un peu amoché → La musique à fond, il est en train de se faire un café, à minuit, dans la petite cuisine du cabinet. Une salle d'attente, deux bureaux, une petite cuisine, et des canapés, pour dormir dedans, en cas de fatigue extrême.
Pas ce soir, ce soir il travaille encore. Il s'est donné pour mission de lire intégralement quelques cas de jurisprudence où, en appel, il y a avait eu un non-lieu total. Motivé ? Certainement, mais il n'a rien de mieux à faire. Il faut se faire des amis, a dit son père. C'est pas facile quand on est dans la vie active, et qu'on tente désespérément de garder la tête sous l'eau. Il n'a bien que Juliet, mais elle est rentrée dormir il y a maintenant quatre heures, elle n'est pas complètement tarée et n'a pas un procès sur les bras, qui lui arrive rapidement dans les dents.
Et alors qu'il se sert son sixième café (the midnight cofee test est passé haut la main, mais il va peut-être avoir besoin de redbull dans les minutes à venir), son téléphone vibre. Il fronce les sourcils.
Un message un peu amoché de Billy. Tiens donc. Il lit attentivement, se marre un peu, (en bas de son cabinet ?) et envoie une réponse. Quelques secondes après, alors qu'il s'installe dans son bureau, sort un dossier, et reçoit un nouveau message. Ouai, il est arraché. Il répond. Il veut pas descendre, il a encore trop de trucs à faire.
Mais il insiste l'autre, il veut pas lâcher l'affaire.
Et ce 'steuplait', il l'avoue, lui touche un peu le coeur. Une vraie fleur bleue ce Nolan. Il pousse un soupir. Il fait pas très froid dehors, alors il descend, lunettes sur le nez, chemise un peu ouverte, manches remontées, il va encore se foutre de lui.
En bas du cabinet, il y a un bar, dans la rue d'en face. Un bar, et des gens qui parlent, des verres qui se renversent, et beaucoup d'amour, et de haine, échangées. C'est un canaliser d'émotion, un bar, et lui il y a passé trop de temps.
Il le voit, avec sa carrure de squelette, assis par terre, sur le trottoir (tu fais l'trottoir ?).
A la lumière du lampadaire, il le voit. Avec une gueule défoncée, avec un truc rouge au coin des lèvres, avec des lèvres en vrac, et des yeux à moitié fermé.
Un peu amoché, dans tous les sens du terme.
Il se met devant lui, mains dans les poches, écoute la salutation, Nolan regarde autour, un peu ailleurs, pour vérifier que personne ne compte venir les frapper, encore. Puis il se met accroupi, face à lui. Il fronce un peu les sourcils, l'observe sous tous ses aspects, toutes ses coutures. Leurs regards se croisent, un long moment, dans le silence. Il ne l'a jamais vu, avec une gueule pareille. Ca fait partie de ses habitudes, de se battre ? Il n'en savait rien. Ca lui fout un coup au coeur. Il demande, doucement : " Qu'est-ce qui t'arrive ?"

un peu amoché → Alors qu'il le voit, avec sa gueule cassée, il se dit qu'il ne connait, en réalité, rien de lui.
Il peut faire la liste.
Il vient d'une famille de redneck, pas de Savannah, mais il est plus où. Il a plusieurs frères et soeurs, il serait incapable de donner un chiffre exact. Il est très certainement pansexuel, mais ils n'en ont jamais parlé. Il est musicien, il est connu. Le nombre de son groupe est catharsis. Il a 25. Ou 24 ans. Ou 26 ... Il ne sait même plus.
Il s'appelle Billy Sheridan, il le connait de la thérapie de conversion pour homosexuel, qu'ils ont suivi ensemble quand ils étaient au lycée.
C'est un type gentil, profondément gentil, qui pense aux autres avant lui, qui sourit souvent, et qui a un franc parler légendaire. Il s'adapte à tout et à tout le monde, il est assez intelligent pour savoir quand parler et se taire, il est assez con pour prendre la place des autres et se faire punir sans raison.

