Le bout de son stylo tape contre le bois de son bureau alors qu’il jette des coups d’œil discrets à son téléphone. Livide, les émotions qui ne passent plus sur son visage comme de la neige qui recouvrirait un écran de télévision à la fin des programmes, le cœur en arrêt et les sens en affût. Les mots jouent du tambour au creux de son cœur, étalent le souvenir aussi vivide que grinçant des lettres qui s’alignent pour former une vérité détestable. Il la connaît, la gamine. Il la connaît et il ne sait pas ce qu’il s'est passé parce qu’Eoin n’a rien dit, parce qu’il a tout gardé pour lui,  de cette habitude qu’il chérit autant qu’il la craint. Il a cette conscience terrible, cette intuition pragmatique que s’il le laisse se terrer dans ses retranchements, il n’arrivera plus à l’amener à refaire surface. À tout jamais condamné à regarder les bulles éclater à fleur d’eau sans pouvoir repêcher le corps. Le corps, putain. Il en frissonne jusqu’au bout des orteils, peine à lire la première phrase de l’essai de son plus brillant élève. Les connexions ne se font plus, ou pas correctement. Ses yeux dévient un peu trop vers l’appareil, et il l’attrape à la prochaine vibration, décode le vœu d’Eoin derrière les larmes qui brouillent sa vue. Ses doigts tremblent sur l’écran et il porte trop rapidement l’appareil contre son oreille, les larmes au bord des lèvres lorsqu’il lui répond enfin. Éponge. « Hey », il souffle, se racle la gorge pour chasser les traces de tristesse, l’empathie comme un venin qui le rendrait trop perméable. Il ne le sera pourtant jamais assez pour Eoin. Jamais assez pour ce qu’ils sont. « Parle-moi. » Il lui dit quoi faire, sait qu’il déteste pourtant ça. Mais lui n’arrive pas à le faire, à parler, à mettre des mots sur l’affreuse confession qui se trouve encore quelque part dans ses textos. Il arrivera seulement s’il doit empêcher Eoin de boire la tasse.

Y a une boucle dans sa tête, c’est comme Un Jour Sans Fin. Même siège, même infirmière, même hôpital, même heure, il croit, il sait plus bien, le visage dans les mains et l’attente comme un fil qui n’en finirait pas. Y a une boucle, dans sa tête, mais il sait que ce sera pas la même fin. Il sait que y aura pas Veronica qui appelle depuis une chambre, cette fois-là. Il sait qu’elle est en bas, sous les fondations, qu’elle a une étiquette autour du pied et pas un bracelet au poignet. Il sait oui. Il sait. Il a son visage gravé sous les paupières à chaque fois qu’il ferme les yeux, les paupières closes et Pounce assis à ses côtés, les infirmiers qui la bouscule parce qu’ils arrivent trop tard mais qu’ils pensent qu’il reste quelque chose à sauver. Lui, par terre, parce qu’il sait qu’il n’a pas été assez. Il a pas pleuré, pas encore. Il sait pas s’il le fera. Il sait que lorsque ça arrivera, ce sera sale et terrible mais il sait pas quand ça se produira. Avis de tempête dans sa tête, il a les yeux rivés sur le ciel.

Il attend. Il a jeté une bouteille à la mer et il sait pas si elle arrivera. Il se doute que Casper appellera comme il sait que Mihail viendra. C’est tout ce qui le retient. C’est tout ce qu’il y a entre lui et le gouffre. Casper et une relation comme une flamme. Mihail et quelque chose sur lequel il ne sait pas mettre de mot. C’est tout ce qu’il y a et c’est ridicule mais c’est comme ça.

Le téléphone vibre entre ses doigts. La respiration tremblante, il décroche.

« Hey. » Il ramène ses jambes contre son torse, presse son menton contre ses genoux, sa main libre enroulée autour d’un gobelet en plastique froid depuis trop longtemps déjà. « Tu sais, les albums photos chez mes parents ? Toutes les photos de moi, il y avait Veronica dessus. Veronica et Finn, jusqu’à un certain moment. Y a plus que moi, maintenant. »

Il sait pas pourquoi il pense à ça. Il sait pas pourquoi ça lui vient. Casper lui dit parle et il parle mais il sait pas de quoi il parle, en vérité.

« Casper. Tu sais, elle m’a dit qu’elle me laissait tout ce qu’elle avait mais elle m’a pas laissé garder le plus important. »

Il a les yeux qui tracent des zig zags sur le sol de l’hôpital.

