Sursaut. L’image sur l’écran s’est bloquée, entre neige et mire, juste au moment du troisième meurtre, le temps de bien les laisser voir le cerveau jaillir de la boîte crânienne. « Putain » sonore qui sort d’entre ses lèvres fines, il devrait vraiment songer à racheter un écran, le cathodique n’est plus vraiment à l’ordre du jour depuis une bonne quinzaine d’années. Il se lève, flanque un coup de pied à l’arrière de la télévision, les orteils qui se ratatinent dans sa chaussette. Un deuxième quand il s’aperçoit que le premier n’a rien arrangé, la cassette est repartie mais les rayures brouillent toujours l’image, troisième pour vraiment dire qu’il a essayé. Ça fonctionne. Il tourne la tête vers Nova, sourire satisfait au coin des lèvres. « Plutôt pas mal, hein ? » Cinoche. Bien sûr qu’il sourit parce que ça va mal, parce que son cœur est en équilibre sur un fil trop aiguisé, parce qu’il y a Eoin qui est entré dans sa vie comme une comète et qui a soigneusement entrepris de tout bousculer, de tout bousiller, de tout embellir aussi. C’est un grand acteur, Casper, peut-être même le meilleur. Assez bon pour prétendre que tout va bien quand il est avec Nova, conscient qu’un rien pourrait les foutre en l’air. Un regard de trop, de moins. Une attention maladroite. Faire comme si de rien n’était, c’est mieux. C’est ce qu’il a toujours fait, avec elle, ignorer ses œillades soutenues, ses gestes tendres, faire comme s’il n’y avait rien, comme s’il était impossible qu’il se passe un jour quelque chose. Éviter de reproduire la catastrophe Juno, baiser et redevenir que dalle. Sauf que Nova et lui, ça n’a jamais été que dalle. Nova et lui c’est des nuits blanches à refaire le monde, des journées trop courtes à courir après la montre, des semaines de vacances à partager un bout de sac de couchage et une intimité qu’il ne connaît avec personne d’autre ou seulement avec ceux qui partagent son lit, se frottent nus contre lui. Nova et lui c’est du par cœur, du copié/collé, c’est la terre qui bouge sous les pieds mais le sentiment obsédant d’être exactement à sa place, de ne pas devoir bouger. Nova c’est sa vie et ça cogne un peu trop fort, un peu trop sourd, il se souvient d’Eoin, de son je crois que je suis gay et il se demande si ce n’est pas ça le problème aussi, pour lui. Il n’y a jamais pensé parce qu’il y a eu des femmes dans sa vie, parce qu’il y a eu Stella et sa grande gueule, Nur et sa sublime aura, parce qu’il y a eu des tonnes de paires de seins et de jambes vertigineuses mais que ça n’a jamais été probant, jamais été suffisant. Qu’il avait fallu attendre Eoin pour que son cœur batte différemment, s’emballe d’une nouvelle ferveur et peut-être qu’il est gay lui aussi, peut-être qu’il n’y a que les garçons pour vraiment le faire frémir, peut-être que c’est pour ça qu’il n’arrive pas à tomber amoureux de sa meilleure amie, à lui rendre le millième de ce qu’elle lui donne chaque jour. Faire comme si de rien n’était, c’est tout ce qu’il a, ouais. Revenir vers Nova, s’asseoir à côté d’elle. Attraper sa main et lier leurs doigts, comme de rien, leurs tatouages qui se confondent dans la presque obscurité de sa chambre à coucher. Et la tête de Casper qui vient s’appuyer doucement contre son épaule, parce qu’il n’a pas assez de volonté pour rester éloigné d’elle, leur imposer une distance feinte, prescrite, quelque chose qui ne serait pas voulu mais qui répondrait juste à un scénario écrit à toute vitesse pour sauver leur amitié, l’empêcher de se noyer sous les eaux vaseuses du désir. Pas l’énergie de la repousser parce qu’il est lâche, ou juste parce qu’il est crevé, éreinté de rompre le dos avec Eoin, d’éponger sa peine dès qu’il le voit, de boire sa tristesse comme un verre de grenadine. Finalement, il lâche sa main et se redresse, passe son bras autour de ses épaules pour l’attirer contre lui. Eux deux, jusqu’à la fin du monde.