Voila tout ce qu'il sait sur Billy.
Et ça le frappe.
Ils ne sont pas amants, ils ne l'ont jamais été, ils ne sont même pas amis non plus.
Qu'est-ce qu'ils sont ?
Y'a mille points d'interrogations autour de Billy, mille questions à poser, et lui il choisit de le regarder, accroupi à côté de lui. Il choisit de ne rien savoir, il choisit de vivre le présent, et de poser les questions en temps voulu, même si réaliser qu'ils ne se connaissent pas à tout d'un coup au coeur, un uppercut en plein ventre, au moins aussi fort que ceux que s'est pris Billy. Il hausse les sourcils. " Cordiale hm..." Evidemment, c'est une blague. Il pense que si, ça vaut le coup de s'y attarder. Mais il ne dit rien, pour le moment. Il le regarder écraser sa clope, alors qu'il vient s'asseoir avec lui, sur le trottoir.
T'as l'air crevé.
Ca a le don de l'énerver ça, tout le monde passe son temps à lui dire. Il répond, peut-être sèchement : "C'est ça d'être adulte."
Ca sonne comme un reproche, ça sonne trop méchant, trop vieux pour lui. Comme si, en se prenant des coups dans un bar, il affirmait soudainement que Billy n'était pas adulte. Il fronce les sourcils, et se ravise immédiatement : " 'Fin, c'est ça d'taffer tard quoi." Il le regarde, assis en tailleur. C'est une manie chez lui, il est peut-être bouddhiste, ce serait pas la dernière des surprises. Il demande, doucement : " Tu veux monter au cabinet ? J'ai une trousse de premier secours, et de la glace."

un peu amoché → Peut-être que ouai, il est trop bon, qu'est-ce qu'il en sait. Peut-être qu'il ferait mieux de se taire, de le laisser sur le trottoir, de retourner taffer en bonne conscience de ce que son ami (?) est en train de vivre. Du sang dans la bouche, des mains un peu défoncées, une envie de se venger de tout et tout le monde.  Surtout du type qui lui a fait ça. A moins que ce soit une nana ? Il se demande si les nanas se battent dans le monde de Billy, pas dans le sien.
Il le regarde se lever, comme il peut, pester, autant que possible, et tourner un peu, tanguer, d'une jambe à l'autre. Nolan se rapproche, prêt à le rattraper s'il tombe. " Ca va ?" Il a pas l'air de l'entendre. Bon bah en tout cas, s'il tourne de l'oeil, il pourra pas l'aider : rouler en vespa comporte des avantages (doubler des voitures, peu d'essence, un style inégalable) et des inconvénient (pas de banquette arrière pour les évanouis, aucun style en réalité). Il sourit à sa remarque. Un tonneau de café, oui la bonne idée. Il passe une main sur son épaule, l'aide à traverse la rue (complètement déserte). Ainsi, ils quittent le bar pour le bâtiment. Il compose un code, il le dicte à l'oral. " 8788A. Au cas ou tu veuilles revenir."
Et c'est stupide pour deux raisons. Déjà qu'il tient à peine sur ses jambes, comment pourrait-il retenir le code ? Et ensuite, pourquoi voudrait-il revenir ? Il en sait rien, il se trouve immédiatement complètement con. Il l'aide à passer la porte. Il appelle l'ascenseur. " Ca va ?" Il a peur qu'il lui claque entre les doigts à chaque instant. L'ascenseur arrive, il l'aide à s'engouffre à l'intérieur.

