêcherait Ghost de dormir.

« J’aime beaucoup la décoration, on dirait un magasine IKEA vintage. » IKEA, vintage ? Ghost n'y connaissait rien en déco, il savait seulement qu'il exécrait les murs blancs, mais il ne pensait pas que ses choix de couleurs étaient vintage et, en réalité, il était un brin vexé qu'on compare son intérieur tout personnel à une page de catalogue censée plaire au plus grand nombre. « Tu dis n'importe quoi Kurosawa, tu sais, » il affirma d'un ton égal. À peine la porte refermée derrière eux, il avait attrapé la télécommande de sa chaîne hi-fi qu'il lança aussitôt, mais à un volume assez modéré pour pouvoir discuter sans avoir à tendre l'oreille ni s'égosiller. C'était toujours son premier réflexe en entrant chez lui, c'est d'ailleurs pour ça que la télécommande avait sa place à côté du vide-poche juste derrière la porte d'entrée, à l'image du reste de l'appartement méthodiquement agencé. C'est sans doute ce qui faisait à Kizuki l'effet d'un appartement témoin.

En bon hôte — il commençait presque à devenir sociable —, il allait demander à Kizuki ce qu'il pouvait lui offrir à boire quand celui-ci prononça un prénom trop familier. « C’est drôle cette peluche, j’avais donné la même à Ivy. » Ghost s'arrêta net. Même s'il n'avait jamais bien compris pourquoi, il savait qu'Ivy avait gardé pour elle le fait qu'elle avait temporairement emménagé chez lui. Mais elle n'était plus là et Ghost voyait encore moins de raison de mentir maintenant. « Bah, c'est à elle, elle a dû l'oublier. Tu peux la récupérer si tu veux. » C'est qu'il y tenait pas particulièrement, lui. Pas une seconde il pensa que ses propos pouvaient blesser Kizuki, que la plupart des gens n'appréciaient pas d'apprendre qu'on oubliait leurs cadeaux, ou que l'éclatement du secret d'Ivy même a posteriori pouvait encore faire du mal. S'il devait faire preuve d'empathie un jour, ce jour n'était pas arrivé. « J'te sers un truc à boire ? » C'était aussi grâce à Ivy qu'il y avait maintenant quelques bouteilles d'alcool dans ses placards et il avait plutôt hâte de s'en débarrasser.

« Ça t'est venu comment ? » Vaste question qui le fit sourire avec passion. « Je pensais à une hospitalisation en psychiatrie. » Une, oui, parmi tant d'autres. C'était qu'il avait souvent quitté terre, Kizuki, que les professionnels s’efforçaient à le maintenir sur terre, Kizuki.  « C'est comme ça que ça se passe, tu sais. Tu fumes, t'attends ton traitement, tu fumes encore, t'attends toujours aussi bêtement. Pourquoi appelle-t-on des patients " patients ", tiens ?! Parce que tu patientes, pendant des heures. Et tu ruuumines... ha ! Les ruminations... » Il disait cela d'un air presque détaché, un petit rire esquissé, comme si au fond, il savait qu'il y retournerait. « Alors t'écris, pour oublier, pour exister... pour rejeter la faute sur le monde, pour explorer ce qui est en toi et que tu peines à nommer, pour exposer ta peine immonde. » Et il tirait une dernière taffe, satisfait et peut-être un peu plus léger. Vivez l'instant et lâchez-prise qu'on lui avait maintes fois contés là-bas ; alors, il essayait. Concept encore abstrait malgré sa mine envolée.
  « Tu dis n'importe quoi Kurosawa, tu sais. » Un rire traversait à nouveau la pièce, heureux celui qui avait l'alcool heureux. « Je le sais. Je suis complètement taré. » Et tantôt il aimait son grain de folie, tantôt il le détestait mais quant à cela, il savait le cacher juste pour donner l'illusion d'être pleinement celui qu'il voulait. Sauf qu'il y avait cette peluche qui continuait de posséder son attention, qui l'aurait bien détruit s'il n'avait pas pris quelques précautions. C'était con. Oui, très con même. « Bah, c'est à elle, elle a dû l'oublier. Tu peux la récupérer si tu veux. » Tous doutes disparaissaient et il ne lui restait plus que ses yeux pour pleurer. Manifestement, Ghost n'avait pas la même conception des choses, pour lui Ivy n'était que... elle était quoi d'ailleurs ? « Je ne savais pas que tu la connaissais... » Une petite note de jalousie envers tous ceux qui approchaient sa poupée, enfin, celle qui était sa poupée. Il n'avait pu s'empêcher ces derniers temps de songer à elle, malgré lui. Tout avait changé depuis qu'elle était parti, comme ça, juste comme une chandelle dans le vent. Déjà, les cavaliers s'était dissout, tout ce à quoi il tenait, à quoi il se raccrochait s'était en aller. La petite barque qu'il avait guidé de tout son corps et son âme n'avait plus d'existence ni de but. Alors, quel était son but à lui désormais ?
  « J'te sers un truc à boire ? » Un léger regard qui le tirait de ses pensées. « Un whisky, s'il-te-plaît. » Un truc bien fort, oui. De quoi tirer un trait sur ce qui l'assaillait. Il n'y avait pas de secret, s'il s'était noyé dans l'alcool ces derniers temps, c'était parce que peu à peu, il sombrait, il le savait. Fatalité. Les cavaliers, ça n'avait été qu'une illusion comme tout ce qui l'entourait peut-être. Et si un jour, il perdait Seth, le seul qui lui restait, celui à qui il donnait tant de lui ? Et bien, il disparaîtrait, comme il l'avait prévu depuis tant d'années, sur le même ton que la promesse de ne pas s'attacher. Mais il s'était attaché, l'air de rien, et avait perdu bien des siens. Putain. « Ramène la bouteille, je te rembourserai. » Et puis merde, c'était encore une soirée à se miner, qu'importait. De toutes façons, à la maison, personne ne l'attendait. Pour ne rien changer, il se disait qu'au fond, s'il venait à ne pas se relever, il n'aurait qu'à s'enterrer puisque sous tous les angles, dans la tombe, il avait déjà un pied. Disparue bonne humeur, évaporés vers enjoués. C'était ça aussi Kizuki, une foutue versatilité.
  Il plongea les yeux sur son verre et alors, alors, une émotion le submergea, ou bien des émotions. Il serra la mâchoire, avalant un sanglot naissant. Apprendre à ne rien montrer, c'était un travail de chaque instant, un travail qui ne durait qu'un temps. C'était toute l'ambivalence qu'il y avait dans le fait de sortir, c'était à la fois se changer les idées et tenter de ne montrer que ce que l'on voulait. C'était le travail et la récompense simultanés. Sauf qu'il demeurait éternel insatisfait.