« J’étais pas assez ? »

C’est difficile. Difficile de se rendre à l’évidence et difficile d’écouter ce que dit Eoin sans essayer d’y rattacher un bout de sa propre histoire. Il n’a jamais eu ça, lui. Jamais eu quelqu’un qu’il connaît depuis toujours, à qui il fait confiance, entre les mains de qui il placerait sa vie. Même Nova, il ne la connaît depuis pas si longtemps que ça, la puberté déjà trop entamée et le cœur déjà marqué de bleus. Même Nova, elle ne l’a pas connu avant, quand il n’était pas esquinté, quand il était clean, quand il était doux et tendre et sauvage, mutin et espiègle, quand il n’avait pas encore essuyé les plâtres d’une vie violente et rapide. Peut-être qu’il n’a pas eu le temps, tout simplement, ou peut-être aussi qu’il n’a pas su trouver quelqu’un qui l’aimerait de façon aussi simple et absolue. Y a plus qu’Eoin sur les photos, et ce serait cruel de lui dire qu’au moins, il a eu des photos avec d’autres, de vraies amitiés qui n’étaient pas en papier mais en chair et en os, bien réelles, bien palpables, mais ce serait terrible, terrible et mesquin et ce n’est certainement pas ce qu’il veut. Il se sent bête, Casper. Bête d’être envieux d’une amitié comète. Jaloux d’une morte. « Eoin », ça se brise et il a un sanglot qui pointe dans sa voix, qu’il réfrène immédiatement parce que lui ne pleure pas, à l’autre bout du fil, parce qu’il est digne et fort et que Casper sait l’être aussi d’habitude, que c’est juste un raté parmi tant d’actes réussis, de scènes jouées à la perfection. Son métronome est juste détraqué, oscille entre les battements du cœur de Veronica et les siens. L’arythmie est douloureuse. « C’est sûrement plus compliqué. » Ce n’est pas qu’il n’était pas assez. Il ne connaît personne au monde qui pourrait penser ça de lui, certainement pas sa meilleure amie. « Je me souviens d’elle, tu sais », il glisse dans la conversation, sa voix qui se fait murmure pour garder de la contenance. Il fait tourner son stylo entre ses doigts, plante son regard sur le papier-peint à fleurs un peu jauni de sa chambre, un bout de souvenir des anciens locataires. « Je pensais que vous étiez ensemble, à l’époque. » Il pensait, il s’en foutait un peu. Eoin a toujours été le genre d’électron libre duquel on ne s’entiche pas. Certainement pas quand on est un professeur. « Elle t’aimait. Ça se voyait. Elle t’aimait. Et elle serait sûrement furieuse que tu penses que tu n'étais pas assez. »

Il entend le sanglot qui ne vient pas, le perçoit parce qu’il connaît son prénom dans la bouche de Casper, connaît les inflexions, connaît les sonorités. Il entend parce qu’il y a un manqué, quelque chose de vite ravalé, quelque chose de rapidement enchaîné. Il sait. Il sait et c’est cruel mais ça lui permet de tenir, parce que quelqu’un d’autre pleure, parce que quelqu’un d’autre a le droit, parce que quelqu’un d’autre a la possibilité de craquer à sa place et en son nom, quelqu’un qui la connaissait, quelqu’un qui se rappelle d’elle et il passe sa main dans ses cheveux, les tire, essaye de s’accrocher, de se fixer, les deux pieds fermement plantés dans le sol et le corps qui flotte, détaché, perdu, paumé.

« Elle a plus le loisir d’être furieuse, tu sais. » C’est petit mais il a du mal à ne pas verser dans la colère. C’est mesquin, il le sait. Il est pas furieux après elle. C’est vrai, c’est pas le cas. Il est en colère après lui-même. Colère de pas avoir prévu, prédit, de pas avoir su. Colère de pas avoir su la rattraper par les chevilles avant qu’elle fasse le grand saut. Colère d’avoir eu les yeux rivés sur le monde entier mais pas sur ce qui comptait. Colère d’avoir été trop égoïste pour laisser le monde de côté pour n’être qu’à elle. Colère d’avoir manqué de façon définitive. Colère de pas avoir pu lui dire une dernière fois à quel point il l’aimait. « Je sais que tu te souviens d’elle. » Il ne sait pas, en réalité, mais il espère que ce n’est pas que des mots en l’air. « Le monde devrait se souvenir d’elle parce que c’était la plus belle des choses qu’il ait jamais craché. Y a pas suffisamment de personnes qui lui ont dit. Je lui ai pas suffisamment dit. » Y a plus que les regrets, maintenant, et toutes les choses qu’il veut pas reproduire, sa sœur à qui il doit des excuses et Jem qui lui tend une main qui ne devrait pas exister. « J’ai pas dit suffisamment les choses qui comptent à trop de gens. C’est terrible de s’en rendre compte comme ça. » Il hésite, une seconde. « Je crois que je suis gay, Casper. »

Ça a l’air ridicule, dit comme ça, mais c’est quelque chose à laquelle il a jamais voulu penser. Il s’est toujours dit qu’il était bi, parce que ça laisse une porte de sortie, parce que ça lui permet de se rassurer, de penser que ce sera pas compliqué toute sa vie. Il a deviné, y a quelques temps déjà, mais il a jamais mis les mots dessus, pas vraiment. Je crois que je suis gay et c’est pour ça que Veronica et lui ça s’est jamais fait. Je crois que je suis gay et c’est pour ça qu’il était pas assez, en réalité, parce qu’il a jamais pu lui donner ce qu’il aurait voulu lui offrir, parce que c’était impossible. Je crois que je suis gay et il sait pas s’il est soulagé ou s’il a envie de pleurer.