un peu amoché → Il regarde les portes se fermer, et il s'appuie contre.
En face de lui, le miroir (pour agrandir les ascenseurs, sinon ça donne des effets boites de conserve qui donnent le tournis, ou la claustrophobie), et tout contre, Billy.
Son coeur bat pas plus fort que d'habitude, il attend le quatrième étage, comme un chien de garde, prêt à sortir Billy de là, à l'asseoir contre une chaise, et panser ses plaies, comme un avocat reconverti en infirmière.
Il se regarde dans le miroir, il se trouve fatigué c'est vrai. Et puis son regard dérive sur Billy, qui fait un pas en avant.
Il n'a pas le temps de se demander pourquoi le Sheridan avance, pourquoi le septième de la famille (ça ne lui revient que maintenant, il porte chance) se poste devant lui, n'attend pas une seconde, passe ses mains osseuses et ensanglantées sur ses joues.
Billy vient de lancer le coeur de Nolan contre une paroi, comme une toupie qui rebondit, tourne, tourne, tourne encore, et ils se regardent.
Ca dure peut-être une seconde, d'attente, de surprise, mais déjà, tout est délivré.
Billy, il a toujours su comment s'y prendre avec un traumatisé, avec un blessé de guerre, avec un survivant de thérapie comme Nolan. Il ne lui laisse pas le choix, il l'embrasse simplement. Pas d'échappatoire, simplement les portes de l'ascenseur qui se rouvriront, à un moment, c'est certain. Et ils chuteront,
Et ils continueront à s'embrasser.
Parce que Nolan ferme les yeux, parce que Nolan goûte au sang dans ses lèvres, à l'alcool, à la tyrannie des addictions qui le prennent en ôtage. Y'a tout d'un coup, tout ce contre quoi il se bat, qui vient l'appuyer contre la paroi de l'ascenseur, qui vient l'assommer à coup de baiser, et il crève contre ses lèvres, parce qu'il avait oublié.
Comment peut-on oublier les lèvres d'un Shéridan. C'est doux, c'est ferme, c'est passionné, ça a goût de tendresse et d'envie insatiable. Un goût d'éternité sur le coup, un goût de tout est possible, tant que tu m'embrasses.
Une envie d'y revenir, c'est ça,
Il est revenu à Savannah pour ça.

Il se décale Billy. Le regarde et sourit (bien sûr, y'a d'quoi sourire, parfait). Et il lâche cette phrase.
"déchiré ou pas, j'l'aurais fait. tu l'sais."
Nolan fronce les sourcils. Son coeur-toupie s'arrête subitement, contre la paroi de l'ascenseur. Il fronce les sourcils, le regarde, et il comprend.
Les portes se rouvrent, il le laisse pas sortir. Pas tout d'suite, pas comme ça. " T'as attendu qu'on soit qu'tous les deux, c'est ça ?"
Ouai il le sait.
Peut-être même que Nolan l'a su à l'instant où ils se sont revus, à cette fête. Qu'ils sont faits pour s'embrasser à l'abris des regards, parce que les regards les ont dénoncé par le passé, parce que les regards leur ont fait se rencontrer.
Il a le souffle court, il le regarde.
Sa main, étrangement, s'est posée sur sa hanche. Sa main, étrangement, ne l'a pas quittée, même maintenant que les portes sont ouvertes, qu'ils ne peuvent plus s'appuyer sur rien.