Il disait n'importe quoi, le Japonais, mais il disait aussi des vérités. Sans doute qu'il était assez illuminé pour réussir à faire les deux à la fois, d'ailleurs. Ghost avait trop les pieds sur terre pour le comprendre, c'est tout (il le pensait vraiment, persuadé d'être tristement terre-à-terre, même s'il aurait été plus correct de s'en tenir à triste). Quoiqu'il en soit, Ghost aussi s'y connaissait un peu en hospitalisation et il ne pouvait qu'acquiescer à ce que lui expliquait Kizuki. Il n'avait juste pas le courage d'élaborer pour le moment. Il n'avait pas la langue aussi déliée que celle de son invité, il n'avait jamais été du genre à faire de grandes phrases (au sens propres comme au figuré), mais il s'y reconnaissait dans cette honnêteté brute. « Pas taré. Illuminé. » Taré c'était sordide, illuminé ça avait un petit parfum de divin. Taré c'était ne rien y voir parce qu'on avait passé sa vie dans le noir, illuminé c'était s'être rendu aveugle pour avoir trop regardé le soleil. Non, Ghost ne faisait pas de grandes phrases, mais ça ne l'empêchait pas d'avoir des comparaisons et autres idées saugrenues plein la tête.

« Je ne savais pas que tu la connaissais. » Ghost fronça légèrement les sourcils en fouillant dans sa mémoire. Lui, il savait qu'Ivy et Kizuki se connaissaient, il était parti du principe que la réciproque était vraie, mais maintenant qu'il y pensait ils n'en avaient jamais parlé. Ils n'avaient pas tellement parlé de leurs vies personnelles, en fait, jusque-là ils s'en étaient plutôt tenus à parler boulot. Enfin c'était vrai pour Ghost, moins doué que Kizuki dans l'art de faire des connexions et des digressions, du moins à voix haute. « Ah. Bah si, vu qu'elle vivait au-dessus. » Quelque chose dans la voix de Kizuki l'encouragea à choisir prudemment ses mots. Quand il lui demanda un whisky et insista pour qu'il lui file carrément la bouteille, il eut la confirmation qu'il avait bien fait de ne pas trop en dire. Il omit de préciser qu'il ne connaissait pas Ivy parce qu'elle était sa voisine, mais qu'il était devenu son voisin parce qu'il la connaissait. N'empêche que Kizuki devait se demander ce qu'une de ses peluches faisait là, d'autant plus si c'était un cadeau de sa part. L'idée que ça puisse le blesser commençait à faire son bout de chemin dans l'esprit du fantôme asocial, alors il prit son temps pour choisir la bouteille dans le placard, comme s'il y avait eu du choix en whisky, et en profita pour chercher la meilleure façon d'amener les choses. Il n'aimait pas mentir, il n'était pas doué pour ça, mais il pouvait cacher quelques vérités si ça épargnait les sentiments de quelqu'un. « Je l'ai hébergée un peu avant son déménagement, comme ça elle avait pas loin à trimbaler ses affaires, tu vois. » C'était à peu près vrai, sauf qu'il l'avait hébergée plusieurs semaines et qu'elle avait quasiment emménagé chez lui avant de décider de partir, finalement. Il se demandait si c'était à cause de lui. Peut-être qu'il était trop ennuyeux, pas assez disponible pour elle, pas assez humain. Il servit un verre à Kizuki et posa la bouteille à côté comme réclamé. Il comptait pas le laisser noyer son chagrin dans l'alcool, mais il avait pas envie de le contrarier davantage dans l'immédiat. « Pense même pas à me rembourser. » En réalité ça lui aurait rendu service que Kizuki siffle la bouteille. Il était incapable de ne pas penser à l'alcool qui l'attendait dans le placard chaque fois qu'il rentrait du travail et tout aussi incapable de vider les bouteilles dans l'évier comme il aurait dû le faire. Il se servit un thé glacé avant de se laisser tomber dans la poire qui avala sans mal son corps trop fluet. « Moi j'écrivais des chansons. À l'hôpital, et puis surtout en prison. Mais là j'pouvais même pas fumer. » C'est comme ça qu'il avait arrêté la première fois. Hop, changement de sujet. Il n'était pas un assez bon spécialiste de la nature humaine pour savoir si ça suffirait à détourner les pensées de Kizuki et le tirer de sa mauvaise humeur, mais ça valait la peine d'essayer.