Eoin ironise et c’est moche, ça ne va pas, comme un jouet sphérique qu’on essaierait de faire passer par un trou triangulaire, ça mélange les sentiments contraires et laisse place à une apparente décontraction que Casper sait factice. Peut-être que c’est sa méthode pour survivre, pour affronter, peut-être que s’il n’avait pas ça il aurait attrapé le premier couteau à portée de main pour se le planter en pleine carotide. Peut-être que s’il avait vu les signes, Veronica serait encore vivante. Pléthore de suppositions qui ne tiennent pas debout, les reproches seraient mal venus dans une telle situation. Et lui n’a cure de trouver un responsable, quand il y a Eoin Taggart qui parle de sa meilleure amie morte à l’autre bout du fil. La culpabilité a déjà commencé à lui ronger les os, ça ne servirait à rien d’agiter des postulats stériles, de dresser un constat malhabile et distant des erreurs qu’il a pu commettre. Tout le monde en fait. Tout le monde ne mérite pas pour autant de perdre la personne à laquelle il tient le plus. Du bout des doigts, Casper attrape une cigarette qu’il fiche maladroitement entre ses lèvres, l’allume. Grande bouffée, comme pour reprendre son souffle, il se demande bêtement si elle aimait fumer, si quelque chose d’aussi anodin va réveiller des souvenirs douloureux, dangereux. Faut dire qu’il n’a même pas besoin de gâchette pour faire feu, Eoin, rappeler à quel point elle était fabuleuse. Sûrement. Il ne l’a pas connue assez, n’a même pas vu sa mère une seule fois à une réunion parents/prof. Lui aussi aurait pu voir, se rendre compte que quelque chose n’allait pas, que c’était une gamine à surveiller de près et à ne surtout pas lâcher dans la nature. « Eoin », il commence, s’apprête à lui dire des banalités, qu’il ne pouvait pas anticiper qu’elle se foutrait en l’air parce qu’il a compris sans le demander, parce qu’il devine comment elle est morte, de la même façon qu’il aurait pu mourir un bon compte de fois. Et c’est injuste, parce qu’il est toujours là. C’est triste aussi, mais pour une autre raison, l’enchaînement et la révélation d’Eoin en fin de phrase, quand les accords de la mélodie funeste des regrets s’évanouissent dans l’air.

Il reste un moment sans rien dire, l’index et le pouce qui attrapent sa cigarette après une trop longue inspiration et la fumée qu’il précipite hors de sa bouche, le regard perdu sur le mur une nouvelle fois. Hésitation. Il y a ce qu’il voudrait lui dire, et ce qu’il peut prononcer, alors que la tristesse et le tabac s’affairent pour lui couper la parole. « Alors tu n’as pas de regrets à avoir. » Doucement, un murmure, il ouvre la fenêtre face à lui d’une main distraite, fait tomber les cendres au dehors en tapotant sa clope du bout du doigt. Lui aussi, il pense. Ça semble assez fou parce qu’il a toujours couché avec des femmes, parce qu’il a toujours aimé ça. Il n’y a jamais eu plus. Pas comme avec les hommes, Tito, Eoin, pas comme l’entichement stupide qu’il ressent lorsqu’il se trouve avec un mec qui lui plait. « Tu vaux le coup, tu sais. Tu n’es pas une personne à cause de laquelle on se flingue. Tu es celle qui aide à tenir. »

