« Merci. »J’empoche mon dernier gros pourboire déposé par des allemands avec un sourire où fleurissent les fossettes. Ils m’ont absolument dégueulassé leur table, mais les vingt-cinq dollars le compensent largement.
Le chef de rang me fait signe du pouce : le service est terminé. J’vais pouvoir m’allumer la première clope de la soirée. Alors je m’dépêche de débarrasser les assiettes, verres et plateaux, jette mon tablier sur le comptoir et ramasse l’enveloppe de cash laissée à mon nom.
J’me suis faite tuyauter par Polly pour trouver des extras où m’faire un peu de blé – yeux larmoyants à l’appui. En ce moment j’suis pas assidue au Rock, et du coup j’ai moins d’heures de boulot. Donc moins de salaire et de tips. Donc du mal à payer mon loyer. Au moins quand Finn raquait sa part j’avais pas à m’en faire.
Bref, comme j’veux vraiment pas atterrir dans l’coin de Keyton - où traverser la zone toute seule en pleine nuit pour rentrer chez moi m’fait vraiment chier - j’ai plutôt intérêt à me bouger.
Je me presse dans la nuit en troublant les halos sales que projettent les lampadaires sur le trottoir. J’y croise de petits groupes de touristes chuchotant qui sont remorqués par des guides arborant jabots et dentelles, ou en train de déclamer théâtralement les péripéties surnaturelles d’une place quelconque. Les ghost tours qui animent Savannah sont une véritable manne financière pour les locaux. Et plus vous en faites, plus vous y gagnez.
A force de déambuler j’ai terminé ma cigarette. Et bien qu’il soit déjà minuit passé j’ai absolument aucune envie de me pieuter. C’est l’problème quand j’finis tard : j’suis toute pimpante. J’veux décompresser, discuter ou observer, peu importe, mais en tout cas avoir des interactions sociales où j’occupe le rôle de la cliente désinvolte.
Alors je guette. Un spot cool, une ambiance décontractée, une carte de bières sympa…
Et c’est là où une enseigne au néon vert affublée d’un trèfle me fait de l’œil.
Kevin Barry’s Irish. Le rade occupe l’intégralité d’un rez-de-chaussée d’immeuble et m’paraît tout à fait faire l’affaire. Par cette chaleur la terrasse reste relativement vide, uniquement prise d’assaut par les fumeurs armés de leur pinte. Ça m’dit vaguement quelque chose ; on a déjà dû s’y échouer avec les kids, certainement bourrés comme des rats. Un sourire me perce les lèvres et j’me décide à m’y aventurer.
A l’intérieur tout est tamisé, et le bruit des conversations bourdonne furieusement sous le plafond bas. Je dédaigne le premier bar en entendant d’la musique dans la pièce attenante, deux fois plus large. Ici c’est blindé – certainement parce c’est le seul bar ouvert jusqu’à trois heures en semaine.
J’pige pas tout d’suite la présence d’une minuscule scène, jusqu’à ce qu’un type – le genre gangster couvert de tatouages, la peau sombre et les bagues luisantes – y grimpe et commence à mugir du Whitney Houston.
C’te gag.
La lueur amusée dans mon regard redouble : j’adore les karaokés. Surtout quand la majorité du public est ivre morte et que personne s’y prend au sérieux. Immédiatement, j’vais m’inscrire auprès du tôlier pour être la prochaine sur la liste. Je sélectionne une vieille chanson de Nina Simone, totalement vintage et sur laquelle j’vais pas manquer de louper dix accords en massacrant le tempo. J’passe après un dénommé Dino et une Isabella, c’qui me laisse juste le temps de descendre une bière pour me détendre.
Le barman me fait glisser une mousse que j’tends dans sa direction.
« Sláinte ! »Ça fait dix minutes que j’suis en place quand un indien minuscule – que je surplombe d’une bonne tête – vient m’aborder. Il me glisse un « cocaïne ? » à peine articulé au creux de l’oreille. J’hoche sobrement la tête et le suit jusqu’aux toilettes. Après avoir soigneusement verrouillé la porte, il me trace une ligne généreuse que je respire aussitôt. L’amertume de la came me picote discrètement le nez et m’envoie une décharge neuronale. Elle est bonne.
« Pas mal. J’prends un gramme. »
« 70. »J’hausse un sourcil hautain.
« Tu déconnes là, c’est pas du diamant. J’t’en donne 50 et j’t’en reprends un dans la soirée. »Il ouvre la bouche pour protester mais acquiesce quand j’affiche ostensiblement la pochette remplie de billets craquants.
« Deal. »Lorsque je ressors c’est mon nom qui s’affiche sur l’écran au-dessus de la scène. J’embarque mon verre, attrape le micro et me fous en plein devant des yeux curieux. La ritournelle démarre et je commence les première vocalises en essayant de les ajuster le mieux possible. C’qui, très honnêtement, n’est absolument pas un franc succès.
Le public commence par ricaner, mais très vite l’intégralité de la salle me rejoint sur le refrain en tapant dans ses mains. Mon mini short et l’énergie dont je fais preuve ont mis tout l’monde de bonne humeur.
J’finalise les dernières notes quand une dégaine me saute aux yeux. Juste là, dos à moi, en train de commander au comptoir.
Bordel. De merde.On peut pas faire un pas dans cette ville sans tomber sur une raclure de yobbo.
Les applaudissements me surprennent presque tant j’suis concentrée à le fixer en espérant de toutes mes tripes qu’il se retourne pas. J’me dépêche de quitter les spots en acceptant à la volée une nouvelle tournée d’un grand type efflanqué portant la moustache. En remerciement de ma prestation, dit-il.
J’me rassois hautainement à l’autre bout du zinc. Foi d’irlandaise, c’est pas sa sale gueule tatouée qui va me faire mettre les voiles.