un peu amoché → Un peu amoché ? Même, carrément amoché.
Il faut l'être pour s'embrasser. Comme si, jusqu'ici, ils étaient restés sages comme des images, rien dont ils puissent avoir honte en réalité. Juste deux (à peine) amis qui se parlent, tranquillement, à une soirée, qui s'imaginent bêtement un futur en commun, et puis un brunch, comme deux trentenaires. Futurs trentenaires, futur à venir.
Il le regarde un instant, dans l'ascenseur.
Pourquoi a-t-il succombé ?
Aucune réponse, enfin si, elle est tombée.
Déchiré ou pas, il l'aurait fait. Donc l'alcool ne tombe pas dans l'équation, donc l'équation est beaucoup plus simple que prévue. Aucune inconnue, juste un baiser.
Il sent encore la marque de ses mains, contre sa nuque.
Il est débranché Nolan, il sait pas quoi dire, ni comment réagir. Il sait pas s'il doit s'énerver, être heureux, pester, y croire, ne pas y croire.
Croire à quoi, croire en rien, croire en lui ? C'est du pareil au même.
Joue pas au plus con, il est pas le plus con, clairement des deux, il est encore celui qui a toute sa tête. Ou pas ?
Il en sait plus rien, il se fait tirer hors de l'ascenseur.
Il se fait embrasser encore, il ferme les yeux, il en veut encore Nolan, maintenant qu'il est retombé dans l'alcool, il veut finir le verre. Il a du mal à rouvrir les yeux. Manque de discipline des deux côtés, il doit bien l'avouer. Il sait plus ni sourire, ni parler, ni quoique ce soit, juste, il le suit jusqu'à la porte, au bout du couloir. Fébrilement, main tremblante, il ouvre la porte, allume la lumière, le laisse entrer. Il referme derrière lui.
Est-ce qu'il doit éteindre la lumière et l'embrasser encore, est-ce qu'il doit juste l'asseoir, l'aider à aller mieux ?
Il choisit la deuxième option, l'emmène dans son bureau. La lumière des lampadaires baigne la pièce. Il l'allonge sur le canapé, sans rien dire. Puis, il va chercher la trousse de secours dans la cuisine. Désinfectant, pansement, et surtout, poche de glace, qu'il sort du frigo. Il rentre dans le bureau, lui lance : " Attrape."
Il sait pas à quoi il joue, est-ce qu'il joue d'ailleurs ? Il en sait trop rien.
Il joue au plus con sans doute, et ça le fait sourire. Il attrape une chaise, s'approche, et il lance : " Enlève ton tee-shirt." Pas qu'il ait spécialement envie de le reluquer, mais il faut bien qu'il voit l'étendue des dégats.

un peu amoché → Il le regarde enlever son tee-shirt.
C'est comme une voie lactée, une galaxie sur tout son torse.
Tout un monde découvert, entre deux coups, deux bleus, des ecchymoses qui créent des univers entiers.
C'est pas qu'il a une âme d'artiste Nolan, c'est qu'il s'émeut d'un rien ce soir. Il suffit d'un baiser pour vous briser les articulations, pour vous briser les anticipations, pour vous briser vos prédictions, et vos promesses d'être sage, heureux en amour, heureux en affaire.
Il suffit d'un baiser pour le ramener des années en arrière, dans leur chambre qui sentait la sueur et le bois moisi. Dans leur chambre qui résonnait avec indifférence, avec violence, avec amour inavoué aussi.
Un monde qui semble aussi loin que l'antiquité, mais où, au milieu d'une nuit, il a été réveillé par une baiser.
Deuxième nuit, de nouveau un baiser, de nouveau de quoi s'arracher les cheveux, et fixer ce torse-voie lactée pendant plusieurs heures sans doute.
Il a une deuxième poche de glace, dans la main, il la pose sur son torse, son pectoraux blanc écarlate, sa peau qui marque. Il a toujours été comme ça le Sheridan, il prend les coups et les grave au creux de son épiderme. Il l'a déjà vu avec un bleu, qui était devenu noir, immensément noir.
Presque un téléscope sur son oeil.
Il le regarde, sans rien dire.
La vérité, c'est qu'ils restent là un moment, sans parler, à profiter de la présence de l'un, de l'autre. A se regarder à peine, à essayer de faire passer les douleurs, avec des glaçons, des coeurs de glace.
Puis doucement, Nolan se lève. Il soulève doucement la tête de Billy d'une main (des cheveux aussi fins que de la soie), et il s'assoit sur le bout du canapé, en déposant la tête de Billy sur ses genoux.
Il veut simplement prendre soin de lui, le laisser dormir s'il veut. Sa main reste scotchée à cette poche de glace sur son torse, et l'autre...
L'autre elle pend dans le vide, et elle crève d'envie d'attraper celle de Billy. Il regarde autour de lui, comme un animal en détresse. Peur d'être reconnu, peur d'être chopé en flagrant délit, peur d'être dénoncé, et de passer six mois en enfer. Il ose pas prendre sa main, il en a trop envie pourtant.

un peu amoché → La plus grande douceur que le monde ait connu.
Ils ont subi tant de violence, tant de haine, ils ont été détestés, on a voulu les voir disparaitre, les voir crever, on a eu honte d'eux. Vous allez être malheureux toute votre vie, qu'ils disaient, vous n'allez jamais réussir, si vous ne vous conformez pas. Si vous n'êtes pas ce qu'on attend de vous, des mecs bien sous tous rapports, des mecs qui se marient, qui ont des gosses.