C’est plus facile de parler avec Casper loin, à l’autre bout du fil. Plus facile parce qu’il n’a pas peur de croiser ses yeux et d’en avoir trop sur le coeur, plus facile parce qu’il n’a pas peur d’un mouvement de recul, d’un geste maladroit, de quelque chose qui lui dirait que tout est faux, que ses sens le trompent, que rien n’a de sens. C’est plus facile et il ferme les yeux, se laisse bercer. Y a son prénom, c’est facile de commencer par là, un son qui commence à être familier, qu’il commence à apprivoiser. Eoin, c’est chiant à écrire, chiant à prononcer, mais il semble presque simple dans la bouche de Casper, dépouillé. Les mots qui suivent ne sont pas faux, mais pas tout à fait vrais non plus. Ils sont réconfortants et c’est pour cela qu’il les observe avec suspicion, parce qu’il n’est pas certain d’avoir le droit de se sentir mieux même brièvement, pas certain de pouvoir ressentir autre chose que la douleur presque étouffante qui s’inscrit dans ses veines. Veronica, ça pulse. Veronica, Veronica, Veronica. Il aurait pu tendre la main. Il aurait pu arriver plus vite. Il aurait pu lui dire je t’aime encore et encore et encore et encore, jusqu’à ce qu’elle sache, jusqu’à ce que ça s’imprime dans ses os, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’un. Veronica, son sourire. Veronica, son rire. Veronica, sa main dans la sienne. Veronica au marché de Noël, Veronica qui lui parle d’extra-terrestre, Veronica sur des rollers. Veronica et les yeux les plus tendres du monde. Veronica et ses doigts le démangent.

C’est une seconde, à peine, changement de position. Il pense à Jem et à ses crayons magiques, coince le téléphone contre son épaule, fouille dans son sac. Y a un bout d’interro, il sait plus ce que c’est, c’est suffisamment plat pour dessiner. Savannah l’oubliera pas. Savannah pourra pas. Il refuse, ça n’arrivera pas, même s’il doit peindre son visage, encore et encore, recouvrir les murs de la vile de portraits.

« Tu sais. » Il dit, lorsqu’il est installé, et il s’humecte les lèvres, essaye d’adoucir les mots compliqués qu’il s’apprête à prononcer. « Je pensais que je serais le parrain de ses enfants. Je pensais que je vivrais pas une seule seconde sans elle maintenant qu’elle était revenue. Je pensais que je mourrais avant de connaître la vie sans elle. » Ça lui fait mal au cœur. Ça tourbillonne. Veronica, Veronica. Il est pas mort, pourtant. Il est là. « Si je me suis pas jeté de la fenêtre de son immeuble c’est parce que j’ai un livre à toi sur ma table de chevet. C’est con hein ? Je me suis dit qu’il fallait que je te le rende. Y a ça et puis j’ai acheté un truc à Mihail que j’ai pas pu lui offrir. » Il y a un trait sec, l’arcade sourcilière, son pouce qui effleure le dessin de son front. « Je suis pas ta responsabilité, Casper. J’essaye pas de te dire ça. Mais je suis en vie à cause d’un bouquin et d’un paquet mal emballé et j’arrête pas de me dire que je suis en train de la trahir. »

Et j’arrête pas de me dire que je l’aimais peut-être pas assez.

Impossible. Les mots ne sortent pas et il a la gorge sèche, l’haleine éthérée, cherche quelque part dans un coin de son crâne les bons mots à dire même s’il n’y en a aucun dans de telles circonstances. Veronica plane sur leur conversation comme un fantôme trop curieux, parce qu’il a l’impression étrange qu’elle entend toutes les magnifiques paroles que lui adresse indirectement Eoin. Y a rien à répondre, y a tout à reconstruire, tout à refaire pour effacer une marque indélébile, pas sûr qu’il puisse y arriver même s’il avait des pouvoirs. C’est au-delà de ses capacités, au-delà de ses envies. Il ne pourra pas, même s’il le voulait, annihiler les multiples univers qu’Eoin a construits dans sa tête, empêcher son esprit de jouer sur la gamme des possibles, de se demander ce qu’il aurait pu se passer s’il avait pris telle ou telle décision. Il ne saura jamais. Il ne saura jamais et il peut deviner, mais ça ne servira qu’à retourner un couteau dans une plaie encore trop vive qui lui bouffe déjà la moitié du cœur.
Il y a une larme muette qui coule sur la joue de Casper et les phrases d’Eoin qui lui percutent le tympan, sonnent une oraison funèbre avant l’heure. Il s’est posé la question, depuis le premier message. Il s’est demandé s’il n’avait pas eu un instant de doute, d’hésitation, une pensée vers le grand large et une envie de sauter. Ça lui arrache des frissons de voir qu’il avait eu raison, qu’il aurait très bien pu apprendre qu’il s’était foutu en l’air en allant acheter son paquet de clopes, au détour d’une conversation entre deux papis. Et quand il se rend compte qu’il y pense toujours, qu’il se demande s’il ne la trahit pas, l’appréhension devient peur. « Tu ne la trahis pas en vivant. » C’est presque hésitant, ça ne lui ressemble pas, la voix qui s’étiole à mesure qu’elle énonce les mots. Il ne sait pas, il est perdu. Il aimerait pouvoir lui montrer qu’il a tort de penser que la vie s’arrête avec Veronica mais il sait parfaitement qu’il ne fait pas le poids face à une perfection fantôme. « Je donnerais tout pour prendre sa place et te la ramener, si seulement c’était possible. » Il le pense. Ça fait des années que ça trotte dans sa tête, le sentiment qu’il ne vieillira pas de toute façon, qu’il finira bien par être rattrapé par ses addictions. S’il pouvait échanger sa misérable vie contre celle d’une personne aussi essentielle à celle d’Eoin, il le ferait, cent fois, mille fois. « Pardon, pardon, pardon. » De ne pas pouvoir le faire, de ne pas savoir quoi faire, de ne pas avoir les mots. Trois suppliques, la respiration qui se saccade et une poignée de sanglots. Il ne croit pas qu’Eoin l’ait jamais entendu pleurer.

Il est silencieux un long moment. Il est silencieux parce que Casper se désagrège à l’autre bout du fil et qu’il sait que c’est de sa faute, parce que Casper s’effrite et que ça lui fait mal, parce qu’il lui parle d’échanger sa place avec Ronnie et qu’il a envie de vomir, parce qu’il ne serait plus debout sans le fantôme des doigts de Casper contre son dos, parce qu’il serait mort sans sa bouche contre la sienne.

« Casper. » Il appelle et il y a une fermeté qu’il se savait incapable d’avoir à ce moment-là dans sa voix. « Casper. C’est moi qui suis désolé. » C’est un murmure, une caresse et il a envie de l’embrasser et de le serrer dans ses bras, de rester enfoui dans son lit pendant des jours et des jours. Si le monde était parfait, Mihail blotti dans son dos et Casper enfoui contre son torse, les yeux fermés, plus besoin d’arrêter de pleurer. Le monde est pas parfait mais la vision l’apaise, calme son envie de sangloter, son envie d’hurler. « Parce que je monnayerais jamais ta vie contre celle de Veronica. Jamais, jamais, jamais. Même si je pouvais, même si c’était le seul moyen. Je serais égoïste comme ça. Je vous échangerais pas. S’il te plaît. Casper. Ne va pas par là. Me fais pas répéter ça. »

Même si c’est vrai, même si c’est tellement vrai que ça lui brise le coeur. Il la ramènerait pas. Il le ferait pas. Parce qu’il sait qu’elle aurait pas fait ça si elle pensait qu’il y avait un échappatoire. Parce qu’il sait qu’elle aurait pas fait ça si y avait eu une solution. Parce qu’il sait qu’il serait qu’un bout de lui-même, même si Veronica revenait, parce qu’il pourrait pas supporter si Casper disparaissait.

« S’il te plaît. » Il répète, tout doucement. « Je veux pas te perdre alors qu’on a encore tellement de choses à créer. »

Et c’est une supplique, entre les mots.

Ça n’a pris que quelques secondes pour qu’il craque parce qu’il y a la révélation de trop, les bribes de futur sans Eoin qui se gravent à l’aiguille dans un creux de son cerveau et que ça lui fait mal, mal, mal. Un instant, il éloigne le combiné, expire des larmes dans le creux de sa main libre pour éviter qu’il entende, éviter qu’il comprenne. Il n’a pas le droit de ressentir ça alors que c’est Veronica qui est morte, alors que c’est Eoin qui va devoir vivre sans sa meilleure amie, réinventer un monde où elle n’existe pas. Il croit entendre son prénom au loin, quelque part à l’hôpital ou à l’autre bout du téléphone. Il croit sans certitude, plus tellement sûr de capter ce qu’il se passe autour de lui, sa main qui vient balayer les larmes pour faire comme si elles n’avaient jamais coulé. Illusion, il ne peut pas dire qu’il l’a entendu pleurer si les preuves sont détruites. Il renifle en l’écoutant parler, sait parfaitement qu’il a raison mais a pourtant tout le mal du monde à le croire, à lui faire confiance, à accepter qu’il puisse dire vrai, qu’il puisse ne pas vouloir échanger sa vie avec celle de Veronica. « Ouais », il murmure une première fois, ça ne veut rien dire et c’est enrobé de sanglots pitoyables, évidemment qu’Eoin réitère, reformule sa supplique. Des choses à créer, il aurait pu lui faire confiance s’il n’y avait pas eu la confession glaçante de ses envies kamikazes. D’abord la bombe et maintenant ça, la découverte de Veronica et l’envie de jeter son corps par la fenêtre. « Je ne te laisserai pas, ok ? » C’est un peu sec, la voix brisée, il appuie ses coudes sur le bureau pour avoir un soutien, une base, ne pas s’effondrer lamentablement sur l’acajou trempé des larmes qu’il y a lâchées. Il ne le laissera pas tant que la réciproque sera vraie. Il ne le pourra pas. « Mais j’ai peur que toi, tu me laisses, une fois que tu m’auras rendu mon stupide bouquin et que tu auras offert ton cadeau à Mihail. Et que tu ailles la retrouver. »  Soupir entre deux mesures, il hésite. Souffle enfin. « J’y survivrai pas si ça devait se produire. »