Nolan, de toute ses forces, s'est rattaché à cela, comme un lavage de cerveau permanent, comme une envie de bien faire, pour rattraper l'univers. Alors, il s'est éloigné de Billy, il a tout fait pour ne pas le voir, il a tout fait pour l'oublier, oublier leurs baisers, leur été, oublier une vengeance sur le monde. Il s'est rattaché à cet idéal, il a écarté Billy, le seul, l'unique, celui qui peut tout faire basculer, son système, son roi, sa reine. Le seul qui lui fasse cet effet, le seul aimant de sa vie.
Il s'est juré de ne jamais le revoir, de ne jamais succomber, pas avec lui, pas comme ça, pas pour ça. Il s'est rappelé ce qu'on disait, tu vas être triste, tu vas être triste, tu vas être triste si t'es avec un mec.

Mais il n'est pas triste là.
Il n'est pas triste avec lui. Il est plus heureux qu'il ne l'a jamais été. Il le voit prendre ses lunettes, il sourit, le laisse faire. Ses doigts sont fins, y'a d'la corne au bout, un peu plus à chaque fois qu'il le voit. Ca saignait sans doute beaucoup. Il les observe, ses doigts, sa main rougie par les coups. Il y trouve une douceur, une beauté étrange, une finesse aussi.
Sa main se ballade, en l'air, comme un ballet. Il a pas les yeux fermés, mais ouai, il va s'endormir, sans doute. Cette main tendue, en l'air. C'est un appel, ni au secours, ni à l'aide, un appel à la saisir, à l'embrasser sans doute, à pleurer dessus, à se sentir bien, heureux.
Doucement, sa main libre vient la rejoindre. Il réfléchit à peine, il glisse ses doigts sur les siens. Il observe, le geste doux qui s'opère entre eux, dont il est témoin plus qu'acteur. Le bout de ses doigts, sur le bout des doigts de Billy. Il sourit un peu, descend le long de ses phalanges, vient caresser la paume de ses mains ouvertes. Il y glisse un secret, entre ses doigts.
Doucement, il la serre, contre la sienne.

C'est rien, deux mains qui se touchent, et qui se serrent.
Entre eux, c'est beaucoup, beaucoup trop peut-être, il en sait rien. Il sourit. Et puis il pose une question, sans réfléchir :" Tu m'aurais embrassé si j'étais marié ? "

un peu amoché → Quelle question étrange. Un baiser, au final, ça veut pas dire grand chose. Embrasser c'est tromper ? C'est Tromper embrasser ? Il tromperait pas grand monde, mais s'il avait une Juliet à tromper, est-ce qu'il serait un Roméo infidèle, à aller voir ailleurs avec un meilleur ami, un Benvolio qui ne lui veut que du bien.
Ce serait une pièce beaucoup plus tragique que l'originale, sans doute, Shakespeare se retourne peut-être dans sa tombe, à cet instant précis.
Ou alors il était gay.
Ou bien il confond avec Dante...
Ou Aristote, ou Socrate, il n'est plus vraiment sûr de quoi appartient à qui, après tout Shakespear s'est inspiré de l'antiquité.
Il le regarde, il regarde ses doigts fins et cornus, comme s'il n'avait jamais été fait pour faire de la guitare. Et pourtant le voila, chanteur, guitariste, aimé, aimant, amant, sans doute. Il ne lui a pas demandé, s'il avait quelqu'un dans sa vie, parce qu'il a deviné que non. Sans doute qu'il devrait tout de même poser la question, pour la forme.
Et alors que son regard est perdu dans le creux de ses doigts, la réponse tombe, comme un coup de marteau. Rien de surprenant sous le soleil.

Quelque part, il sait qu'ils se sont donnés leurs coeurs. Que peu importe où ils sont, quand ils sont, s'il sont seuls, mariés, sans enfants, divorcé et séparés par la mort, ils auront toujours le coeur, les envies de l'un et de l'autre. Une exclusivité, une sorte de priorité.