« J’ai envie de vivre. » Il répond. C’est faible et c’est tout bas. Il sait pas depuis combien de temps ça s’est ancré en lui, depuis combien de temps il s’est mis à envisager son futur, il a aucune idée de quand c’est arrivé, comme une infection qu’il aurait attrapé au contact des autres, une maladie sentimentalement transmissible, une invasion qui contrecarre toutes les défenses qu’il a posé. J’ai envie de vivre, il assure, même s’il est démoli, même si la culpabilité le ronge. J’ai envie de vivre, et c’est terrible, parce que la douleur menace de le faire chavirer mais qu’il y a l’espoir, tout au bout du tunnel, quelque chose dont il n’arrive pas à détourner les yeux. J’ai envie de vivre, et c’est vrai, vrai, vrai, plus vrai que tout ce qu’il pourrait lui dire, plus vrai que tout ce qu’il pourrait lui donner. « Je te rendrais ton livre et je vais offrir son cadeau à Mihail. Et je vais vivre. Je vais survivre. Je vais me reconstruire. Casper. Si tu dois me faire confiance pour quelque chose fais-moi confiance pour ça. » Parce qu’il est une mauvaise herbe, parce qu’il a la peau épaisse, parce que les blessures qui le parcourent sont trop profondes pour qu’il en évalue la gravité, une fosse des Mariannes quelque part dans le ventre, parce qu’il sait que le temps sera long mais qu’il va cicatriser, parce qu’il veut croire que ça va aller. Pas tout de suite, pas demain, pas après, mais dans longtemps. Il ne peut pas abandonner. Il ne peut pas mourir. Veronica lui a donner tout ce qu’elle avait et peut-être que c’est aussi tout ce qu’elle aurait dû avoir le droit de vivre qu’elle lui a légué. Il ne peut pas y renoncer. « Je vais aller chez le psy. Je vais retourner chez le psy. Je vais recommencer à prendre des médicaments. Je serais sans doute un peu bizarre quand je vais recommencer. Ça me fait un peu peur. » Il inspire et ses mains se crispent sur son crayon. « Elle a pas eu le temps de vivre, tu sais. Je vais vivre pour deux. »

Il n’en est pas sûr, mais il pense qu’il y a un soupir qui perce sa respiration, un souffle fin et intime qui signifie qu’il peut respirer, qu’il peut bouger, qu’il peut parler, qu’Eoin ne risque pas d’être un souvenir à son réveil. Ça le rassure autant que ça le terrifie parce que c’est placer beaucoup de pions sur la confiance qu’il lui accorde et il n’est pas sûr de vraiment savoir ce que cela signifie, croire quelqu’un au point d’attraper ses mains et d’y coller son cœur. Il ne l’a jamais fait jusqu’à présent parce qu’il n’a jamais eu besoin, parce qu’il s’est contenté des sentiments papillons et de la distance solennelle placée entre lui et le reste du monde, gamin forcé de grandir dans un univers d’adultes. Il n’en a jamais eu besoin parce qu’il a toujours cru son instinct et pas d’autres personnes, parce qu’il a toujours fait ce pour quoi il ressentait une faim, les études, le sexe, la drogue, parce qu’il n’a jamais voulu faire totalement confiance à ses parents qui l’ont lâché sans garde-corps dans un monde beaucoup trop grand, mais qu’il n’a pas non plus pris le parti d’être l’ami de son dealer. Il a toujours supposé, feu au cœur, que ce sentiment ne se gagnait pas éternellement mais se ressentait à un moment t jusqu’à s’évanouir l’instant d’après. Eoin fait mentir ses statistiques. « Je te fais confiance. » La voix qui a retrouvé toute contenance malgré la révélation de taille. Eoin ne sait sûrement pas à quel point le terme est galvaudé pour Casper, à quel point ça veut tout et rien dire à la fois. À quel point il le pense. « Tu bouleverses ma vie, tu sais. Vraiment. » C’est un compliment, au fond. C’est un compliment parce que sa vie avait besoin d’être bouleversée, parce qu’il fallait quelqu’un pour l’empêcher de tomber dans un puits sans fond et qu’il l’a trouvé, lui, là où tous les autres se contentent de le regarder bêtement, de lui dispenser un amour factice les yeux au fond des siens et de lui dire des mots qu’ils ne penseront jamais. « Tu es… je sais pas. » Un rire triste au fond de la gorge, l’adjectif lui manque. Essentiel, indispensable. « Je t’aime. » Ça sort tout seul, comme il dirait bonjour. Il l’aime et il ne lui dit pas qu’il est amoureux, et il ne fait pas de grand discours. Il l’aime de la façon la plus simple qui soit, les deux pieds en premier. Il l’aime.

Je te fais confiance, lui dit Casper et Eoin inspire, profondément, les poumons qui s’étendent et le corps qui se détend, un sourire humide de larmes qui ne demandent qu’à couler sur le visage. Je te fais confiance et il se sent mieux, pas beaucoup, juste assez pour continuer à attendre, juste assez pour patienter. Je te fais confiance et tout tombe à sa place parce que quelqu’un le connaît suffisamment pour savoir qu’il ne se jettera pas sous le premier train, je te fais confiance et Eoin se passe une main tremblante sur le visage. Il ouvre la bouche pour répondre quand la suite vient et lui coupe la respiration. C’est inattendu et tellement attendu, un rendez-vous fixé depuis des mois et une rencontre par hasard au coin d’une rue, des mots qui roulent au bout du file et il a l’impression qu’il va en crever, peut-être, quelque part à l’hôpital, sur cette chaise. Ça a du sens que ça tombe maintenant. Ça a du sens et il se mord l’intérieur de la joue pour ne pas commencer à pleurer, pour ravaler, contenir, maîtriser. S’il craque, le barrage va céder. S’il craque, il sera seul et il n’est pas sûr de pouvoir gérer. S’il craque, il ne sait pas combien de temps cela lui prendra de se reconstituer, s’il sera prêt à accepter la présence de Mihail.

S’il craque. Alors il ne craque pas.

« Moi aussi. » Il dit, à la place, et il ne sait pas si Casper peut l’entendre tellement sa voix est basse. Il déglutit, répète, plus fort, moins tremblant. « Je t’aime aussi. » C’est vrai. Il l’aime et ça lui fait mal au ventre. Il l’aime et il ne peut pas le garder pour lui parce qu’il sait maintenant à quel point les mots qu’on garde peuvent mourir avant d’être prononcés. « Casper. Je te le répéterais quand je serais pas en train de m’effondrer. Mais je veux pas que tu en doutes. Je veux pas le garder pour moi. Garde-le dans un coin d’accord ? Tu mérites mieux que ça. »

La vérité, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il mérite. Enterrement ou confettis, il n’y a pas une case qui se coche automatiquement pour les drogués, pour les paumés, pour les gens qui passent leur vie à taquiner la mort. Il ne se sent pas légitime à mériter quelque chose, Casper, parce que Veronica est morte et que lui n’en est pas loin, parce qu’il sent encore les effets de la cocaïne qu’il a consommée un peu plus tôt et qu’il ne peut pas s’empêcher de penser qu’il y a une forme d’injustice à ce qu’il soit debout sur ses pattes alors qu’elle est allongée inerte dans une morgue. Tout ça, il ne le dit pas à Eoin, parce qu’il est hors de question qu’il ramène le sujet à lui, qu’il devienne le centre d’attention, qu’il ramène un projecteur imaginaire sur sa carcasse imbécile. Il aura le temps de lui dire plus tard, un jour, quand prononcer le prénom de sa meilleure amie ne risquera pas de le faire s’effondrer comme un château de cartes. « Je ne l’ai pas dit pour que tu me le dises, Eoin », et y a un petit sourire qui s’entend dans sa voix. Il ne lui a pas dit pour qu’il lui dise, mais il accueille les mots avec toute la ferveur et la nouveauté d’un adolescent. Ça devrait être mal parce qu’il a été son professeur, qu’il n’aurait jamais dû en vouloir plus, qu’il aurait pu être quelqu’un de stable, d’adulte, quelqu’un de suffisamment intelligent pour ne pas céder comme ça. « J’aurais aimé la connaître mieux. » La connaître tout court. Il ne sait pas si elle l’aurait aimé ou détesté, si elle aurait conseillé à Eoin de s’éloigner de lui pour ne pas se consumer. Il n’est pas certain que leur histoire soit belle pour tout le monde, s’ils vivent une histoire tout court d’ailleurs. Casper ne connaît pas ça, les vraies relations, la fidélité, il crèverait mille fois plutôt que se passer la bague au doigt. Veronica aurait sûrement désapprouvé. Sûrement. « J’aimerais être à côté de toi. » Et ses doigts jouent sur le bois du bureau, les yeux qui se ferment comme pour tenter d’imaginer la main d’Eoin contre la sienne.