Il le sait aussi, c'est tout à fait vrai. Il ne dit rien, réagit à peine, mais en dedans, c'est l'apocalypse, le point zéro, le déluge, le vertige. Ouai, cette relation lui donne le vertige, et ses doigts qui touchent les siens, il est certain, ça créer de l'électricité statique. Il répond, doucement, le regard ailleurs : " Ouais, j'aurais vriament préféré." Il lui a jamais menti.
Il plante son regard dans le sien, comme il peut. Il veut lui dire, lui aussi, la vérité, la seule l'unique. " Parce que comme ça j'aurais marié la première inconnue dans la rue, juste pour être à tout jamais débarrassé de toi." Maintenant il est certain que ça servirait à rien.
Y'a pas de méchanceté, pas d'envie de nuire.
Juste la vérité.
Il aurait tout fait pour l'éloigner, sauf qu'il lui a envoyé un message, sauf qu'ils ont parlé, brunché, qu'ils se sont embrassés.

un peu amoché → Une musique étrange, douce, résonne dans sa tête. Un air au piano, alors qu'il ferme les yeux en le sentant taposer sur ses doigts. Il aurait sans doute été meilleur avec un clavier entre les mains, et rien d'autre. Il aurait eu des phalanges fines, douces, et non pas torturées par les cordes.
Il réalise soudain qu'il effectue la première exploration du corps de Billy.
Il ne connait pas vraiment son torse, il le regarde à peine. Ses jambes, ses fesses, ses pieds, son sexe, son dos lui sont tout aussi inconnus. Il les a vaguement sentis, les a perçus, dans le noir profond de la chambre du musicien, mais il ne les a jamais vus, et il imagine un monde dans lequel tous les deux se connaissent sur le bout des doigts.
Il le regarde, la main posée sur les glaçons, qui doucement, relâche l'attention.
En fin de compte, ce qu'il connait le mieux, c'est encore sa voix.
Il l'a entendue au téléphone plus souvent qu'il ne l'a vu lui. Il l'aime, cette voix un peu rauque, dévastée par les paquets de cigarette. Cette voix qui, par miracle, parvient encore à émouvoir les foules, et lui, le coeur en guimauve, et lui, l'admiration, qui crève le plafond.
Il l'écoute, parce qu'il ne sait faire que ça.
Un Sheridan qui parle, ça vous cloue sur le plancher, ça vous force à écouter, ça vous accapare l'attention avec des sonorités que vous pensiez disparues depuis les dinosaures. Un Sheridan qui parle, c'est l'univers qui s'étouffe, les bruits du voisinages qui s'amenuisent, et un Nerini qui écoute, en le regardant. C'est un coeur qui se serre.
Il espère que ça le ferait partir.
Qu'est-ce qui te ferait partir. Dis moi, je le ferai. Je m'exécute, je me pends sur le champ.
Ca l'empêchera jamais de rien, y'aura jamais rien qui le fera céder, le Shéridan, le surdoué. Et Nolan écoute, il finit doucement par lâcher sa main, par pousser un vague soupir. Il souffle, un peu amusé : " Ça t'empêchera pas d'faire c'que tu fais hein..." Il fronce les sourcils. Il ose pas le regarder. " Tu fais quoi au juste ? " Il voudrait prendre ses cheveux, les serrer un peu, venir l'embrasser de nouveau. " Tu m'fais culpabiliser, tu m'embrasses ? " La vérité le blesse affreusement. " T'appelles ça une amitié ? "

un peu amoché → Nolan il est comme ça, à s'énerver d'un rien, à partir au quart de tour quand il s'agit de Billy. Quand il ne maîtrise plus la situation, quand il a l'impression de perdre le peu de résistance qu'il a acquis.
Peut-être que dans le fond, il a juste peur de Billy. Il a peur de ses actions, de ses pensées, de ses paroles, de ses gestes, de son corps, de son être.