Il rit, Eoin, et c’est un son étrange et brisé. Ce n’est pas son rire habituel mais pas celui d’un étranger non plus ; ce n’est pas un mensonge, pas vraiment, c’est un rire qu’on a tabassé pour faire sortir, un rire qui n’est pas censé exister, un coquelicot dans les craquelures du béton des trottoirs dégueulasses. Il rit, Eoin, tout doucement parce qu’il a mal à la gorge, tout bas parce qu’il a peur qu’on pense qu’il a perdu les pédales, parce qu’il a peur de ressentir trop fort et de tout faire déborder, de rompre le statut quo de ses sentiments en étant pas assez prudent.

« Je sais, Pryce. Si c’était ce que tu attendais, tu ne l’aurais pas entendu. » C’est la réalité. Si Casper avait attendu de lui quelque chose il aurait pris ses jambes à son cou, s’il avait forcé, poussé, Eoin aurait fui loin et longtemps, aurait glissé entre ses doigts comme une anguille. Il s’offre plus facilement quand on exige rien de lui, avance à tâtons mais progresse tout de même. Il a peur, quelque part, toujours peur. Peur de se donner, peur de souffrir, peur d’être rejeté, peur d’être abandonné. « Je viendrais chez toi, après. » C’est une promesse. Il viendra chez lui et il arrêtera de bouger pendant une heure ou pendant un semaine, assommé par le poids qui lui tombera sur les épaules. « Mihail me rejoint. » Il a l’impression de trahir Casper, quelque part, avec les sentiments qu’il a accroché au cœur. « Je l’attends, j’ai promis aussi. J’aimerais pouvoir te le présenter. J’aurais aimé pouvoir te la présenter aussi. »

Il ne sait pas comment ça se serait passé. Il n’en a aucune idée. Ne pas aimer Veronica lui semble alien, parce qu’elle avait l’amour gravé dans les veines et qu’il aurait donné le monde pour changer ce qu’il est et l’aimer toute entière. Peut-être qu’elle aurait été exaspérée par tous les faux-semblants de Casper. Il ne saura jamais.

« J’ai hâte de te voir. »

« Aïe », il souffle, sa cigarette s’est consumée toute seule, vient de lui cramer les doigts. Il la balance négligemment par la fenêtre, souffle sur son épiderme. Aïe, Eoin ne relève pas, ne demande pas, faut dire que la douleur d’une brûlure ne se compare pas à celle d’un deuil, pas besoin d’être mathématicien pour le comprendre. Pas besoin non plus de l’être pour savoir qu’Eoin est un chat et lui une putain de souris prisonnière de ses pattes, à se débattre pour essayer de survivre à ses attaques, la première phrase qui fait mouche et lui décroche presque un sourire. « Ça ne m’étonne pas », il glisse dans un feulement plus félin que le rongeur qu’il prétend être. Ça ne l’étonne pas, pas autant que de l’entendre rire même si c’est plus une brisure, un genre de craquement dans sa voix, quelque chose de familier mais en même temps sensiblement différent de ce à quoi il l’a habitué. Ça l’étonne moins que la révélation qui suit, Mihail qui se faufile de nouveau dans la conversation, glisse une jalousie malvenue dans le cœur de Casper qui manque un battement ou deux, l’esprit qui échafaude déjà un tas de théories auxquelles il ne devrait même pas penser tout de suite, pas alors qu’Eoin est au sol, à prier pour se réveiller rapidement de ce cauchemar. « Ah. » Juste ça, ah, pas de grandiloquence ni de long monologue comme il en a pourtant le secret. Juste une onomatopée perdue dans un cirque d’absurde. Il aimerait pouvoir lui présenter Mihail, mais lui ne le veut pas. C’est laid, la jalousie. C’est un fiel gluant, sombre, poisseux, c’est une marée noire qui engloutit tout ce qu’elle peut rencontrer sur son chemin. « Je le connais déjà », il souffle juste, il le connaît pour l’avoir eu en cours et s’il devait être honnête, il avouerait qu’il ne lui a pas laissé un souvenir impérissable. Ce n’est pas le moment, pourtant. Pas le moment parce que son esprit vagabonde vers Veronica, parce qu’il se surprend à vouloir en savoir plus sur elle mais qu’il a conscience que c’est délicat, malvenu, conscience que ça pourrait mettre de l’huile sur un feu déjà trop ardent. Eoin n’a pas besoin de ça, ni de ses états d’âme. « J’ai hâte de te voir aussi », il se contente de souffler, un sourire dans la voix, le pouce qui appuie contre ses paupières endolories par le sel de ses larmes. Il déglutit, se racle la gorge. Ne peut s’empêcher de se demander si Veronica l’aurait aimé. « Je t’attends, Eoin. » Le prénom traine sur sa langue, ses yeux se ferment. Et doucement il rajoute un je t’aime, peut-être même deux, incapable de dire si ça s’est entendu, si c’était suffisamment intelligible, si Eoin est conscient de tout ce que ça implique.