C'est comme cette fois étrange, il y a quelques années maintenant, au cours de leur été d'évasion, où Billy s'était mis à chanter, sans doute pas au hasard, i would die 4 your, de prince. Il avait d'abord demandé s'il connaissait le chanteur -évidemment, et s'il était prêt à l'écouter, -bien sûr. Bien sûr...
Il aurait dû dire non, ne jamais l'écouter. Les paroles ont défilé, en flot, un univers désespérant, un univers dramatique, bien trop vrai, bien trop violent.

I'm not your lover
I'm not your friend
I am something that you'll never comprehend
No need to worry
No need to cry
I'm your messiah and you're the reason why
'Cause you, I would die for you, yeah
Darling if you want me to
You, I would die for you

C'était trop vrai, trop précis pour lui. C'était trop clair, alors que jusqu'ici, ils se complaisaient dans un brouillard épais, rassurant. Pas de question à se poser, pas de mots à donner. D'entendre dire que Billy mourrait pour lui, c'en était trop, il se souvient s'être braqué, avoir paniqué, sans doute.

Il se sent dans le même état d'incompréhension, de violence morale. Peut-être qu'il devrait simplement lâcher prise, oui sans doute. Il se redresse le blessé, il parle encore, parce qu'il veut toujours le dernier mot, ou se faire passer pour une victime, il n'en sait franchement rien. Ils se touchent plus, Nolan, avec ses manies, a monté un mur de glace entre eux.
C'est de ça dont il s'agit ? D'être malheureux à vie ? Oui certainement. Nolan se redresse un peu, voudrait partir, le faire partir, ou rester avec lui l'éternité, qu'est-ce qu'il en sait.
Il décide simplement de le lancer, en le regardant droit dans les yeux, précédant ses mots d'un court regarde moi décisif. Il est seul.
"J'arrive pas à te rejeter.
J'arrive pas à te quitter.
Je sais pas comment te quitter.
Et toi tu sais pas non plus.
Tu sais qu'attendre, tu sais qu'm'attendre."
Il marque un temps, hésite, préfère dire la vérité.
"J'voudrais t'faire souffrir assez pour qu'on s'revoit jamais."

un peu amoché → Il excelle dans l'attente. Au moins il le reconnait.
Cela fait maintenant dix ans que l'un attend, que ce n'est qu'une course contre la montre, avant que Nolan ne s'évapore dans la nature, ou dans un mariage malheureux. La course s'est arrêtée, Billy l'a rattrapé. Parce qu'il est doué pour l'attente, parce qu'au fond il ne sait faire que ça. Un record, encore un Sheridan au livre des records. Il lui semble que, lors de leur première entrevenue, Billy s'était vanté d'avoir un père inscrit dans ce gros livre merveilleux, comme celui ayant mangé le plus de hamburgers en huit minutes.
Mais... Ce genre de records, l'attente la plus longue d'un type, en sachant une relation impossible, il a pas envie d'y être mêlé pour être honnête. Il veut pas être l'instrument du malheur, pourtant il l'est, à ne pas s'y tromper.
Il le dit bien, y'a plus qu'à. Le blesser pour avancer. Le tuer pour se libérer.
Oh ils sont dans une tragédie  romaine, sans doute. Il en sait rien. Il en sait foutre rien, mais il veut pas le tuer pour aller mieux dans la vie, ce serait pas une bonne manière de faire. Alors il le regarde, avec un sourire triste. "Y'a qu'comme ça que t'arrêteras ? Si j'te tue ? " C'est complètement idiot, est celui qui l'a appelé en premier lieu, qui a voulu recoller les morceaux après toutes ces années... Et il lui remet tout sur le dos. Nolan, cherche une logique dans tes propos, dans tes gestes. Il se marre un peu, et il ajoute : " T'es pas un peu mélodramatique ?" Clairement il l'est. Il se redresse un peu, se met debout et va à la fenêtre. Il devrait le ramener chez lui, à dos de vespa. Il fronce les sourcils et glisse : " J'suis avocat, pas tueur ou dramaturge. Et toi t'es musicien, pas amant maudit."